De Belfast
«On s’est fait niquer. » Darzo Leighton grimace. Il croise et décroise ses bras recouverts de tatouages nordiques. Malgré l’apparition du soleil en fin de journée, la température ne dépasse pas les 13°C sur le parking de Donegall Pass où il rejoint, flûte en poche, une vingtaine de musiciens. Dans ce quartier ouvrier qui borde le centre-ville de Belfast, l’atmosphère festive de la soirée ne cache pas l’amertume : « Ici, il y a de la colère, beaucoup de colère. » Comme si la paix et la réconciliation post-guerre n’étaient pas un défi assez grand à relever, l’Irlande du Nord fait face à un nouveau problème. Depuis le 1er janvier, le Brexit souffle sur les braises des divisions encore bien présentes dans cette province britannique, où la notion même de « pays » est controversée.
Il y avait déjà fort à faire. L’accord de paix de 1998 a sonné la fin de trente années de « Troubles », de guerre civile, sans réconcilier les ennemis d’hier. L’entente paisible est un mirage pour beaucoup, et la population se partage encore entre « verts » et « oranges ». Vert pour les républicains, majoritairement catholiques, qui aimeraient être gouvernés par Dublin et se disent Irlandais. Orange, de l’autre côté, pour les protestants qui s’enorgueillissent de faire partie du Royaume-Uni. Les plus aisés et modérés de ce deuxième groupe se disent « unionistes » quand, dans les quartiers pauvres, on est « loyalistes » et militants. Comme Darzo, tous arborent fièrement le passeport « UK » et révèrent la reine, la livre sterling et l’Union Jack.
Entre les deux factions, une rivalité de tous les jours et des lignes de fracture qui s’observent dans la capitale comme nulle part ailleurs. À Belfast, les communautés vivent au coude-à-coude, séparées par de hauts murs de béton et de grillage parfois plus hauts que celui tombé à Berlin en 1989. L’éducation, le sport, les loisirs et même la musique sont ségrégués. Du nom de l’école jusqu’à la couleur des pavés, tous les symboles sont intoxiqués à l’excès. C’est donc dans cet ancien bastion industriel, encore marqué par la guerre, que Les Jours ont choisi d’observer les tensions qui montent.
Paulo, notre photographe venu de la République d’Irlande, a laissé sa voiture dans le centre-ville, en zone neutre. Il ne fait pas bon se promener dans les quartiers loyalistes en Peugeot immatriculée à Dublin
« On s’est fait niquer », répète Darzo, englobant son groupe d’un signe de tête. Autour de lui, les rues résonnent du fracas des tambours militaires et des trilles stridentes des piccolos. Des dizaines de fanfares comme la sienne défilent chaque été pour célébrer leur « Britishness »
« Vous seriez d’accord, vous, pour qu’on ajoute une frontière dans un pays souverain ? », s’insurge le jeune homme. Là est l’os : le protocole sur l’Irlande du Nord négocié par Londres et Bruxelles impose des contrôles sur les produits venus de Grande-Bretagne qui arrivent dans les ports de Belfast et Larne, un peu plus au nord, et risquent de continuer leur trajet vers l’Europe. Une « frontière en mer d’Irlande » insupportable pour ceux qui voient le Royaume-Uni comme une seule et même nation. Ils auraient voulu que la frontière soit « à sa place », assure Darzo : sur la terre, entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. « La liste de coupables est longue ! », reprend Darzo. Tout le monde y passe. L’Union européenne, d’abord, qui a poussé pour que cette frontière terrestre
La soupe est amère. Au début du mois d’avril, des gamins unionistes ont commencé à s’en prendre à la police. Le ras-le-bol généralisé, couplé à un manque de perspectives d’avenir et à l’ennui, les ont attirés dans les rues. Là, ils ont mis le feu à quelques pneus et à des poubelles, avant de jeter pierres et cocktails Molotov sur les forces de l’ordre. À Derry, pour commencer. Puis l’agitation s’est répandue jusque dans les rues de Belfast, tout près des murs de division. Pour la première fois depuis des années, des balles de caoutchouc ont été tirées. Le décès du prince Philip a sonné un temps mort bienvenu, mais la colère n’a pas disparu. Depuis, les unionistes défilent dans le calme plusieurs fois par semaine. Mais leurs visages masqués et slogans agressifs ne trompent pas : l’usage des voies démocratiques n’enlève rien à la volatilité de la situation.
Ils sont furieux. Ces jeunes ne veulent pas être la génération qui abandonnera l’Ulster. Et moi non plus, je ne veux pas être de ceux qui trahissent le pays, même si je ne veux pas que mes gosses grandissent comme moi, en plein conflit.
« On est à un carrefour, on pourrait perdre une génération entière dans cette violence », reprend Darzo. Un peu à l’écart du groupe
La séance se termine sur les notes de God Save The Queen et quelques musiciens nous rejoignent. « Fuck Brexit ! », lance l’un d’eux, à moitié pour rire. Tous ont à la bouche le mot « injustice » et le même ultimatum : « Soit le protocole part, soit les accords de paix. » David Frost, le nouveau Mister Brexit de Londres, vient pourtant d’annoncer que ledit protocole n’était pas « durable » et qu’il faudrait le modifier. « Ce n’est pas assez. On ne veut pas d’amendements, on veut en être débarrassé, un point c’est tout ! » Les effets de la frontière maritime sont pour l’instant limités. Il y a bien eu des couacs, les premiers jours, quand des produits alimentaires ont disparu des étals des supermarchés. Une fois le système mis en marche, il ne reste que quelques incohérences. Assez pour agacer le petit groupe de loyalistes : « Impossible de faire venir des plantes d’Angleterre, certaines commandes restent bloquées à la douane… » Dans les faits, l’Irlande du Nord ne manque donc de rien, mais pour ces loyalistes, la question n’est pas là. Ils se sentent assiégés.
Autre quartier, même ambiance. Tiger’s Bay, cette fois dans le nord de la ville, est aussi une enclave protestante. Dean McCullough, travailleur communautaire de 26 ans, énumère les problèmes rencontrés par les locaux. « Déscolarisation, espérance de vie plus courte et moins bonne santé que dans les quartiers mélangés… » Les hommes d’ici travaillaient dans les chantiers navals qu’on aperçoit en contrebas. Un lointain souvenir. Désormais, des rangées de maisons mitoyennes s’alignent, adossées à une zone-tampon : un no man’s land d’usines, entrepôts et terrains vagues bardés de portes de fer, qui permettent de tenir à distance ceux qu’ils décrivent comme « les autres », ces républicains qui habitent à quelques dizaines de mètres de là. Sur l’un de ces bouts de bitume inoccupé, des enfants ont collecté des palettes de bois qui seront brûlées en feu de joie le 12 juillet. En attendant la fête, ils montent la garde, convaincus que l’ennemi irlandais peut surgir à tout moment.
Personne ne nous écoute, mais nous ne sommes pas loin du point de rupture. On se sent abandonnés.
Dean n’est pas optimiste. « Il y a deux idéologies opposées en Irlande du Nord, et il faut comprendre qu’elles s’excluent l’une et l’autre. Comment réconcilier des gens qui ne veulent pas faire partie du Royaume-Uni avec ceux qui ne veulent pas rejoindre l’Irlande ? » Ce représentant local du DUP s’insurge. « Tout le monde nous décrit comme les grands méchants colons britanniques, mais regardez autour de vous : on n’est pas mieux logés que les républicains, on n’a aucun avantage. Ma génération a compris qu’elle devait être celle qui inverserait le cours des choses. » Son but : réformer l’unionisme, le rendre plus médiatique pour parvenir à se faire entendre sur la scène internationale.
Fils et petit-fils de dockers, voilà dix ans qu’il s’engage pour la communauté. Mais pour Dean, pas de paix qui tienne : « Le conflit s’est simplement déplacé sur la scène politique », et la bataille pour la réunification de l’Irlande se poursuit « dans les chambres du Parlement » : « Personne ne nous écoute, mais nous ne sommes pas loin du point de rupture. On se sent abandonnés. » De l’autre côté du mur, une tour d’appartements modernes lui apparaît comme une provocation. « Nous, on a dû se battre pour avoir des logements sociaux ! » La dizaine de maisons flambant neuves devant laquelle il passe ne lui semble pas suffisante. Jamais il ne traverserait les grilles pour faire un tour chez les républicains. « Mon visage est connu, ça serait dangereux », élude-t-il. Enfant, il allait se battre au coin de la rue, « histoire de défendre le quartier ». « C’est peut-être la seule chose qu’on a en commun, avec ceux d’en face : on sait ce que c’est de se faire attaquer en allant faire les courses. » La méfiance est nourrie d’incidents quotidiens, et le sentiment d’urgence renforce l’anxiété. Les unionistes vivent avec la peur de voir leur identité grignotée peu à peu, et de se faire engloutir par une Irlande réunifiée dans laquelle ils n’auraient pas de place, « un pays où on serait à peine tolérés ». Peu importe que leurs adversaires partagent les mêmes problèmes, qu’eux aussi peinent à trouver un emploi ou à payer leurs factures, la défiance prime.
Dans d’autres villes de la région, des affiches sombres sont apparues, montrant des hommes en cagoules et en armes. Sur les réseaux sociaux, des loyalistes anonymes invitent à « se soulever », à « ne pas capituler ». Un post menace même : « Ils ne nous écoutent pas, mais nous leur montrerons ». Les marches se multiplient, attirant des centaines d’indignés. À Belfast et dans toute la province, l’été sera long.