Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique à l’université de Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques et des dynamiques sociales du conflit armé dans le Donbass ukrainien. Elle a mené un travail de terrain auprès des anciens engagés volontaires dans cette guerre des confins de l’Europe. Pour « Les Jours », elle retrace le parcours de deux d’entre eux, des citoyens que rien ne prédestinait à se retrouver au front un fusil à la main. Ce sont aujourd’hui les mêmes combattants, formés par une guerre qui dure depuis huit ans déjà, qui opposent une résistance féroce aux troupes de Vladimir Poutine qui menacent actuellement la capitale Kyiv après une semaine de conflit.
C’est en 2016 que j’ai fait la connaissance des anciens du bataillon Aïdar. Plus précisément avec les anciens de la « brigade Bob Marley ». C’est un ami journaliste qui m’a donné le contact de ce groupe de jeunes gens qui se sont engagés ensemble sur le front en 2014, lorsque les insurrections alimentées par la Russie ont éclaté dans les régions de Donetsk et de Lougansk, dans l’est de l’Ukraine. J’ai rencontré Kyrylo et Danylo dans un café un peu branché d’un quartier périphérique de Kyiv. Ils m’ont raconté leur parcours que j’ai retrouvé dans plusieurs autres entretiens. Cette histoire de deux garçons ordinaires embarqués sans s’y attendre dans une guerre non anticipée permet de comprendre pourquoi la société ukrainienne semble si préparée à l’agression russe qu’elle vit aujourd’hui. Quand les Ukrainiens font, à l’heure actuelle, dans leur cuisine, des cocktails molotov, ce n’est pas complètement une découverte pour eux. Ils sont très nombreux à avoir participé à la mobilisation au début de la guerre. Les Ukrainiens ne se sont pas mobilisés, mais remobilisés.
Kyrylo est un chercheur en biologie moléculaire comme on l’imagine. Il n’a pas de lunettes, mais sur sa photo de profil Facebook, à l’époque, il est en blouse blanche. Il parle d’une manière extrêmement calme, posée et structure clairement son propos. Danylo, qui est avocat, est plus nerveux, il froisse entre ses doigts le bout de la nappe. Des petits tics traversent aussi son visage. Les deux ont la trentaine et se sont liés d’amitié sur la place de l’Indépendance de Kyiv à l’automne 2013, au moment de la naissance de ce qui deviendra la révolution du Maïdan. Tous les deux sont sortis dans la rue pour protester contre le régime du président Viktor Ianoukovitch. Les premiers rassemblements sont alors motivés par son refus de signer un accord d’association avec l’Union européenne
Au début, les rassemblements sur le Maïdan sont un peu festifs ; les Kyiviens montent des tentes et une scène, des personnalités défilent avec des discours ou des chansons. Certains passent sur la place après leur travail pour soutenir les protestataires, d’autres s’y installent. Mais, à partir du mois de janvier 2014, la tension commence à monter suite à des confrontations avec la police. La mobilisation se radicalise. On commence à craindre un embrasement de la violence, mais aussi des provocations de la part des « titouchki », personnes payées par le pouvoir pour mener des actions violentes et discréditer le mouvement. Au mois de février, la tension monte encore et des affrontements surviennent avec les forces de l’ordre, qui cherchent à déloger les protestataires. Les femmes sont invitées à ne plus trop se montrer sur la place de l’Indépendance, même si certaines restent là pour assurer la logistique du campement. On fabrique des cocktails molotov. On fait brûler des pneus.
Danylo et Kyrylo se donnent alors pour mission de patrouiller dans les rues du centre-ville à la recherche d’éventuels casseurs. Quand ils me racontent cette expérience, ils ont de grands éclats de rire. Avant que ce soit la guerre, c’était la grande aventure pour eux. Quand je leur demande s’il y a des armes qui circulent à ce moment-là, ils expliquent que, pour l’essentiel, les manifestants n’étaient pas armés, mais je crois comprendre que quelques fusils de chasse ou autres étaient dans les coffres des voitures. Danylo avoue avoir eu une carabine dans son coffre, mais souligne qu’il ne l’a jamais utilisée. « Je peux dire avec une certaine fierté que ni moi, ni mes hommes n’ont de sang sur les mains. Nous n’avons pas utilisé les armes une seule fois avant la guerre. Nous avions des armes, nous aurions pu le faire, nous ne l’aurions pas fait pour des raisons morales et éthiques. »
La protestation du Maïdan s’achève par une victoire des manifestants, après des affrontements qui ont quand même fait une centaine de morts et créé une onde de choc dans le pays. Le Président contesté prend la fuite. Nous sommes fin février 2014, l’ambiance à Kyiv est un mélange d’enthousiasme et de deuil. Cependant, dès le mois de mars, un autre engrenage se met en place quand la Russie fait débarquer des forces armées sans insigne en Crimée, puis coordonne l’organisation d’un référendum qui ne sera pas reconnu par la communauté internationale et annexe la péninsule ukrainienne. Cette annexion par l’armée russe est un deuxième choc énorme et totalement inattendu pour Kyrylo et Danylo. C’est aussi choquant pour eux que l’invasion russe l’est aujourd’hui pour nous. C’est cela qui a donné une impulsion au mouvement de résistance ukrainien.
Au même moment, la tension monte dans les régions de l’est du pays. Convaincus par les médias russes que le nouveau pouvoir de Kyiv va organiser une répression des russophones, les habitants de ces régions se rallient à des leaders séparatistes. Beaucoup de ces meneurs sont russes, en tout cas on sent vite que la Russie et son armée sont derrière eux. Le trouble commence à s’étendre et l’État ukrainien, tout comme les Ukrainiens ordinaires, réalisent qu’une agression russe est en train de se mettre en place. Mais l’armée ukrainienne est absolument incapable de faire face à cette situation. Ses effectifs ont été divisés par deux depuis l’indépendance du pays en 1991 et son sous-financement est catastrophique. L’armée dispose à peine d’assez d’argent pour subvenir à sa survie courante, la corruption est importante et on estime qu’en ce début 2014 il n’y a pas plus de 6 000 hommes effectivement capables de combattre.
Le pouvoir ukrainien installé par la révolution décide donc de créer des bataillons de volontaires, rattachés officiellement au ministère de la Défense ou de l’Intérieur mais dans les faits assez libres dans leur organisation et leur direction. Les volontaires sont invités à rejoindre ces bataillons pour se substituer à l’armée. Le fonctionnement de chaque bataillon, qui regroupe quelques centaines de personnes, dépend de la personnalité de son commandant mais aussi des sources de financement souvent privées dont il dispose. Dès les premières semaines, les Ukrainiens comprennent que l’Occident ne leur viendra pas en aide militairement. « Les pays européens, y compris le vôtre, nous ont trahis », me dit Danylo. Il fait référence au mémorandum de Budapest de 2014, en vertu duquel les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie s’engageaient à garantir la sécurité et la souveraineté territoriale de l’Ukraine, en échange de l’abandon par celle-ci de l’arme nucléaire.
Danylo et Kyrylo décident de s’engager dans un bataillon, dans la suite logique de leur mobilisation sur la place de l’Indépendance, parce qu’il s’agit toujours de défendre leur pays. Je dirais que la normalité de leur vie avait déjà été rompue par ces quelques mois passés dans la protestation qui a évolué en une confrontation violente. Ils sont alors tout un petit groupe de compagnons de la révolution à chercher un bataillon et c’est le bataillon Aïdar qui accepte d’incorporer le groupe entier, qui se donne le surnom humoristique de « brigade Bob Marley ». Le nom a été trouvé quand ils étaient encore place de l’Indépendance, à Kyiv. Un soir, en rentrant de patrouille, ils ont été arrêtés par le service d’ordre des manifestants et le représentant leur a demandé à quel groupe ils appartenaient. Du tac au tac, Danylo lui a alors répondu : « On appartient à la brigade spéciale Bob Marley ! » C’était une boutade de copains. Sur le front, plus tard, il y aura des guitares qui circulent, des chansons à eux mais aussi des chansons de Bob Marley.
La composition du groupe est très disparate. Outre le biologiste et l’avocat, il y a un jeune chômeur, un diplômé de littérature ukrainienne… Tout ce petit monde, une dizaine de personnes, vient de Kyiv. Certains ont une famille, mais Kyrylo et Danylo n’ont pas d’enfants à charge. Danylo est entre deux jobs dans des cabinets, il est facile pour lui de partir, mais Kyrylo ne rejoindra le bataillon qu’un peu plus tard. Outre une petite blessure reçue sur le Maïdan qu’il doit soigner, il a un projet de recherche en cours dans son laboratoire. Il faut briefer les collègues, mettre en place un suivi et s’arranger avec son employeur. Celui-ci, comme beaucoup à ce moment-là en Ukraine, accepte de lui conserver son poste et son salaire pendant toute la durée de son engagement. Ils vivent tous les deux chez leurs parents mais, dans les dernières semaines de la contestation, ils ne sont déjà plus à la maison. Partir sur le front est dans la continuité de leur engagement.
Lorsqu’on demande à Kyrylo s’il a une expérience du maniement des armes, il répond par un mensonge en disant qu’il est chasseur. En réalité, il est juste allé une fois à la chasse avec son grand-père et se rappelle avoir tiré sur un renard. C’est largement suffisant ; beaucoup d’autres sont engagés sans aucune expérience militaire. Les ministères ont souvent mais pas toujours, placé à la tête des bataillons des anciens militaires de carrière, mais la gestion est assurée par le bas. L’essentiel du financement vient dans un premier temps d’entrepreneurs privés et de citoyens. Certains oligarques, comme Ihor Kolomoïsky, un proche du président actuel Volodymyr Zelensky, ont explicitement organisé et financé des bataillons. De 2014 à 2016, partout dans les villes ukrainiennes, on voyait aussi des caisses en plastique destinées aux dons pour les bataillons de volontaires. Il y a eu un véritable effort de guerre des Ukrainiens ordinaires pour habiller, équiper et nourrir ces combattants de fortune.
La brigade démarre sans armes. L’État ukrainien n’a pas la capacité de leur en fournir. Puis, petit à petit, des armes apparaissent. Kyrylo et Danylo ne me disent pas exactement d’où elles viennent. Au début, ce sont des armes de fortune ou ramassées après les combats, puis un approvisionnement plus structuré s’organise. Un combattant d’un autre bataillon m’a raconté avoir récupéré dans un stock militaire une mitraillette datant de la Seconde Guerre mondiale. Il a pu la faire fonctionner uniquement parce que dans sa vie d’avant la guerre, il participait à des reconstitutions historiques costumées, et qu’il s’était donc intéressé aux armes de l’Armée rouge. Dans cette première phase, les Ukrainiens sont seuls face à un adversaire qui ne dit pas son nom. Les combats se déroulent à l’arme légère, mais très vite, l’adversaire a des équipements lourds. Les combattants réalisent à ce moment-là que c’est véritablement l’armée russe qui leur fait face. Comme beaucoup de volontaires ont des connaissances chez les séparatistes, ils passent des coups de fil de l’autre côté de la ligne de front pour en avoir la confirmation. Mais officiellement, la Russie nie alors combattre au nom des séparatistes.
J’ai l’impression que ce qui était au début une aventure prend rapidement un tour plus dur, voire plus tragique, avec les premiers morts dans le bataillon. La petite brigade perdra ainsi un certain nombre de ses membres. J’ai senti Kyrylo et Danylo changer d’attitude lorsque nous avons parlé de ces morts, mais je n’ai pas insisté. Je n’ai pas les compétences pour les emmener sur un terrain traumatique. Par contre, le traumatisme était très visible chez un autre de mes interlocuteurs issu de la même brigade, le littéraire du
groupe, qui a été très grièvement blessé. Lorsque je l’ai rencontré, il y avait chez lui une combinaison d’une très grande douceur et d’une attitude un peu vacillante que j’ai attribuée, profane, au choc de la guerre..
L’intensité des combats augmente et atteint son point culminant à plusieurs endroits : à l’aéroport de Donetsk, lors de deux batailles en 2014 et 2015, à Ilovaïsk en août 2014 puis lors du siège de Debaltseve en janvier 2015. La bataille très meurtrière de Debaltseve accélérera la signature d’un accord de paix appelé « accords de Minsk II », le 12 février 2015, qui n’a jamais été complètement mis en œuvre et n’a pas permis d’installer un cessez-le-feu solide.
Après cette première phase du conflit, l’armée ukrainienne a cherché à reprendre sous son contrôle direct les bataillons de volontaires, car leur trop grande autonomie était aussi un risque pour l’État. Des rapports d’ONG comme Amnesty International ont documenté un certain nombre de cas de violences perpétrées par des combattants volontaires, essentiellement des vols à des civils, des coups et des séquestrations. Mais au final, ce nombre est resté assez limité au vu du nombre de combattants sur le front. Les procédures judiciaires ouvertes à l’encontre de plusieurs des membres du bataillon Aïdar, par exemple, n’ont abouti à aucune condamnation définitive. Dès 2015, les ministères ukrainiens ont commencé à encourager les combattants volontaires à signer des contrats avec l’armée régulière. Un certain nombre de ces combattants ont effectivement rejoint les forces armées, mais pour d’autres, c’est le moment qu’ils ont choisi pour se retirer. C’est le cas de Danylo et Kyrylo.
Ce dernier revient alors à son point de départ, chez ses parents à Kyiv et dans son laboratoire. Danylo cherche un travail et rejoint un cabinet d’avocats créé par d’anciens combattants comme lui. Au moment où nous nous rencontrons à Kyiv, ils ont le projet de lancer ensemble une entreprise de fabrication de réactifs chimiques. Kyrylo m’explique qu’ils sont essentiellement importés de Russie ; il est donc indispensable que l’Ukraine devienne indépendante dans ce domaine. Leur projet d’entreprise a donc aussi une dimension politique. Pour les deux engagés volontaires, la confrontation armée n’est de toute façon pas terminée. D’après Danylo, ils ne sont pas utiles sur le front avec leurs compétences limitées, mais ils ressentent le besoin de se préparer pour un éventuel conflit futur. Au moment de notre entretien, ils viennent tous les deux de s’engager dans une formation accélérée qui leur permettra d’obtenir le grade d’officiers de réserve.
Nous sommes restés en contact dans les années suivantes via les réseaux sociaux. L’essentiel de ce qu’ils postaient concernait désormais cette guerre. Les deux se sont engagés dans l’armée au moment où l’invasion russe est devenue probable. À l’heure où s’écrit cet article, Danylo est à l’hôpital militaire, blessé. Kyrylo, lui, a disparu des radars à partir du 16 février 2022, ce qui me laisse penser que le jeune chercheur est aujourd’hui parti au front.