
Sarathy Korwar, Kalak (The Leaf Label, 2022)
Qu’est-ce qui formate la musique qui nous arrive aux oreilles ? Comment est-elle orientée, modelée, limitée par des schémas de pensée aussi bien que par les outils techniques que cette même pensée a créés ? Voici les vastes questions que pose le quatrième album solo de l’Indo-Américain Sarathy Korwar, Kalak. Un disque au propos épais mais à la musique directement parlante, qui étend encore le travail voyageur de celui que l’on connaît autant comme batteur avec le groupe de jazz psychédélique Flock ou le saxophoniste et chanteur Alabaster DePlume qu’en auteur d’une œuvre atypique en solo. En 2019, son More Arriving était ainsi une balade sonore au plus près du terrain entre Londres et Mumbai, embarquant des rappeurs indiens dans un jazz enlevé qui filait aussi parfois vers un reggae démembré. Déjà, Sarathy Korwar y mettait en sons sa propre vie d’artiste né aux États-Unis avant de grandir en Inde puis de vivre à Londres comme musicien de session. C’est dans cette géographie mouvante que se situe plus que jamais Kalak, un disque qui utilise les outils du jazz occidental (saxophone, batterie) avec un mode de pensée et d’écriture ancré en Asie du Sud.
Ce n’est pas la première fois que Korwar se confronte au point de jonction de ces deux grandes plaques tectoniques de la musique : dans sa jeunesse de batteur, il a beaucoup travaillé sur la transposition des rythmes du tabla indien vers la batterie occidentale composée de fûts et de cymbales, et inversement. Dans Kalak, c’est aux rythmes finis du jazz et des autres musiques de l’Ouest qu’il s’attaque, en particulier à un aspect qui les limite : ces rythmes ont un début et une fin, ils sont pensés pour s’éteindre même si l’improvisation du jazz est venue troubler cette vérité depuis longtemps. Conséquence évidente, tout notre système de notation aussi bien que les logiciels de composition et de montage sonore sont orientés ainsi. Inversement, la musique indienne se connecte aux philosophies et aux religions asiatiques pour explorer « l’idée de cyclicité, de vie non hiérarchique et la façon dont le passé se connecte au futur », a expliqué Sarathy Korwar dans une interview récente. C’est aussi l’idée fondatrice du karma de l’hindouisme, où les actions d’une vie auront une influence dans une autre incarnation.

Dans la musique de Sarathy Korwar, tout est ainsi organisé en un cercle qui n’a pas réellement de début ni de fin, à commencer par l’album entier qui peut s’écouter en une boucle infinie qui se développe en rythmes divers, quelque part entre une fanfare d’écoliers indiens (Utopia Is A Colonial Project) et un minimalisme électronique qui renvoie facilement vers la techno minimale créée dans les années 1990 et 2000 par Robert Hood ou Ricardo Villalobos (Kal Means Yesterday And Tomorrow).