
Lucie Antunes, Carnaval (CryBaby/Infiné, 2023)
Ce n’est pas un album, c’est un pas de géante. On avait laissé la Perpignanaise Lucie Antunes, la trentaine en quête de sérénité, en percussionniste de l’extrême cherchant une forme de pop instrumentale dans son premier album Sergeï en 2019. On la retrouve aujourd’hui avec Carnaval, une procession rythmique impériale où elle trouve enfin totalement sa voie (autant que ses voix). Un album de studio mûrement pensé qui va se transformer en live furieux que l’on entrevoyait déjà la semaine dernière, au Centquatre de Paris, où elle lançait une machine qui ne demande plus qu’à laisser chauffer la vapeur. Comme à la maison dans ce lieu où elle a fabriqué Carnaval pendant plusieurs mois de résidence, entourée d’un groupe capable de lui répondre sur le difficile équilibre entre maîtrise technique et libération émotionnelle, Lucie Antunes a montré qu’elle était à l’heure de son propre dépassement. Le moment qu’elle a cherché toutes ces dernières années.
Née à Perpignan, flûtiste pendant sa petie enfance puis percussionniste, grandie à Marseille puis montée à Paris pour faire tous les conservatoires que sait empiler l’hyperstructure culturelle à la française, Lucie Antunes était programmée pour être une machine d’orchestre. « Une compétitrice folle », comme elle le disait en 2020, parfaite connaisseuse de Tchaïkovski comme de John Cage et Steve Reich, capable de tout jouer à la batterie aussi bien qu’au vibraphone ou sur tout ce qui se frappe avec un autre objet. Puis elle a osé autre chose, parce qu’elle fait partie d’une génération de l’après-Napster, ce moment de 1999 où la musique s’est déversée sur internet comme si on avait ouvert en grand les vannes d’un barrage qui jusque-là séparait les musiques les unes des autres. À commencer par le monde de la musique savante parce qu’écrite (classique, contemporain, le jazz en bonne partie), qui se voyait tenu à l’écart par une mauvaise fierté et une impossibilité d’avouer aimer autant Schubert que Jeff Mills. Le streaming et les réseaux sociaux sont passés par là et les années 2020 ont réglé cette scission artificielle pour autoriser les musiciennes et musiciens formés au conservatoire à franchir toutes les frontières qui leur chantent. Ce qui a fait monter d’un sérieux cran l’ambition de la grande sphère pop depuis deux décennies.
En France, toute une génération témoigne de ce changement d’ère et se tient tendrement les coudes : Jeanne Added, Léonie Pernet, Yuksek, Christophe Chassol… Soit l’entourage direct de Lucie Antunes.