Dans le TER qui le ramène dans sa circonscription d’Amiens, ce jeudi de janvier, François Ruffin est seul. Le député peaufine un texte sur son ordinateur. Alors que la neige et des avaries retardent l’arrivée de près de trois heures, seules deux passagères viennent lui glisser un mot. En pareilles circonstances, on aurait imaginé le parlementaire assailli, forcé de transformer le calvaire ferroviaire en AG tant il opère depuis plus de vingt ans comme une éponge à doléances. Il le fera quatre jours plus tard. « Train à l’arrêt depuis deux heures en gare de Clermont, publie-t-il un matin sur Telegram. Permanence parlementaire installée dans le wagon. »
Ces dernières années, dans les médias comme à l’Assemblée, François Ruffin a pris l’habitude de convoquer Peggy et Laurelyne, Alain et Loïc, Corinne et d’autres. Des citoyens rencontrés sur le terrain dont il narre les galères et porte les colères comme Jésus sa croix. Ils sont le terreau de sa pratique politique : les « vraies gens » plutôt que les chiffres d’un tableau Excel, des récits de vie plutôt que des préconisations de cabinets de conseil. Cela lui réussit. Les instituts de sondage « testent » sa popularité en vue de la prochaine présidentielle. Au sein d’une gauche divisée qui s’est longtemps détournée du social, le député apparenté La France insoumise, 48 ans, apparaît plus apprécié que jamais. Consensuel même, rassembleur. Aux Jours, on ne lit pas dans les boules de cristal. 2027 est encore loin. Mais la mue du Picard, à la fois journaliste intransigeant, aiguillon des luttes et politique aux ambitions nationales, avec sa cohérence et ses paradoxes, intrigue assez pour justifier un portrait.
Neige oblige, l’entretien débute dans un train immobilisé entre l’Oise et la Somme. François Ruffin contrôle sa parole, demandant d’emblée à relire ses propos qui figureront dans l’article. Insolite, venant d’un ex-reporter irrévérent et roublard qui n’octroyait pas ce privilège à ses sources… Face à cette contradiction, lui plaide le changement de stature, ainsi qu’un caractère intranquille. L’élu précise plusieurs fois des propos tenus une heure plus tôt, mais ne les corrige finalement qu’à la marge par écrit, sur les quelques sujets où il se sait le moins à l’aise. Conscient de sa marge de progression dans certains domaines, François Ruffin revendique d’ailleurs, chose rare en politique, le droit à la formation continue. « Plein de gens me disent : “Surtout ne changez pas”, mais moi j’espère, au contraire, promet-il. Je pense que l’homme de 1999 a déjà changé et j’espère continuer. »
Partons donc de 1999. Cette année-là, le diplômé en lettres modernes, 24 ans, fait tirer le premier Fakir, un journal associatif, local et engagé. Son « bébé », dont il conservera la garde jusqu’en 2022, ambitionne d’abord de dézinguer le Journal des Amiénois, la feuille de chou de la mairie. Avec ses enquêtes sociales, le canard veut porter la plume dans les plaies de la ville, donner la parole « aux anonymes, à ceux, ouvriers, employés, stagiaires, etc., qui, dominés dans l’existence, sont ignorés dans les médias ». « Fakir n’est lié à aucun parti, aucun syndicat, aucune institution, prévient le titre. Il est fâché avec tout le monde, ou presque. »
La maxime sied à son fondateur. De gauche « depuis le CP », François Ruffin nourrit une méfiance précoce envers les organisations politiques. En 1995, il vote Lionel Jospin « sans hésiter », mais une « fracture » l’éloigne du PS. « La liste est longue de ce qu’ont produit dans ma région les politiques menées par la gauche, notamment l’élargissement européen », justifie-t-il. L’extrême gauche ? Trop dans « l’hyperthéorisation » et un « entre-soi » qu’il fuit comme la peste. Il s’en démarque aussi par son protectionnisme. « J’ai considéré dès les premières délocalisations qu’il fallait une taxe aux frontières, des barrières douanières, des quotas d’importation… Bref, une régulation du libre-échange. Et au nom de l’internationalisme ouvrier, c’était presque perçu comme rouge-brun. » Il a de la sympathie pour le communisme et son histoire, mais tout autant pour ses dissidents, du résistant français Maurice Kriegel-Valrimont à l’écrivain hongrois Arthur Koestler. Comme journaliste, il conserve ses distances avec les syndicats, les associations, tous ces intermédiaires, fussent-ils de gauche, susceptibles de s’interposer entre lui et la parole des premiers concernés.
Fâché, le Ruffin de l’aube du XXIe siècle l’est enfin avec lui-même. Il a mal vécu sa scolarité à La Providence, groupe privé de l’élite amiénoise où Emmanuel Macron étudie à la même époque. Dans cet « apartheid de l’argent », il se trouve quand même une boussole : la lutte des classes. « Traînant la boue de mes aïeux, sinon à mes bottes, du moins dans mes grossières manières, traité de “plouc”, “péquenot”, “bouseux”, et pire, fier de l’être, le revendiquant […] dès mon entrée au collège, j’étais en révolte contre
Des automatismes qui tiennent lieu d’écriture du vide […], des réflexes qui remplacent toute réflexion, l’obéissance comme première qualité professionnelle, jusqu’à obtenir de bons petits soldats : voilà l’enseignement distillé dans cette école d’excellence.
Avant Fakir, le salut lui vient de l’étranger. L’été 1998, alors que la Russie de Boris Eltsine se rue vers l’ultralibéralisme, un copain biélorusse embarque François Ruffin pour un périple dans son pays, toujours aussi fermé. Le pote lui présente sa grand-mère kolkhozienne, un syndicaliste, un ex-ministre… Sans objectif précis, le pas-encore-reporter noircit des carnets de notes et développe, déjà, un « rapport obsessionnel » à son sujet. Au retour, le journalisme apparaît comme un débouché. Puis, le jeune Ruffin travaille un an comme lecteur dans une université américaine. Pour la première fois, se souvient-il, « je suis payé, j’ai un statut, je fais mon show dans la classe, car il y a du comédien timide en moi. Je reviens avec un début de confiance en moi et je lance Fakir ». À la tête de son média, il « passe du pessimisme de la lucidité à l’optimisme de la volonté, ou au moins conjugue les deux ».
François Ruffin intègre dans la foulée le Centre de formation des journalistes (CFJ), une école privée à Paris. Déjà, il sort du lot. « Quand on allait boire des coups, lui courrait gare du Nord reprendre son train pour Amiens, relève Christophe Chohin, rédacteur en chef adjoint à France 3, issu de la même promo. Alors qu’on pouvait profiter de la vie après les cours, lui avait son canard à sortir. C’était un bosseur. » Le CFJ est alors l’un des établissements les plus cotés de la profession. Celui d’une certaine élite, une fois de plus, et de nouveau, Ruffin le quitte fâché. Transformant sa scolarité en terrain d’enquête, il publie à la sortie Les Petits Soldats du journalisme (Les Arènes, 2003), qui rhabille profs et camarades pour l’hiver. « Des automatismes qui tiennent lieu d’écriture du vide […], des réflexes qui remplacent toute réflexion, l’obéissance comme première qualité professionnelle, jusqu’à obtenir de bons petits soldats : voilà l’enseignement distillé dans cette école d’excellence », conclut-il. Des étudiants adhèrent à ses critiques. D’autres s’estiment piégés de n’avoir pu s’exprimer lors d’interviews en bonne et due forme, trahis par la méthode à charge de l’infiltré.
L’ouvrage lui ouvre les portes des médias de critique sociale. À la sortie du CFJ, tout en pérennisant Fakir à l’aide d’un emploi jeune, François Ruffin trouve une famille au Monde diplomatique. Puis chez Là-bas si j’y suis, l’émission de France Inter à l’écoute des luttes. Une ex-collègue dépeint un garçon « drôle, sympa, très accessible, avec une rapidité de travail prodigieuse ». Un « bosseur acharné », toujours, au mode de vie « presque puritain ». Son énergie semble « dirigée vers une unique mission », reprend-elle : « mettre au jour dans ses reportages le démantèlement de l’industrie française pour le profit de quelques-uns, avec la complicité des politiques et au détriment des ouvriers ». Amiens façonne sa ligne, tant le territoire est un laboratoire du libéralisme dérégulé. Jusque dans les années 1970, le textile faisait vivre le Val de Nièvre, entre Amiens et Abbeville, mais les délocalisations ont réduit à l’état de friches les usines jadis prospères. Tous les secteurs ont fini par y passer. En 2001, le groupe Honeywell est l’un des premiers à partir. S’ensuivent les climatiseurs Magneti Marelli, les chips Flodor, les pneus Goodyear, les lave-linges Whirlpool…
Autant il est d’une empathie et d’une écoute totales avec les personnes qui lui racontent leurs difficultés, autant il peut être taiseux, faiblard sur les relations sociales, […] surtout, peut-être, avec des gens issus de milieux sociaux un peu supérieurs.
François Ruffin tend son micro aux vies brisées par ces décisions. « Même si on gagnait le smic, on aimait bien ce qu’on faisait et lui le comprenait », estime Marie-Hélène Bourlard. L’ancienne déléguée CGT d’ECCE, un sous-traitant de LVMH, y a travaillé trente-six ans comme presseuse. Elle rencontre le reporter vers 2005, alors que sa boîte a déjà connu un plan social. « Il revenait souvent faire des petits reportages, il était chez lui à l’usine, relate-t-elle. Il a le contact facile parce qu’il pose des questions simples sur ce qu’on vit et qu’il sait écouter. » Celles et ceux auxquels il prête l’oreille louent cette qualité. « François a ce truc de réussir à redonner de la dignité aux gens par l’écoute », abonde Damien Maudet, un ancien collaborateur à l’Assemblée, élu député LFI de Haute-Vienne en 2022.
Sa sollicitude, François Ruffin l’attribue à sa propre expérience du mal-être. « J’ai connu des années durant la médiocrité, la nullité, le sentiment de n’être rien et de ne rien valoir, des années de dépression, de dépréciation, une merde, juste une merde, et l’envie d’en finir. Je connais ça encore, à l’occasion, des failles, des rechutes. J’en tire une force, de toutes ces faiblesses : l’empathie », écrit-il en 2019 dans Ce pays que tu ne connais pas. En échange, ses interlocuteurs l’aident à tenir à distance sa mélancolie. « Les deux choses qui m’ont sauvé dans la vie, ce sont les livres et les gens », résume-t-il aujourd’hui.
Plus tard, des membres de son entourage militant lui découvriront un visage parfois moins chaleureux que sa figure publique. « À l’époque, il était très exigeant, avec une énergie impressionnante, voire écrasante, observe Johanna Silva, qui fut le bras droit de tous ses combats entre 2013 et 2018. Il avait parfois du mal à comprendre que l’on puisse avoir autre chose à faire que lutter avec Fakir. Il a toujours beaucoup valorisé mon travail, m’accordant une très grande confiance, mais j’ai sans cesse dû chercher comment briser la carapace dans laquelle il se refermait régulièrement. » Un ancien de son équipe à l’Assemblée le relève quelques années après, l’attribuant à « sa réserve qui ressort quand il n’a pas besoin d’incarner un personnage ». « Autant il est d’une empathie et d’une écoute totales avec les personnes qui lui racontent leurs difficultés, autant il peut être taiseux, faiblard sur les relations sociales, difficile à appréhender dans le privé, surtout, peut-être, avec des gens issus de milieux sociaux un peu supérieurs. »
L’Amiénois, qui reproche à la gauche d’avoir renoncé à penser la société au prisme des classes sociales, les voit partout, et entretient un rapport ambigu avec la sienne. « Il n’a pas aimé que je dise un jour de lui qu’il est un bourgeois contrarié », sourit le député du Loiret Richard Ramos, que Ruffin appelle son « ami du Modem ». Au CFJ déjà, l’étudiant reprochait à ses camarades, majoritairement privilégiés, de n’être mus par aucune colère, aucun combat, faute d’avoir jamais ressenti l’injustice. Même chez Là-bas si j’y suis, tout en admettant être fait du même bois, il ne peut s’empêcher d’égratigner ses collègues « petits bourgeois », « jeunes intellos », que « la vie n’avait pas trop brutalisés », comme il l’écrit dans Fakir en 2013.
Cette année-là, l’émission que François Ruffin a quittée un an plus tôt traverse une crise. Une enquête publiée par Article 11, média disparu depuis, accuse le présentateur Daniel Mermet de « techniques de management dignes du patronat néolibéral le plus décomplexé », en phase avec des alertes syndicales. Les témoignages de salariés rincés, sous-payés, mis en concurrence, secouent les aficionados de l’émission tant ils sont aux antipodes de ses valeurs. Dans une réponse fleuve, Ruffin défend le boss : un piètre manager, d’accord, mais un maître génial et rabelaisien, dont les excès ne sauraient entacher l’œuvre, les moyens éclipser la fin. Quitte à se voir reprocher une critique du pouvoir, de la domination et de la précarité à géométrie variable. « Faut-il que ta mégalomanie ait enflé au-delà de toute proportion pour que tu ne remarques pas à quel point ta prose dégouline de morgue narcissique et de violence sociale », lui rétorque l’auteur de l’article, le journaliste Olivier Cyran.
Car, dans ce texte comme souvent dans ses écrits, Ruffin parle beaucoup de lui. Le porte-parole des sans-voix veut faire entendre la sienne. Dans Fakir, d’abord, qui reste son entreprise personnelle. Par son charisme, le rédac chef entraîne avec lui une armée de bénévoles, puis des salariés, mais écrit ou réécrit la quasi intégralité des papiers. « Même si pour moi, il avait un vrai sens du collectif et n’imposait rien contre le reste du monde, François, à Fakir, c’était le grand chef, presque le gourou, note Johanna Silva. Lui-même le disait et se moquait volontiers de cette position, ce qui l’adoucissait, tout en empêchant peut-être aussi de remettre en cause ce fonctionnement. »
Au fil des ans, le reporter multiplie par ailleurs les essais chez divers éditeurs : sur les classes sociales, le protectionnisme, la dette, le foot… Sa réserve cohabite sans mal avec un ego certain, sa timidité ne l’empêche pas d’incarner ses combats. D’autant que pour représenter Peggy, Martine, Christophe et les autres, témoigner ne suffit plus. Et pour ça, c’est François qui va décrocher le premier rôle.