Il aura mis le temps. Il aura attendu son heure, tapi dans l’ombre, guettant sa proie, patiemment. Quand, en juillet 2015, Vincent Bolloré se met à dégommer une à une toutes les têtes de Canal+, ça fait un an déjà qu’il a été nommé président du conseil de surveillance de Vivendi, la maison mère de la chaîne cryptée, à la faveur du rachat
Jusqu’en janvier 2015, il est même invisible dans les locaux bicéphales du groupe, qui se partagent entre le business à Issy-les-Moulineaux (place du Spectacle, on ne rit pas) et les programmes à Boulogne, à un jet de cerveau de la tour TF1. Soit, d’un côté, Bertrand Meheut en président de Canal+ et, de l’autre, Rodolphe Belmer en directeur général chargé des programmes. Le second, appelé depuis des lustres à remplacer le premier, trouve qu’à force de poireauter les lustres s’empoussièrent sérieusement (faites-nous penser à vous raconter la baston Meheut-Belmer, elle vaut son pesant de popcorn).
S’agissant de la stratégie du groupe Vivendi comme de celle de Canal+, je vais être clair : il n’y a que moi qui parle.
Depuis que Vincent Bolloré a mis un pied dans la porte, le bruit court, c’est sûr, Belmer va sauter. En juillet 2014, Challenges raconte un comité de direction de Canal+ au cours duquel Bolloré annonce la couleur : S’agissant de la stratégie du groupe Vivendi comme de celle de Canal+, je vais être clair : il n’y a que moi qui parle.
Et l’hebdomadaire de rapporter les propos du désormais patron de Vivendi quand on l’interroge sur l’avenir de Belmer à la tête de Canal+ : Canal+ n’a qu’un patron, c’est Bertrand Meheut.
Si ça sent déjà furieusement le roussi, à l’époque, Rodolphe Belmer
Donc, en apparence tout va bien. À la mi-janvier 2015, Rodolphe Belmer est même promu pour mission la conception, l’animation du développement de nouveaux formats de contenus, que ce soit dans la musique ou les images
. Ça, c’est sur le papier. Parce que le rêve de Vincent Bolloré est plus grand encore. Il l’a dit en prenant les manettes de Vivendi, il veut faire travailler ensemble les différentes filiales : Si l’on regarde aujourd’hui les activités médias qui composent le groupe […], on constate que la croissance de chaque entité est modeste. Mais le groupe recèle une valeur cachée qui est celle des synergies pouvant être mises en œuvre. Il faut combiner les forces de ces différentes affaires.
Pour faire simple, disons qu’il s’agit de produire un film StudioCanal avec une artiste Universal en tête d’affiche, d’assurer la promo du chef-d’œuvre ainsi réalisé dans Le Grand Journal de Canal+, lequel chef-d’œuvre aura une critique des plus laudatrices dans Direct Matin, sera ensuite décliné en comédie musicale dont la tournée ne manquera pas de passer par l’Olympia, celui de Bruno Coquatrix à Paris, racheté par Bolloré, mais aussi par CanalOlympia, la salle qu’est en train de créer l’homme d’affaires à Conakry, en Guinée. Ça distraira les dockers de Conakry Terminal, la filiale de Bolloré Africa Logistics qui construit une plateforme portuaire dans la ville, où l’envoyé spécial d’i-Télé, pardon CNews comme a décidé de la renommer Bolloré, ne manquera pas de couvrir l’événement et la chaîne C17 de le retransmettre en direct. C’est beau, hein ?
« L’intégration verticale », ça s’appelle. Et ce modèle-là, Bolloré veut le systématiser. En plus de la nomination de Belmer, Bolloré institue des séminaires
(les « cofondateurs »…). Trois heures de réu hebdomadaire, chaque mardi aprèm au siège de Vivendi avenue de Friedland, à Paris, qui rassemblent jusqu’aux 30 plus gros salaires du groupe, toutes filiales confondues. « On devait réfléchir à la stratégie de Vivendi, explique l’un d’eux aux Jours, mais on ne prenait que des microdécisions. Quinze personnes pour des décisions à 200 000 euros, c’est pas sérieux. » Une autre renchérit : « C’était devenu une joke entre nous : on ne regardait que des petits dossiers, rien de gros, une salle de spectacle ou encore Radio Nova ». Un autre des « cofounders » assène que ces réunions sont cofounders
comiques, pas préparées, pas structurées
. En revanche, on n’y parle jamais d’éditorial, uniquement de développement
. Ça viendra.
Se moquer de soi-même, c’est bien. Se moquer des autres, c’est moins bien.
Et vite : en février 2015, Vincent Bolloré, d’ordinaire avare de sa parole médiatique, choisit sur France Inter d’adresser un avertissement à Canal+. Interrogé sur cette tarte à la crème qu’est l’esprit Canal, Bolloré envoie du pâté : il y a parfois un peu trop de dérision. Je préfère quand ils sont plus dans la découverte que dans la dérision. Parce que parfois, c’est un peu blessant ou désagréable. […] Je trouve que se moquer de soi-même, c’est bien. Se moquer des autres, c’est moins bien
. Bah non, estiment Les Guignols de l’info qui, le soir-même, griffent son sens de « la dérision acceptable ». Léger érythème dans les relations Bolloré-Canal qui s’estompe bien vite. En apparence.
À la mi-mai 2015, ça gratte carrément, mais personne ne voit rien. Ce n’est qu’en juillet que l’hebdomadaire Society et Mediapart révèlent que Bolloré a exigé de Belmer qu’il déprogramme une enquête sur le Crédit mutuel, une de ses banques d’affaires dirigée par son pote Michel Lucas.
Car en surface, pourtant, ça roule. C’est tout seul comme un grand et sans en référer à Bolloré qu’en avril, Bertrand Meheut embauche Delphine d’Amarzit au poste de secrétaire générale
Ce même Belmer qui vient de reconduire Antoine de Caunes à la tête d’un Grand Journal qu’il compte sacrément ripoliner à la rentrée suivante du fait des mauvaises audiences, un insupportable déclin pour la vitrine en clair de la chaîne. Ce même Belmer qu’à la mi-juin, lors d’une réunion des cofounders délocalisée à Londres (virée à Abbey Road incluse, raconte Challenges), Bolloré présentait comme l’homme qui monte
, se souvient encore estomaqué un participant. Ce Belmer-là se retrouve viré quinze jours plus tard. L’homme qui monte est redescendu d’un coup.