Ce samedi commence mal pour Zipora Makonibo. Son premier rendez-vous ne viendra pas. Après plusieurs appels téléphoniques, la femme qu’elle devait recevoir décroche enfin : elle est cas contact Covid et ne l’a appris que tard la veille. La conseillère de l’Agence locale de l’énergie et du climat-Maîtrisez votre énergie (Alec-MVE), qui assure une permanence mensuelle au rez-de-chaussée de la mairie de Montfermeil, en Seine-Saint-Denis, ne peut que lui proposer de reporter à décembre prochain. « Tout est plein d’ici là : avec les annonces des dernières semaines, ça se bouscule », explique Zipora Makonibo, qui reçoit également à Montreuil, Clichy-sous-Bois et Charenton-le-Pont. Début septembre, le plan de relance du gouvernement a annoncé l’élargissement de l’un des nombreux dispositifs d’aide à la rénovation énergétique, appelé « MaPrimeRénov’ », doté de deux milliards d’euros supplémentaires pour 2020 et 2021. Un niveau très largement insuffisant pour nombre d’experts de la transition écologique. La rénovation énergétique des logements, indispensable pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, est un serpent de mer. Depuis 2007 et le Grenelle de l’environnement sous Nicolas Sarkozy, chaque gouvernement affiche de grandes ambitions et accouche de souris.
Du côté du réchauffement global comme de la justice sociale, il y a pourtant urgence. Et c’est tout l’objet de cette obsession qui se penche sur les manières de conjuguer, ou non, « fin du monde » et « fin du mois » (lire l’épisode 1, « Lentille sociale, tu perds ton sang-froid »). Le bâtiment représente en effet près d’un cinquième des émissions de gaz à effet de serre nationales. La moitié concerne les logements, comme le soulignait récemment encore le Haut conseil pour le climat, qui rappelle avec force que la France n’est toujours pas sur la bonne trajectoire pour atteindre la neutralité carbone en 2050. À cette échéance, la loi de transition énergétique de 2015 prévoit que le pays disposera d’un parc immobilier d’un niveau « basse consommation ». Mais comme on construit peu de logements neufs en France
Des gens qui ont froid chez eux, l’Alec-MVE en connaît beaucoup. L’association spécialisée dans l’accompagnement à la transition écologique dispense gratuitement conseils et suivi aux administrés de 35 communes de l’Est parisien. Ils sont orientés vers les permanences de l’agence par une annonce dans le journal municipal ou par un travailleur social qui a repéré leurs difficultés à payer les factures de gaz ou d’électricité. Changer une chaudière, un radiateur ou une ventilation relève pour eux à la fois de la nécessité impérieuse et de la gageure financière. Depuis le début de la crise sanitaire, l’Alec-MVE propose parfois des rendez-vous en « visio ». Mais rien ne remplace un entretien en face à face, une « première consultation », comme on dirait de son baptême chez un psy. De fait, il y a un peu de ça lors des permanences. « Il faut d’abord les écouter et les rassurer, explique Zipora Makonibo. Ils ont des moyens parfois très limités, peur de se faire arnaquer ou de commencer des travaux qui ne seront pas efficaces. C’est un risque qui engage le peu qu’ils ont. »

C’est le cas de Fatiha Berrais qui s’assied, accompagnée de la conseillère en économie sociale familiale du département qui l’épaule dans ses démarches, dans cette petite pièce de la mairie de Montfermeil où s’entassent ramettes de papier et caisses d’enveloppes vierges. À 72 ans, Fatiha Berrais ne sait plus par quel bout de chandelle prendre ses problèmes de chauffage. Son pavillon est grand, « un sous-sol, trois pièces au rez-de-chaussée et quatre à l’étage », détaille-t-elle. De Montfermeil, la France connaît la cité des Bosquets, théâtre des émeutes de 2005, remise sous le feu des projecteurs par le film Les Misérables ; la ville compte pourtant 7 000 maisons individuelles sur 10 000 logements. Dans ces petits pavillons de banlieue, angle mort des politiques publiques, la pauvreté fait également son nid. Ainsi, chez Fatiha Berrais, les radiateurs sont abîmés, à moins que ce ne soit la chaudière, elle ne sait pas vraiment ce qui dysfonctionne. Ce qui est certain, c’est qu’elle a froid, que son intérieur empeste l’humidité et que son modeste budget n’y suffit plus. Quand elle a acheté sa maison, qui date des années 1950, il y a vingt ans, les choses étaient bien différentes. « Je travaillais, j’avais mon compagnon et mes cinq enfants, on était nombreux, on avait chaud », se rappelle-t-elle. Aujourd’hui retraitée, séparée et ses enfants partis, elle n’y arrive plus. « Une fois payé l’eau, l’électricité, le gaz, les assurances de la maison et de la voiture, il me reste 8 euros par jour. Du coup, je ne chauffe plus, ça ne sert à rien, je vais me doucher chez mes enfants qui payent aussi mes courses. Et je m’arrange pour partir pendant les mois froids. »
Quand son chauffe-eau a rendu l’âme il y a un an, Thamara Barbera, qui a pris le dernier rendez-vous de l’Alec-MVE de la matinée, a déployé des stratégies similaires en allant prendre ses douches chez une amie voisine. Et puis, au mois de mars, une fois tout le monde bouclé chez soi pour cause de Covid, elle a fait bouillir des casseroles d’eau sur la gazinière de son petit pavillon de 77 mètres carrés où « il fait froid même en été ». Chez elle, en ce début d’automne frisquet, le sol est déjà « glacé ». « Heureusement que j’ai mes chats », glisse cette femme coquette de 48 ans, une lueur mi-joyeuse mi-inquiète dans ses yeux bleu-gris. Sa maison, qui date de 1924, achetée en couple il y a vingt ans et où elle a eu quatre enfants, n’a jamais été isolée, ni au sol, ni au plafond. C’est sa faiblesse originelle, elle le sait bien. Mais comment faire aujourd’hui qu’elle est séparée et que ses revenus se limitent au RSA ? Son père est prêt à l’aider financièrement pour la sortir de ce frigo. « Mais les banques ne veulent prêter de l’argent que si on refait toute la toiture d’abord ! », précise-t-elle en sortant un devis de plus de 20 000 euros d’un grand sac en plastique où s’entassent des avis de non-imposition, des relevés EDF et une foule de papiers administratifs.
À Montfermeil, un quart des 26 000 habitants vit sous le seuil de pauvreté. À la suite des émeutes de 2005, les Bosquets ont été détruits puis reconstruits dans le cadre de l’un des plus emblématiques programmes hexagonaux de rénovation urbaine. Mais la ville est désormais confronté au phénomène grandissant de la division pavillonnaire. Incapable de faire face à leur propre précarité, des propriétaires sous-louent, dans des conditions la plupart du temps incontrôlées, une pièce, un comble, un abri de jardin… et vendent parfois à prix bradé le pavillon devenu masure à des marchands de sommeil professionnels. Dans la commune, cela représente même 38 % de l’offre de nouveaux logements. « Les gens se resolvabilisent de cette manière, déplore Xavier Lemoine, le maire de Montfermeil (sans étiquette, après avoir longtemps été au Parti chrétien-démocrate) et vice-président de la métropole du Grand Paris. Le pavillonnaire était autrefois considéré comme la partie solide de nos villes, or nous sommes aujourd’hui confrontés à une mutation accélérée, c’est diffus, difficilement quantifiable et pas très visible : tout ce que l’État n’aime pas ! Et on va être pris de court si on ne trouve pas les bons outils pour lutter contre cela. »

Il y a deux ans, l’édile a fait appel à l’institut négaWatt pour produire un rapport dont la conclusion est sans appel : en matière de rénovation performante, la politique française des « petits pas » est vouée à l’échec, malgré l’argent public dépensé. « La pratique actuelle, c’est le saupoudrage : les gens se lancent pour changer une fenêtre ou une chaudière et, au final, ça ne sert pas à grand-chose. Aujourd’hui, le discours politique parle de “rénovation complète et performante”, c’est très positif, mais dans les faits, au niveau administratif, il n’y a pas de mécanisme financier adapté, c’est encore l’ancien monde », analyse Vincent Legrand. Il existe en effet plus de quinze dispositifs d’aides nationaux pour les travaux de rénovation énergétique, qui coûtent environ 4,5 milliards d’euros chaque année à l’État… mais aussi plusieurs milliers de dispositifs locaux. Ceux-ci émanent de la région, du département, de la commune, selon la situation du ménage, son niveau de revenu, l’ambition de ses travaux, avec la possibilité de les cumuler ou non selon les cas de figure. En revanche, il n’y a presque personne pour guider les propriétaires perdus. « Si vous n’avez pas fait HEC, l’ENA et Polytechnique, c’est impossible de vous y retrouver, grince Xavier Lemoine. Résultat, les habitants sont harcelés à longueur de temps par des démarches commerciales agressives qui leur font miroiter des économies phénoménales. Ils n’ont plus du tout confiance et sont à cran sur ces questions-là. »
Ils m’appellent pour l’isolation à un euro, par l’extérieur, par l’intérieur, ou pour les radiateurs, ne se déplacent pas et me demandent juste mon avis d’imposition…
Fatiha Berrais, par exemple, en a ras le bol de résister à ces assauts répétés. « Ils m’appellent pour l’isolation à un euro, par l’extérieur, par l’intérieur, ou pour les radiateurs, ne se déplacent pas et me demandent juste mon avis d’imposition. Mais moi, je n’ai pas les moyens de tout ça. Ce que je veux, c’est que quelqu’un vienne chez moi et me dise ce qui va et ce qui ne va pas. Et la banque, est-ce qu’elle me fera un emprunt ? Parce que j’ai plus de 60 ans, moi… », soupire-t-elle. En une petite heure de rendez-vous, Zipora Makonibo essaye patiemment de donner quelques éléments de réponse, en particulier d’insuffler l’idée de faire les travaux dans le bon ordre. « Pour l’instant, même si vous changez de chaudière, vous chaufferez le jardin, explique-t-elle. Si vous isolez, vous pourrez chauffer moins pour un meilleur confort. » La conseillère départementale qui accompagne Fatiha Berrais s’accroche également. « C’est quoi le lien entre le Pass’Réno et MaPrimeRénov’ ? Parce que moi, j’ai besoin d’y voir clair pour pouvoir expliquer ! » Si elle a encouragé cette habitante à venir ce matin, c’est parce qu’elle a repéré dans le magazine municipal l’existence d’un programme, accompagné du début à la fin et accessible aux gens modestes.
C’est en effet l’idée qui a germé à Montfermeil, à la suite du rapport de négaWatt : devenir la ville pilote d’un « parcours de rénovation énergétique performante du pavillonnaire » qui donne l’élan pour s’engager dans des travaux globaux sans craindre d’y laisser sa dernière chemise. Il s’appuie sur un modèle qui a fait ses preuves. Lancé de manière expérimentale en 2012, le dispositif proposé par l’entreprise sociale et solidaire Dorémi

À Foucherolles, dans le Loiret, c’est ce qui va permettre à Patrick Sauviat de s’installer ces prochaines semaines dans un ancien corps de ferme, acheté en 2016 pour se reloger à la suite d’une séparation. Il l’a payé peu cher, 64 000 euros sur Le Bon Coin pour 100 mètres carrés et un très grand terrain. Et pour cause : une seule pièce était habitable. « Mais il y avait tellement de salpêtre sur les murs qu’on aurait pu y faire pousser des plantes vertes », se rappelle-t-il. Très bon bricoleur, Patrick Sauviat vit depuis deux ans dans le garage équipé d’un poêle et dans lequel un abri de jardin lui sert de chambre. « J’aurais pu faire les travaux de la maison moi-même, note-t-il, mais je voulais aller vite et obtenir une maison qui consomme le moins possible. » En deux ans, cinq corps de métier se sont relayés pour isoler de fond en comble la vieille bâtisse en brique, gagner de la place sur le grenier, installer une pompe à chaleur, raccorder les tuyauteries, changer les portes et les fenêtres, assurer l’étanchéité de l’ensemble. Il lui faudra une année pour savoir si ses factures sont aussi basses qu’espéré, mais son œil de pro lui dit que oui. Tout jeune retraité du bâtiment, à 61 ans, Patrick Sauviat touche 1 300 euros de pension. Avec l’aide de Dorémi, il a rempli tous les dossiers pour bénéficier de 40 000 euros d’aides et s’est endetté « jusqu’à ses 80 ans » pour compléter les sommes à engager. Il rembourse désormais 500 euros de crédit pour la maison et 175 euros d’écoprêt à taux zéro. « Je ne regrette pas. J’ai des enfants et un petit-fils, ils auront au moins une maison qui ne sera pas un cadeau empoisonné, explique-t-il, sans nier que la dimension écologique n’était pas au cœur de ses préoccupations. Je voulais un cocon économe, c’est fait. Après, si c’est écolo, pourquoi pas ? »
À Valence, Edwige Flour, 42 ans, très sensible, elle, aux questions environnementales, pensait ce rêve impossible. À cinq personnes sur son seul salaire de 2 000 euros d’enseignante, comment avancer les sommes nécessaires pour la rénovation globale d’un pavillon des années 1960 tout juste acquis ? Grâce aux mêmes mécanismes que ceux dont a bénéficié Patrick Sauviat, elle habite désormais avec ses trois enfants et son compagnon dans « une bulle » où il fait bon. Elle rembourse le crédit de sa maison, l’assurance et l’écoprêt, soit 800 euros mensuels. Et vient de payer sa première facture de gaz et d’électricité : 77 euros. Mais la route fut longue. « C’est un casse-tête administratif, ça demande une patience incroyable. Si on n’a pas quelqu’un sur qui s’appuyer, c’est trop dur pour le moral », explique-t-elle.
Le dispositif Dorémi a permis de rénover une centaine de maisons et s’étend aujourd’hui sur une cinquantaine de territoires. Or, pour rester dans les clous des engagements climatiques, il faudrait rénover sur ce mode 250 000 passoires énergétiques par an pendant les trois prochaines décennies. C’est pour tenter d’accélérer les choses qu’a été pensé le nouveau programme de Montfermeil. « Si un maire montre une volonté forte et s’engage pour 40 à 50 rénovations par an, c’est un appel d’air pour les artisans locaux, qui savent qu’ils pourront pérenniser leur entreprise », abonde Florence Presson, adjointe au maire de Sceaux