Holly Herndon, Proto (4AD).
Holly Herndon est une musicienne américaine, une chanteuse, une scientifique, une théoricienne, une intello, une danseuse, une curieuse. Tout cela dans l’ordre que vous voulez, qui se mélange depuis ses premiers enregistrements publiés au tout début des années 2010 et jusqu’à Proto, nouvel album sorti en mai que l’on est toujours en train de digérer.
Ce n’est pas un disque facile, mais c’est un disque complètement pop, dans le sens où il recherche la mélodie et une certaine forme d’immédiateté pour tout le monde, quel que soit sa connaissance de la musique. Pourtant, c’est un disque à la conception complexe, qui a été enregistré avec une intelligence artificielle (IA) nommée « Spawn » – « progéniture » –, créée par Holly Herndon elle-même, accompagnée du musicien et codeur Mathew Dryhurst.
C’est essentiel, car Proto est ainsi un disque qui fait passer toutes ses chansons par le prisme de cette IA, qui modifie les voix pour leur faire atteindre des formes qu’un humain ne pourrait atteindre (Eternal) ou apprend à vocaliser avec un chœur (Evening Shades (Live Training)). Mais la démarche n’est jamais de livrer la musique à la technologie ni de se contenter des surprises sonores proposées par Spawn. Holly Herndon a trop étudié les figures de la musique assistée par les machines pour se limiter à espérer voir le génie sortir des processeurs. Elle est musicienne avant d’être programmatrice et sa thèse de musicologie portait sur l’utilisation de la voix dans la musique par ordinateur comme « élément constitutif d’une expérience incarnée ».
L’Américaine a également passé une partie de ses études à Berlin en pleine explosion techno, y développant un amour pour les rythmes électroniques très modernes, qu’elle tord pour en garder la pulsation immédiate tout en cherchant la surprise, une instabilité contrôlée. Dans Proto, elle est notamment aidée pour cela par une autre Américaine, Jlin, parmi ce qui se fait de mieux en ce moment en matière de beats aventureux.
Max Mathews et l’IBM 704, Daisy Bell (Cacophonic, 2013)
Dans les recherches qu’elle mène actuellement, Holly Herndon exploite les dernières avancées en matière d’intelligence artificielle mais aussi de synthèse vocale – c’est-à-dire de l’imitation de la voix par la pure informatique. Il est d’ailleurs difficile de discerner Spawn, l’IA douée d’un pouvoir de décision qu’elle a créée, des voix humaines qui s’entremêlent dans les chansons de l’album Proto. C’est un aboutissement créatif pour une technologie qui est largement née en 1961 dans un laboratoire des Bell Labs, la division recherche de l’opérateur téléphonique américain AT&T.
Ce n’était alors pas la première fois qu’on parvenait à dépasser l’échantillonnage d’une voix pour faire réellement chanter un circuit informatique – les premières réussites de la synthèse vocale datent de la fin des années 1930. Mais Max Mathews était autant violoniste qu’ingénieur, un vrai musicien au service des autres scientifiques avec qui il travaillait, notamment John Kelly. À la fin des années 1950, ils ont déjà mis au point des outils permettant de faire jouer des notes à un ordinateur, mais d’autres en font de même ailleurs dans le monde. La rupture de 1961 va plus loin.
Ce jour-là, grâce à la puissance d’un nouvel ordinateur d’IBM, le 704, Max Mathews peut enfin créer des harmonies et donner une voix chargée d’émotion à un programme informatique. Il choisit pour ce moment historique Daisy Bell, une ritournelle de 1892 plus connue sous le nom de Bicycle Built for Two. L’ordinateur commence par la mélodie nue mais très expressive, comme s’il chantonnait déjà, puis vient la voix, articulée et bizarrement habitée, qui ressemble davantage à celle d’un humain passée par un filtre déformant qu’à celle d’un robot. C’est d’ailleurs cette première interprétation informatique qui inspirera Arthur C. Clark et Stanley Kubrick pour 2001 : l’Odyssée de l’espace, où l’ordinateur de bord HAL 9000 s’éteint en chantant cette même Daisy Bell.
La musique par ordinateur, c’est la grande rupture apportée par l’oreille artistique de Max Mathews, mort en 2011 après avoir laissé de nombreux outils informatiques à ses successeurs et successeuses. Jusqu’à Holly Herndon, qui a, par exemple, largement utilisé le logiciel Max/MSP qui honore Mathews en prolongeant ses travaux sur la manipulation informatique des instruments. Notre musique actuelle doit beaucoup à celui qui a écrit dès 1963 qu’il n’y a « aucune limite théorique à l’exécution de sons musicaux par un ordinateur ».