Pendant dix ans, Fadila Nasri n’a vu sa sœur cadette, Odile, que « trois ou quatre fois ». Pendant dix ans, le mari de cette dernière l’a coupée de tous ses proches. « Il lui a imposé un isolement familial, économique, relationnel, il est allé jusqu’à contrôler ses pensées », décrit Fadila Nasri. À tel point qu’elle soupçonne que sa sœur est embrigadée dans une secte. « Parce que je ne savais pas qu’une telle emprise psychologique pouvait exister dans un couple », s’excuserait-elle presque aujourd’hui. À l’été 2020, Odile reprend timidement contact avec Fadila. Les sms et les appels se font « plus nombreux et plus normaux ». « Je me suis dit qu’elle sortait enfin d’un long tunnel, explique-t-elle. Et puis on l’a vue, fin décembre. Elle gardait la tête baissée, c’était un zombie. Elle nous a parlé de ses angoisses. Elle nous a dit qu’elle était épuisée et que le soir, elle devait “remonter le moral de [s]on mari”. » Le 1er janvier 2021, Odile Nasri se suicide. « Deux jours avant sa mort, elle continuait à le défendre, elle ne se rendait même plus compte de ce qu’il se passait alors que c’était son bourreau, décrit Fadila Nasri. Pour moi, c’est lui qui l’a poussée. C’était un suicide forcé. » Le 1er juin 2021, Fadila Nasri et ses frères portent plainte pour harcèlement par conjoint ayant conduit la victime à se suicider. Trois mois plus tard, une information judiciaire est ouverte. « Ce n’est pas un délit facile à prouver, mesure Fadila Nasri. Je ne sais pas où je vais, mais j’irai jusqu’au bout. »
Quand on dit qu’une femme meurt tous les trois jours, c’est donc faux. C’est trois femmes par jour qu’on tue, qu’on a voulu tuer, qui se suicident ou qui ont voulu se suicider.
Le harcèlement par conjoint ou ex ayant conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider est une infraction issue du Grenelle des violences conjugales de 2019, inscrite dans la loi depuis le 30 juillet 2020. Il est désormais puni de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Ce nouvel article 222-33-2-1 du Code pénal vise à incriminer l’une des faces cachées des féminicides : le suicide forcé. C’est-à-dire la situation où un partenaire, une femme dans l’immense majorité des cas, victime de violences conjugales et poussé à bout, ne voit d’autre issue pour s’en sortir que de mettre fin à ses jours. « On en rencontre régulièrement dans nos structures, et on voit bien la stratégie de l’agresseur qui les amène dans la durée à tenter de suicider, témoigne Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes, qui gère le 3919, la ligne d’écoute pour les violences faites aux femmes.