De l’île d’Hœdic (Morbihan)
La voiturette de Jojo la Fusée pourrait presque rallier La Trinquette toute seule. Trois minutes suffisent au petit déambulateur électrique, limité à 6 km/h, pour guider son propriétaire jusqu’au bar des anciens marins, sur les hauteurs du port d’Hœdic. Identifiable deux fois par jour, à midi et sur les coups de 20 heures, le bolide rouge et noir est garé à l’entrée de la terrasse. Ce samedi 10 juin, en soirée, Jojo a le droit à une haie d’honneur. « J’ai dû serrer 25 paluches », s’amuse-t-il une fois dans la petite maison, dont les murs jaunes nous ramènent directement dans les années 1980. Les habitués ont leur chaise attitrée, où sont déjà disposés les journaux de chacun, Le Télégramme ou Ouest-France, c’est selon. Le prix du rosé et du muscadet défie toute concurrence : 2,20 euros l’unité, moitié moins que dans les autres cafés de l’île.
Ce jour-là, il est surtout question des coupures d’eau potable. Minuscule caillou de 800 mètres de large pour 2 500 de long au large des côtes du Morbihan, Hœdic, comme toutes les îles du Ponant, connaît les pénuries. Mais les anciens marins en ont vu d’autres. À l’orée de la saison estivale, quand l’îlot aux 97 habitants accueille près de 3 000 touristes par jour, il est surtout question de l’apéro.
Jojo la Fusée est toujours vêtu de son t-shirt à l’effigie du festival Les Insulaires, un événement musical itinérant qui se déplace, l’été, dans chacune des îles du Ponant. La petite terrasse de La Trinquette double de volume au fil de la soirée. Attirés par le son des guitares, quelques campeurs intrigués viennent s’attabler. Un bruit commence à circuler : il y aurait une sorte d’after prévu à quelques centaines de mètres du bar. Une fête « pour les jeunes », connue sous le nom de « Gadu ». Il suffit de tendre l’oreille pour en esquisser les contours : un feu de camp dans une petite crique isolée, de l’alcool à volonté, une grosse enceinte, et la voie lactée en guise de boule à facettes.
Sur Hœdic, l’existence de ce feu de joie n’est un secret pour personne. Ce qui est nouveau, par contre, c’est sa fréquentation, qui semble grimper de manière exponentielle. Longtemps ignorée des moteurs de recherche, la plage du Gaduer, le lieu du brasier, est désormais qualifiée d’« attraction touristique » par Google Maps depuis le printemps. « Il y a toute une nouvelle génération, qui ne vient pas forcément de l’île », observe Jojo la Fusée. Si bien qu’aujourd’hui, les anciens marins ne savent plus vraiment ce qu’il s’y passe, ou avouent être en décalage. Jojo, qui ne va jamais sur place, s’est pourtant fait sa propre idée sur le Gadu : « Ils mettent du gin, de la vodka et plein de trucs et à la fin, ça explose dans les veines ! » L’un de ses copains, un demi de bière à la main, s’emporte : « Aujourd’hui, les jeunes viennent juste sur Hœdic pour se mettre une murge, et ils repartent le lendemain matin dans le premier bateau, à 7 h 20. » Son verre lui glisse des doigts et se brise au sol. « Tu vois dans quel état ça me met ? » Ce sera sa dernière consommation.
Le feu de joie apporte son lot de mauvaises fumées. Des tapages nocturnes à répétition, sur la plage du Gaduer mais aussi dans les rues et au camping municipal ; des intrusions chez les riverains avec (au moins), nous signale-t-on, une vitre cassée… Surtout, cette surfréquentation dans une si petite crique (15 mètres par 20) inquiète pour la sécurité des participants. Sous l’effet de l’alcool, et parfois de stupéfiants, le Gadu a déjà été le théâtre de quelques accidents. Un hélicoptère de la Sécurité civile a même dû se poser sur l’île, racontait Le Télégramme il y a dix ans, pour « porter secours à un jeune homme tombé dans les rochers ». Samuel Kergal, chef du centre de secours d’Hœdic, dresse la liste de ses interventions : « On a déjà eu des bras cassés, des personnes qui ont chuté dans les flammes, des situations dangereuses à cause de la marée montante. » Le feu en lui-même n’inquiète pas outre mesure le pompier. « De là où il est, il ne peut pas se propager », assure-t-il.
Au début des années 2000, impossible d’imaginer un tourisme éclair autour du Gadu. Venir à Hœdic le temps d’une soirée et repartir le lendemain matin à l’aube dans le premier bateau était simplement inenvisageable. Avec son île sœur, Houat (située cinq kilomètres plus à l’ouest), le rocher a longtemps été coupé du reste du monde. « Avant, pour venir, il fallait vraiment le vouloir. Jusqu’au début des années 2010, il n’y avait qu’un bateau par jour, et pas forcément tous les jours », se remémore, le ton rieur, un résident secondaire qui effectue la traversée depuis soixante ans. Le port de Quiberon ne s’est rapproché qu’en février 2010, avec la mise à l’eau du Melvan, navette d’une capacité de 234 places qui avale les 18 kilomètres de traversée en 1 h 15 seulement, deux fois par jour minimum.
Les crabes mangeaient les morts, donc on ne vendait plus de crabes.
Avant que la nouvelle embarcation ne rompe cet isolement, la fête sur l’île était réservée aux pêcheurs hœdicais et aux extrêmes initiés. C’était, en quelque sorte, leur échappatoire après être rentrés de mer. Et même à la retraite, les anciens n’ont jamais perdu leurs habitudes dans leur bonne vieille Trinquette. « Ici, la vie était dure », se remémore Marc Allanic, maire d’Hœdic entre 1989 et 1996, bien habillé du haut de ses 84 ans : doudoune sans manche, jean parfaitement taillé et petits sabots en bois. Parmi les affres du passé, l’ancien maire cite une famine dans les années 1930, qui avait fait fuir ses parents vers La Turballe (Loire-Atlantique). À l’origine de cette sévère disette, le naufrage du Saint-Philibert, le 14 juin 1931, au large des côtes de Loire-Atlantique, qui avait entraîné la disparition de ses 400 passagers. Dans les ports de la baie de Quiberon, une psychose s’était développée. « Les crabes mangeaient les morts, donc on ne vendait plus de crabes », glisse le doyen de l’île.
Revenu sur Hœdic en 1946, à 7 ans, Marc Allanic a été témoin de l’arrivée tardive de l’électricité, dont chacun se rappelle la date précise : le 4 novembre 1963. En plein âge d’or de la pêche, à l’époque où ce bout de terre ne vivait en aucun cas du tourisme. « On n’a jamais rien fait pour attirer les vacanciers, poursuit l’ancien maire. L’hiver, les nuits étaient longues, et à part la fête, on n’avait rien à faire. Donc c’est devenu l’île de la fête. » Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard s’il est devenu un intime de Jojo la Fusée. Ensemble, ils ont fait le tour du monde et développé un dérivé de patois breton qu’eux seuls comprennent. Et réchauffé, aussi, les longues soirées d’hiver
« Mais on ne faisait pas comme les jeunes d’aujourd’hui », coupe Jojo. Fan absolu de Johnny Hallyday, dont il dit avoir appris les textes par cœur pour les chanter devant ses copains, l’ancien marin de 71 ans a enflammé tous les bars d’Hœdic. L’histoire des fêtes sur son île, il la connaît sur le bout des doigts. « Quand j’avais 14 ans, on allait dans l’ancien fort, mais c’était trop dangereux », lance-t-il, en référence aux profondes douves qui enserrent l’édifice, bâti en 1853 pour défendre les côtes des velléités anglaises. Au début des années 1970, une salle a été construite spécialement pour accueillir des bals plus réglementés. Les jeunes qui voulaient poursuivre la soirée se donnaient ensuite rendez-vous sur les plages, au son des guitares. C’est ainsi qu’est apparu le Gadu. Pas forcément organisé dans la crique actuelle, elle aussi jugée déjà « trop dangereuse » à l’époque, précise Jojo la Fusée. L’ancien marin indique n’être allé que « deux ou trois fois » sur le site actuel.
Je crois que c’est par là. Après, il faut tourner à droite, et on arrive sur la plage.
Avec l’inauguration du port l’Argol en 1974, puis l’ouverture d’un premier camping au sud du rocher, Jojo et ses amis ont vu les premiers vacanciers se greffer aux soirées. S’ils se montraient accueillants la plupart du temps, « des fois, y’avait des coups qui partaient. Fallait bien qu’on défende notre île », glisse Jojo avec un brin d’humour. Ces premières « bastons », vieilles de quarante ans, marquent l’entrée d’Hœdic dans l’engrenage du tourisme. Le petit caillou n’en sortira plus.
Il est 23 heures passées ce samedi soir, Jojo la Fusée est rentré chez lui depuis belle lurette. Comme lui, les anciens marins quittent le bar un à un. L’âge moyen de La Trinquette commence à tendre vers le bas. Le point de bascule est atteint quand un groupe de trois jeunes continentaux, 25 ans environ, s’installe sur la terrasse. L’un d’entre eux mime un itinéraire de la main gauche. « Je crois que c’est par là. Après, il faut tourner à droite, et on arrive sur la plage », s’essaie-t-il, sans être certain que la fête aura lieu. À l’entrée du bar, Serge, un habitué, rassure les jeunes novices. « Un samedi soir ? Vous pouvez être sûrs qu’il y aura Gadu. » Une fois les verres vidés, le trio d’aventuriers s’enfonce dans la pénombre, direction le nord et la plage du Gaduer. Si tout va bien, une légère fumée blanche se présentera à eux dans moins de cinq minutes.