L’union de la gauche est peut-être mal partie, mais c’est un mythe qui mobilise toujours. Comment expliquer sinon l’intérêt autour de la primaire populaire, qui a débuté ce jeudi ? 467 000 personnes se sont inscrites pour désigner un candidat unique de la gauche alors que ce processus a toutes les chances de faire pschitt, trois des prétendants – Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Jean-Luc
Si cet espoir de voir revivre ces temps héroïques est peu plausible, cette primaire de la gauche est cependant un bon prétexte pour débuter la saison 2 d’Idées fixes. Après la campagne présidentielle de 2017, nous allons de nouveau décrypter celle de 2022 par les propositions, concepts et projets qu’elle fait circuler. Et quoi de plus symptomatique des « forces de l’esprit », comme disait François Mitterrand, que cette volonté de faire l’union ? Les candidats n’en veulent pas, ils aimeraient qu’on arrête de leur en parler, mais ils sont sans cesse obligés de se justifier de ne pas la faire. Rien de neuf dans tout cela. Le Parti communiste le disait déjà dans les années 1970 : « L’union est un combat. » L’alliance entre partis et candidats de gauche a toujours été un processus difficile, associant des personnes qui étaient en concurrence pour prendre le pouvoir et étaient bien souvent très méfiantes les unes des autres. Pourtant, si elle a réussi à s’imposer à plusieurs reprises dans l’histoire, c’est parce qu’il y avait, en face, un adversaire autrement plus menaçant : la ou les droites.
Ainsi, selon l’historien Gilles Candar, la première fois que les partis de gauche ont expérimenté une alliance électorale couronnée de succès, c’est lors du scrutin législatif d’octobre 1885. « À cette date, la République est une institution fragile, et l’union se fait de manière défensive, face à une menace de rétablissement de la monarchie », analyse pour Les Jours celui qui a codirigé L’Histoire des gauches en France (La Découverte, 2004). En effet, après un premier tour au scrutin de liste qui a vu les conservateurs (principalement monarchistes et bonapartistes) obtenir 176 sièges contre 127 pour les républicains, ces derniers, divisés, décident de se présenter unis pour le deuxième tour. Dans certains départements, les listes fusionnent ; dans d’autres, les candidats ayant obtenu un mauvais score se retirent au profit de ceux en tête (« C’est le début de la pratique du “désistement républicain” », souligne Gilles Candar). Le résultat est au rendez-vous : les listes républicaines refont leur retard et l’emportent finalement avec 383 sièges (contre 201 aux conservateurs).
Ce scénario se reproduira à plusieurs reprises. Quand la République est attaquée par des ligues nationalistes et antisémites (à la fin du XIXe siècle), voire par des groupes fascistes (dans les années 1930), la gauche, qui s’identifie au régime, réussit à taire ses divergences pour le défendre. Mais cela ne va pas sans difficulté, car ces divergences peuvent parfois être très importantes. Beaucoup plus en tout cas que ce qui sépare un Yannick Jadot d’une Anne Hidalgo (qui sont grosso modo tous les deux d’accord pour faire du social et de l’écologie) ! Ainsi, au début du XXe siècle, comme l’enseignait Jean Touchard, la gauche est divisée en « trois univers à peu près complètement distincts et cloisonnés ». Rien de commun en effet entre le Parti radical, né en 1901, qui veut gouverner le pays et professe un anticléricalisme intransigeant, la Section française de l’Internationale socialiste (SFIO), qui veut faire une révolution marxiste et, enfin, le mouvement syndical anarchiste, qui privilégie l’action directe. De même, à partir de 1920 et du congrès de Tours, qui aboutit à la création du Parti communiste, un antagonisme profond oppose ces derniers, qui se réclament de la IIIe Internationale, aux socialistes, qui refusent de voir leur stratégie dictée par l’URSS. Et l’opposition n’est pas que doctrinale : le Parti communiste se construit comme une sorte de contre-société, une secte même qui pratique périodiquement des exclusions et agonit d’injures les « sociaux-traîtres » de la SFIO qui, eux, acceptent les compromissions du régime parlementaire
Résultat, les moments d’entente sont courts. Le « Bloc des gauches », constitué en 1902 en réaction à l’affaire Dreyfus, et qui réunit le Parti radical et le Parti socialiste de Jean Jaurès, se désagrège au bout de deux ans et demi sur fond de divergences sur la « question sociale ». Le Front populaire durera aussi à peine deux ans, chutant à cause de la crise économique et de la position à tenir quant à la guerre civile espagnole. Mais ces unions brèves sont souvent intenses et peuvent produire des réformes majeures. On doit la grande loi de séparation des Églises et de l’État, socle toujours actuel de la laïcité à la française, à la majorité du « Bloc des gauches ». Les congés payés pour tous les salariés au Front populaire. Et, à la Libération, c’est un gouvernement dans lequel siègent des ministres communistes et socialistes (sous la houlette de de Gaulle) qui met en place la Sécurité sociale, avant que, guerre froide oblige, les communistes retournent en 1947 dans l’opposition et (re)deviennent des adversaires acharnés du régime.
À partir des années 1960, cependant, les enjeux évoluent. Grâce à la Ve République créée par le général de Gaulle, la droite accepte définitivement les institutions, empêchant la gauche de faire l’unité en appelant à la défense du régime. Surtout, l’idée d’union de la gauche se confond avec la stratégie de François Mitterrand pour conquérir le pouvoir. Le futur chef de l’État est le premier, à gauche, à se rendre compte que l’élection du président de la République au suffrage universel induit une bipolarisation de la vie politique. Autrement dit, que c’est la fin des coalitions hétéroclites et du poids démesuré des partis centristes pour former des majorités.
Cette tactique mitterrandienne, on la voit très bien à l’œuvre quand on lit le récit de la campagne présidentielle de 1965 que fait la journaliste Michèle Cotta. Avant d’envisager de se présenter, le candidat de gauche a attendu l’échec d’un projet de candidature commune entre les socialistes et le MRP porté par Gaston Defferre. Puis, c’est seulement après avoir reçu l’accord de tous les autres candidats putatifs (comme Pierre Mendès-France ou Daniel Mayer) qu’il s’est lancé. Enfin, une fois dans la course, il s’est dépêché d’aller chercher le soutien du Parti communiste (qu’il a obtenu). « La voie est fermée à droite ? Il faut passer par la gauche ! », lance-t-il à l’été 1965 à Michèle Cotta pour expliquer sa stratégie, avant de lui confier, quelques semaines plus tard : « Je n’ai aucun scrupule à recevoir les voix communistes. » Une telle maestria et une telle simplicité impressionnent quand on voit aujourd’hui le bourbier dans lequel sont plongés les candidats de gauche, incapables de discuter entre eux ou s’autoconvainquant qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres (comme Yannick Jadot, mardi sur France Inter, qui a listé toutes les « divergences profondes » qui l’opposent à Jean-Luc Mélenchon).
La comparaison est encore plus désolante quand on regarde la suite du parcours de François Mitterrand. Quand Anne Hidalgo change d’avis tous les deux jours sur sa participation à la primaire, lui a déroulé la même stratégie pendant des années. Après l’échec relatif de 1965 (battu, il a quand même réussi à atteindre le second tour, ce que personne n’anticipait), il s’empare du Parti socialiste en 1971 et, l’année suivante, signe, avec le Parti communiste de Georges Marchais et le Mouvement des radicaux de gauche de Robert Fabre, le Programme commun, une impressionnante liste de réformes à mettre en œuvre en cas de victoire aux élections (dont la retraite à 60 ans, la nationalisation du secteur bancaire et des grandes entreprises industrielles, l’abolition de la peine de mort…). Et c’est sur ce programme que le premier secrétaire du PS se présente en tant que candidat de l’union de la gauche lors du scrutin présidentiel de 1974. Cette fois-ci encore, le succès n’est pas au rendez-vous, mais il s’en est fallu de très peu. Mitterrand termine en tête du premier tour (avec 43,2 % des suffrages) et échoue au deuxième avec 49,2 %. Et la gauche peut se prévaloir d’une victoire culturelle. Élu de justesse, Valéry Giscard d’Estaing fait passer des réformes qui sont dans le Programme commun, comme la libéralisation de l’avortement et la majorité à 18 ans.
Si on arrêtait l’histoire ici, on pourrait penser que l’union est la solution pour la gauche, et on serait déjà en train de remplir notre bulletin sur le site de la primaire populaire. Mais la suite des événements fait réfléchir. Car dans les années 1970, l’union, si elle profite à la gauche dans son ensemble, avantage surtout le Parti socialiste, qui voit son poids électoral augmenter dans les élections intermédiaires tandis que les communistes stagnent, ou régressent. Pour enrayer le mouvement, les communistes décident en 1977 de briser l’accord (en prétextant la nécessité d’actualiser le Programme commun). Après avoir difficilement encaissé ce lâchage, Mitterrand réussit cependant à rattraper le coup. Il s’affirme seul détenteur de l’esprit de l’union et, lors de la campagne de 1981, tout en critiquant Georges Marchais, il s’adresse directement aux « électeurs communistes » pour leur assurer que lui seul veut « réaliser le plus vaste rassemblement populaire ». Selon Gilles Candar, ce positionnement subtil permet aussi de rassurer les électeurs centristes, en montrant que, contrairement à leurs craintes, « Mitterrand ne sera pas l’otage du Parti communiste ».
L’élection du candidat socialiste en 1981, puis sa réélection en 1988, viennent couronner son talent manœuvrier. L’union de la gauche, elle, en sortira définitivement marquée. Car si François Mitterrand prend quatre ministres communistes dans son gouvernement, c’est pour leur imposer sa politique et les contraindre à assumer des choix économiques difficiles, comme le fameux tournant de la rigueur de 1983. Un an plus tard, et après un scrutin qui les voit encore régresser (lors des élections européennes de 1984, ils tombent au même niveau que le Front national), les communistes finiront par comprendre qu’ils se sont fait avoir et quitteront le gouvernement.
Depuis, on a l’impression que cette séquence mitterrandienne est dans toutes les têtes lors des discussions à gauche. D’un côté, on trouve un Parti socialiste qui se voit comme leader naturel de toute coalition et n’imagine pas de scénario alternatif (d’où, sans doute, l’attitude suicidaire d’Anne Hidalgo, refusant de laisser sa place à Yannick Jadot alors que ce dernier est mieux placé qu’elle dans les sondages). De l’autre, des alliés potentiels dont le cœur balance entre l’envie de faire l’union pour exercer le pouvoir et la peur de se faire cocufier par des socialistes qui, bien souvent, finissent par appliquer une politique qui ressemble à celle de la droite. La gauche plurielle de Lionel Jospin (incluant de 1997 à 2002 des communistes et des écologistes) a été ainsi le gouvernement qui a le plus privatisé de la Ve République. Plus récemment, le quinquennat de François Hollande (2012-2017), président soi-disant « ennemi de la finance », a vite tourné aux cadeaux fiscaux faits aux entreprises (avec le CICE) et s’est achevé dans des débats nauséabonds sur la déchéance de nationalité. Cette évolution avait d’ailleurs conduit les ministres écologistes à quitter le gouvernement dès 2014, comme un remake du départ des communistes trente ans plus tôt.
Dans ces conditions, faut-il se résoudre à approuver Jean-Luc Mélenchon qui, en août dernier, déclarait que le temps n’est plus celui de « “l’union de la gauche” de François Mitterrand et Georges Marchais » et appelait à « [tourner] la page dans la dignité d’un divorce par consentement mutuel » ? Pour cette élection-ci, sans doute. Mais si, désunie, la gauche se prend une déculottée le 10 avril prochain, on ne voit pas comment ce jusqu’au-boutisme pourra perdurer.