Les lendemains sont parfois difficiles. Une fois les fumigènes dissipés, une fois les incendies éteints, une fois chassée la persistance rétinienne de ce samedi de colère et de feu, on se réveille hébétés, hagards. On se réveille hagards en cellule où nous a mené un casque de vélo volé ramassé dans la rue. On se réveille hagards à Voreppe, dans l’Isère, à un rond-point tout près du péage de l’A48, qu’on occupe depuis trois semaines, où Les Jours s’installent. On se réveille hagards à l’Élysée, où on voudrait bien pouvoir supprimer ce lundi, comme il l’a été dans l’« agenda de Monsieur le président de la République » envoyé aux journalistes ce dimanche et qui commence au mardi 4 décembre, sans aucune activité, rencontre ou quoi que ce soit prévu pour le lundi. Que s’est-il passé ? Ou plutôt, qu’est-il en train de se passer ?
S’interroger, d’abord ; douter, toujours. Est-ce même un mouvement que celui des gilets jaunes ou est-ce une éruption ? Ils s’organisent et s’engrainent sur Facebook, ils n’ont pas de leader, ils posent des lapins au Premier ministre, ils présentent des revendications de tout et parfois de n’importe quoi, ils hurlent à la face du monde politique. Ils hurlent et c’est la première revendication. On n’en peut plus. De quoi ? De tout. De la goutte d’essence trop chère qui fait déborder le compte en banque du rouge vers le noir. Du chèque énergie tendu comme une aumône. De s’entendre répondre que si, la taxe d’habitation a baissé, quand il faut trouver de quoi remplir un chariot de supermarché. Ou que tu n’as pas bien compris tous les mirifiques dispositifs mis en place par le gouvernement. Ou qu’à la fin du quinquennat ça te fera un treizième mois en plus. Ou que rien que sur 2018 la revalorisation du smic automatique, ça fait déjà 20 euros quand même. 20 euros !
Ce mardi, une fois passé ce lundi comme suspendu où il a enchaîné les entretiens (19 !) avec les représentants des partis politiques, le Premier ministre Édouard Philippe a esquissé un geste, « dans un souci d’apaisement ». Les hausses prévues au 1er janvier – taxe carbone sur le carburant, électricité, gaz et contrôle technique – n’auront pas lieu et ce six mois durant : « Aucune taxe ne mérite de mettre en danger l’unité de la nation. » Pour le reste, ce sera « un large débat sur les impôts et les dépenses publiques » que lance le Premier ministre et auquel il invite « les Français de bonne volonté à participer ». Pas d’augmentation, mais pas de mesures en faveur du pouvoir d’achat non plus. En résumé, le gouvernement, par la voix d’Édouard Philippe, a baissé d’un ton. Ce n’est plus cet abyssal décalage qu’on a vu dans ces images de télé où, face à une Amélie de Montchalin, députée La République en marche, ou face à un Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale, ce n’est plus le jaune qu’on voyait mais les yeux qui sortent des orbites, face à la langue de bois, aux éléments de langage, au mépris plus ou moins bien camouflé que les gilets jaunes trouvaient jusqu’à présent face à eux.
Je suis en colère depuis très longtemps. Les gilets jaunes reflètent une colère qui était déjà là ; moi, ça fait deux ans que je suis gilet jaune.
Mais un air grave et le report de quelques hausses n’y suffiront pas. Les premières réactions montrent que les gilets jaunes – ou du moins certains gilets jaunes, car il y a des scissions –, ne s’en contenteront évidemment pas. Et il y aura certainement samedi prochain un « acte IV » à Paris. Il y a l’impôt sur la fortune qui n’est pas rétabli, le pouvoir d’achat qui fait la gueule, les « privilèges » des anciens présidents de la République… « Ça ne changera pas la vie », disait un gilet jaune interrogé par BFMTV. Changer la vie…
À Voreppe, personne n’aurait suivi le discours d’Édouard Philippe si une journaliste de radio n’avait demandé à quelques gilets jaunes de le regarder sur son téléphone. Ici, il y a une trentaine de personnes en permanence et le rond-point est tenu même la nuit. C’est là, à un mètre des voitures qui klaxonnent en passant, qu’une cabane a été construite – baptisée « Paradise II » depuis que les gendarmes ont détruit la première. Jacky, 66 ans, fait partie du noyau dur. Dans les poches, des carottes qu’il agite à chaque passage de voiture : « Celle-ci, c’est pour Manu », lance-t-il. Du moratoire annoncé par le Premier ministre, Jacky dit que « c’est du pipi de chat. La taxe sur le carburant, c’était que la goutte ». Lui exige la démission de Macron et de « tous ceux qui tirent sur la ficelle », jusqu’aux responsables des collectivités locales. La réaction est identique pour Élodie, 34 ans, qui travaille dans l’immobilier. Elle vient à chacune de ses pauses-déjeuner et trois soirs par semaine : « C’est reculer pour mieux sauter, on est pris pour des imbéciles. Il attend un essoufflement qui n’arrivera pas. » Elle se raconte « en colère depuis très longtemps. Les gilets jaunes reflètent une colère qui était déjà là ; moi, ça fait deux ans que je suis gilet jaune ». Sur ce rond-point où aucune dégradation n’a été commise en trois semaines d’occupation, Élodie se dit « pacifique, contre la violence ». « Mais j’irai loin : ma voix, c’est mon arme », ajoute-t-elle.
Ceux de Voreppe ne sont pas les gilets jaunes de Grenoble, à seulement quinze kilomètres de là, qui n’ont eux-mêmes rien à voir avec ceux de Bretagne ou ceux du Vaucluse. Pour tenter de saisir ces gilets jaunes, Les Jours étaient également ce lundi au tribunal correctionnel de Paris. Cinq salles d’audience – contre deux pour un lundi ordinaire – étaient consacrées aux comparutions immédiates qui se poursuivaient également ce mardi pour juger les 412 personnes interpellées ce samedi 1er décembre dans la capitale. Seules seize d’entre elles étaient « connues », a précisé le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner ce lundi soir, lors de son audition à l’Assemblée nationale. De fait, sur la dizaine de prévenus (uniquement des hommes) croisés ce lundi dans l’une des salles d’audience, aucun profil particulier ne se dégage. Ni des militants d’habitude, ni les « casseurs professionnels » fantasmés tout le week-end. C’est l’inconvénient de cette justice d’abattage, quand elle prétend faire un exemple. Si une émeute impressionne par le nombre et la puissance de feu des groupes à l’œuvre, une fois ceux-ci disloqués, il ne reste que des individus isolés, accusés chacun d’une minuscule parcelle de bordel.
Certains prévenus ont un casier : des délits routiers, du shit dans la poche ou une bagarre dans un bar. D’autres n’ont jamais eu affaire à la justice. Ils ont entre 20 et 40 ans, travaillent, vivent en banlieue ou à l’autre bout de la France. Ils manifestaient pour la première ou la deuxième fois de leur vie, ce samedi. Ce qui les soude le plus, c’est un délit qui leur est quasiment reproché à tous : la « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations ». Une espèce d’association de malfaiteurs du pauvre, dans laquelle ils tombent tous ou presque.
C’est le cas de cette bande de cinq copains trentenaires, venus de l’Essonne, tous employés chez Safran, le groupe d’aéronautique et de défense. Ils sont cariste, soudeur, méthaniseur, tourneur, inspecteur qualité et gagnent tous autour de 2 500 euros par mois. Ils ont des crédits, des parents retraités. Pour certains, des conjointes et des enfants. Ils sont donc jugés pour « participation à un groupement violent » : la manif à laquelle ils n’ont pas eu le temps d’assister. Les policiers qui les ont arrêtés, à 10 h 35 avenue des Ternes, dans le XVIIe arrondissement de Paris, non loin de l’Arc de Triomphe, racontent les avoir interrompus en plein partage de matériel, alors qu’ils sortaient de la voiture de Jérémie D. En justice, leurs pétards achetés « au magasin de magie de Corbeil » et « déconseillés aux moins de 12 ans » s’appellent des « matières inflammables et explosives ». Ils avaient aussi des lunettes de ski, une trentaine de masques en tissu qu’ils auraient distribués en cas de besoin, un laser, des bonnets et du sérum physiologique (qui aide à faire passer la douleur provoquée par les lacrymos). Rien d’interdit en soi, mais des éléments à charge pour définir ce fameux groupement. « C’est ma première manif, je suis venu de manière paisible », explique Billy R., le plus baraqué de la bande. Les pétards, c’était « juste pour mettre un peu d’ambiance », promet un autre. Pour la procureure, l’affaire est dans le sac : le groupement est caractérisé. « D’abord parce qu’ils sont cinq », ensuite parce qu’ils sont équipés. L’avocat de permanence s’arrache les cheveux : « Concernant les gants, on porte des gants en hiver. » L’un de ses clients, Geoffroy P., rappelle que « [s]on père est dans la police, [s]a belle-mère aussi » et qu’il n’a rien contre les forces de l’ordre. Billy R. se lamente : « J’aurais jamais dû y aller. » Tous se voient interdire Paris pendant un an. Les deux propriétaires des pétards écopent de huit mois de sursis en plus, quatre mois avec sursis pour deux autres des prévenus. Le seul qui avait un casier prend trois mois ferme. Il fond en larmes.
Et c’est à chaque fois la même litanie. Voici Riad C., qui a pris le train depuis Toulon pour manifester à Paris et « montrer son mécontentement et sa solidarité avec les gilets jaunes ». Il est arrêté vers 10 heures du matin alors qu’il est en train d’enfiler un plastron de moto-cross – il était venu avec tout son équipement pour « [s]e protéger » des projectiles. Ce n’est pas interdit mais les policiers ont trouvé un marteau dans son coffre. Ancien militaire – il a combattu au Kosovo –, maçon depuis dix ans, il écope de quatre mois de sursis et de huit mois d’interdiction de séjour à Paris. « Je regrette d’être venu et je pense que plus jamais de ma vie je ne ferai une manifestation », affirme-t-il à l’audience. Tout comme Steven D. « regrette d’avoir ramassé ce casque ». Un casque de vélo récupéré à côté du Décathlon qui venait d’être pillé rue du Faubourg Saint-Honoré, dans le VIIIe arrondissement. Trois mois de prison avec sursis pour ce célibataire de 24 ans, maçon en CDD dans l’entreprise de son père pour 1 170 euros par mois.
Pendant ce temps, tout continue, les lycéens s’y mettent, occupent ou bloquent des établissements, solidarité avec les gilets jaunes, avec les étudiants étrangers dont les frais d’inscription vont augmenter, contre Parcoursup et la réforme du bac. Les ambulanciers sont déjà de la partie, qui ont manifesté ce lundi matin toutes sirènes hurlantes devant l’Assemblée nationale. La semaine prochaine, ce seront les agriculteurs. Même le Medef fait les gros yeux au gouvernement.
Mais il en est un qu’on n’entend plus, c’est Emmanuel Macron. Il faut dire que son discours la semaine dernière a fait l’effet d’une citerne de carburant sur un incendie. Ce lundi soir, il a convoqué une réunion de crise avec plusieurs ministres à l’Élysée, mais c’est Édouard Philippe qui a été envoyé en première ligne. Il est pourtant partout, Emmanuel Macron, dans la colère de gilets jaunes, il n’y a même que lui : démission, pendaison, tous les sévices possibles qui riment avec son nom, Macron. On notera aussi que l’horizontalité des gilets jaunes fait un drôle d’écho avec celle revendiquée par En marche depuis sa création. Dans leurs slogans, sur leurs banderoles, rejaillissent, accumulées comme des strates, chacune des sorties polémiques de ces derniers mois, des « Gaulois réfractaires » à cette rue qu’il suffirait de traverser pour trouver un boulot, en passant par le « costard » qu’on se paye en travaillant. Et dans la bouche des gilets jaunes, cette même phrase qui revient, prononcée sur tous les tons : « Il a demandé qu’on vienne le chercher, nous voilà. » La déclaration originale date de l’été dernier, en pleine affaire Benalla. Bravache et plein de morgue, Emmanuel Macron mettait au défi de mystérieux « ils » : « S’ils veulent un responsable, il est devant vous ! Qu’ils viennent le chercher. » Désormais, ils sont là.
Mis à jour le 6 décembre 2018 à 08 h 12. Et voilà qu’au lendemain du report des taxes annoncé par Édouard Philippe, l’Élysée rectifie son Premier ministre en faisant savoir que le report des taxes se transforme en suppression pure et simple, du moins pour l’année 2019.