À L’Escarène (Alpes-Maritimes)
Elle me colle une couverture chauffante sur les genoux. Un truc gris souris, tout doux, synthétique, réconfortant. Elle m’offre une boisson, puis des chaussons, et même une assiette de pâtes. On devine chez Olivia Naftali une générosité enveloppante, sans calcul.
Cette coiffeuse niçoise de 46 ans, passionnée de voyance et de spiritualité, me reçoit chez elle, à L’Escarène. Elle est arrivée dans ce village des Alpes-Maritimes en 2002. Elle voulait s’éloigner de la ville, du bruit, de la pression familiale, et a eu un coup de cœur pour cette petite maison en bordure du fleuve le Paillon
Malgré les quelques revers de la vie
Mais la vie d’Olivia bascule le 14 octobre 2022, dans les couloirs aseptisés de l’hôpital Pasteur à Nice. Jérémy s’y éteint brutalement. Il a tout juste 39 ans. Il y meurt des suites de graves blessures
Mercredi 12 octobre 2022. Le matin des faits, Jérémy et Olivia se disputent. Une histoire de rangement et de ménage. La prise de bec s’était prolongée le soir, alors que Jérémy est venu la chercher au salon de coiffure. Excédée, Olivia lui a dit de rentrer de son côté en train tandis qu’elle prendrait le volant de sa petite Megane. Jérémy rentre donc seul et arrive à L’Escarène sur les coups de 20 heures. À partir de là, c’est le brouillard.
Pour arriver à pied de la gare, il aurait dû marcher le long de la D2566, voie rapide bordée de platanes, puis rentrer dans le bourg par l’ancienne route de Lucéram. C’est dans cette rue, aux alentours de 20 heures ce 12 octobre, que Muguette Giacomini, une retraitée de 66 ans, appelle, affolée, sa famille : elle a vu une silhouette, là, dans l’entrée, et sa carte bleue a disparu. Les 45 euros qu’elle gardait sur la table aussi. Est-ce bien Jérémy qui est entré ce soir-là, par effraction, au domicile de cette femme ? Si les horaires concordent, rien n’est moins sûr. Selon différents témoignages, Muguette serait une femme malade, sous traitement lourd. Dans la nuit, a-t-elle vraiment pu identifier Jérémy, qu’elle ne connaissait pas ? Est-on bien sûr que quelqu’un est rentré dans l’appartement ? Ni la carte bleue, ni les 45 euros n’ont à ce jour été retrouvés.
Muguette Giacomini, née Vestri, est née à L’Escarène. C’est même le docteur Donadey père
Lorsque je l’aborde en ce début de printemps, Muguette me paraît bien fatiguée. Elle n’est plus sûre du déroulé de la soirée. Oui, elle a bien vu un homme en capuche, mais ne veut plus répondre aux questions. « Cette histoire nous a fait beaucoup de tort », lâche sa sœur Sylviane, plus alerte, qui s’interpose. Elle ne veut plus que Muguette parle aux journalistes. Elle argue que ses frères voulaient bien faire, ils auraient même « défendu le jeune » face à d’autres agresseurs, en vain. Insinue qu’il y aurait peut être une histoire de règlement de comptes derrière, « entre jeunes ». « Cette histoire est allée trop loin », reconnaît-elle. Ses frères, eux, voulaient juste identifier le voleur, affirme-t-elle, le surveiller, en attendant la police. Pour leur faciliter le travail. Jérémy a en effet été « appréhendé par plusieurs personnes résidant au village » mentionnera plus tard le parquet de Nice dans un communiqué de presse. Spectre d’une tentative de justice populaire expéditive, précipitée.
Que se passe-t-il ensuite dans la demi-heure qui s’écoule entre le premier passage de Jérémy devant chez Muguette et son retour forcé, manu militari ? Il faut ici comprendre la topographie locale. L’Escarène est un vieux village, les rues y sont escarpées, sinueuses. Le logement de Muguette surplombe un escalier de pierre raide qui mène à une large rue bétonnée, qui a gardé le nom de Route nationale, bien qu’elle ait été déclassée en départementale depuis les années 1970. Route elle-même en surplomb du lit du Paillon, le fleuve qui traverse la commune.
Les « jeunes », comme chacun nous les désigne, participent donc aussi à la traque. Plusieurs hommes sont aujourd’hui en détention, repérés par les enquêteurs sur les caméras de vidéosurveillance municipales. L’un deux, Yanis C., réside juste en dessous de chez Muguette et aurait été alerté par le vacarme d’à côté. Selon les rumeurs, il aurait embarqué avec lui son frère Zied et deux amis pour partir sur la trace du voleur supposé. Ils ont tout juste 20 ans et sont nouveaux dans le village.
Jérémy aurait alors couru, poursuivi, de nuit, échappant à plusieurs reprises à ses assaillants. Ces fameux « jeunes », dépeints un temps par les rumeurs comme des enragés, voire des racistes en ratonnade
De l’autre côté du village, arrivée chez elle, dans la pénombre de la nuit tombée tôt au cœur d’un automne déjà bien avancé, Olivia s’inquiète. Jérémy n’a plus de batterie et il tarde à rentrer. Le coup de fil d’une amie l’alerte : il faut venir, vite, Jérémy est en train de se faire tabasser près du jardin d’enfants.
C’est là que, dans sa fuite, Jérémy aurait donc été frappé une première fois, au centre du village. Puis il aurait dévalé les rives du fleuve, où il serait tombé nez à nez avec Steve, un garçon qui traîne ici une mauvaise réputation, me disent plusieurs locaux. Un genre de sous-caïd du coin, petit dealer, grande gueule, qui promène alors ses deux chiens. Des staffies, ces molosses à la mode qui ont remplacé les pitbulls, dont la détention est désormais très réglementée, dans l’attirail viril du cador juvénile contemporain. On ne sait pas ce que les deux hommes se disent, ni si Steve est pris dans la chasse au voleur qui s’est lancée plus haut, mais il lâche alors ses chiens, qui mordent à plusieurs reprises un Jérémy déjà paniqué et désorienté.
Lorsqu’il est finalement pris en charge par les secours, à 21 h 50, Olivia attend depuis 45 longues minutes, au pied du domicile de Muguette. Jérémy est à demi-nu, prostré, à terre. Ses vêtements ont été arrachés par les chiens ou perdus dans la course. Il est toujours conscient mais hurle de douleur. Il a mal au ventre. Et jure à qui veut l’entendre qu’il n’a rien volé.
Transporté en urgence à l’hôpital Pasteur à Nice, il y décède, victime d’un choc septique qui fait suite à la perforation de son intestin grêle, témoignage de la violence des coups reçus. D’après Olivia, les examens nécessaires n’auraient pas été faits. Malgré son insistance, les médecins ont reporté les tests approfondis au lundi, après le week-end. Jérémy est mort le 14 octobre 2022. C’était un vendredi.