Le Prytanée, le lycée militaire de La Flèche (Sarthe), produit parfois de belles choses : Belmer dans les années 80 et Descartes dans les années 00 (mais du XVIIe siècle). Je pense donc je fuis.
La formule est à peu près de Descartes – que personne ne songerait à appeler René –, mais elle colle parfaitement à Belmer, que tout le monde à Canal+ appelle – ou plutôt appelait – Rodolphe.
Belmer, donc (désolés, on n’a pas élevé les abonnés ensemble), fuit. Du moins la presse. Impossible de le convaincre de se faire tirer le portrait dans Libération, un exercice qui nécessite une rencontre avec l’intéressé. Il ne parle pas beaucoup, réfléchit longuement avant de l’ouvrir et rit toujours à rebours. Résultat, côté peopleries, ça va aller vite : breton de naissance, fils de général (d’où Le Prytanée), une femme, quatre enfants, pratique l’escrime, la marche à pied, aime la littérature russe et c’est à peu près tout. Ouais, pas très show off, le Belmer.
En 2003, son arrivée aux commandes de Canal+ au sortir de la crise Messier-Lescure fait s’hérisser quelques poils : le type du marketing ! Il est vrai qu’avec un Bertrand Meheut débarquant quant à lui du secteur des pesticides, ça faisait un peu bizarre : Avec Meheut Finances et Belmer Marketing, la chaîne est entre les mains les plus compétentes pour assurer son renouveau créatif
, daube alors un vieux de la vieille de Canal+.
La méthode Belmer ? Back to basics. Alors que Canal+ s’est égarée, dans sa période post-Lescure-De Greef, entre d’erratiques Emmanuel Chain, Frédéric Beigbeder et Maurad pour sa tranche en clair, Belmer fait ce qu’il sait faire : du marketing. Et pose une question simple : qu’est-ce qui fait l’identité de la chaîne cryptée ? Pour prononcer un gros mot : esprit Canal, es-tu làààààà ? Et, ô surprise, alors que l’ère Messier avait consisté à éradiquer toute forme d’ironie, Belmer d’expliquer que ce que les abonnés veulent c’est du show, de l’humour, du mauvais esprit – sans oublier le ciné et le foot pour le crypté.
Rodolphe Belmer, pas saltimbanque pour un sou mais biberonné au Canal+ des années 80, remet la chaîne cryptée sur ses vieux rails (on ne rit pas), en l’espèce Michel Denisot pour un Nulle Part Ailleurs regriffé en Grand Journal. Ça marche et voilà que, peu à peu, Canal+ s’énamoure d’un Belmer pourtant usiné chez HEC et passé par la boîte à études de marché McKinsey. Pardon, d’un Rodolphe. À Canal+, on doit pratiquer le name dropping en séminaire de motivation, comme d’autres le saut à l’élastique.
Et puis, sans vouloir clichetonner sur nos amis militaires, Belmer aime l’ordre ; du coup, il range sa chambre et fait son lit au carré. Canal+ a beaucoup de cinéma et de sport mais tout est sens dessus dessous. Il va donc éditorialiser les offres
(on vous a dit que Belmer était féru de littérature ?). Ça veut dire créer des rendez-vous pour les films, genre « box office », « coup de cœur », etc. Mais aussi des bouquets de nouvelles chaînes avec des droits déjà existants reconditionnés en Canal+ Family, Canal+ Cinéma, Canal+ Séries, etc.
L’époque est aux séries ? Canal+ va renforcer ses achats à l’étranger et développer une ambitieuse politique de séries maison ; création originale
on dit, quand on est chic et crypté. Les droits du foot explosent, la faute à une ligue très gourmande et de nouveaux concurrents ? En 2008, Canal+ réussit à contenir les ardeurs d’Orange en calculant au poil près les moyens de l’opérateur télécom et en épluchant toutes les déclarations de ses dirigeants dans la presse afin d’y déceler les matchs visés et faire une mise ad hoc.
Malin, pragmatique, lucide et pas ramenard, le voilà, le Belmer que Canal+ aime appeler Rodolphe. Seulement il y a Rodolphe mais il y a aussi Bertrand. Bertrand ? Bertrand Meheut, qui est numéro 1 de Canal+ quand Belmer est numéro 2. Pendant des années, l’attelage fonctionne. En apparence en tout cas. Début 2012, voilà même que Belmer est promis à un avenir plus grand encore, puisqu’il est décidé qu’il va succéder l’année suivante à Meheut. Il prend du galon dans le groupe, ses responsabilités s’étendent peu à peu, il devient plus business et moins programmes. Même si, en 2013, l’idée d’installer Antoine de Caunes au Grand Journal est de Belmer, c’est Maxime Saada qui a officiellement désormais la haute main sur les heures en clair de Canal+. C’est d’ailleurs Saada (qu’on n’appelle pas Maxime en interne) qui présente la nouvelle grille au printemps 2014. Belmer monte, donc, mais continue de se cogner au plafond Meheut moins déboulonnable qu’annoncé. Et qui trouve que Belmer le pas ramenard la ramène un peu trop, que Belmer le discret est un peu trop voyant.
En 2011, c’est pourtant ensemble que Belmer et Meheut font leur grande acquisition et entrée dans le monde de la télé gratuite : Direct 8, tadaaa. La créature TNT de Vincent Bolloré, octroyée gracieusement par un tout aussi gracieux Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en 2005. La créature clopinante, ridicule de Vincent Bolloré diffusée tout en direct de la tour Bolloré à Puteaux (Hauts-de-Seine), pains techniques et poulet en peluche inclus, avant de se muer en chaîne à base de Jean-Marc Momorandini. Dans un fascinant mouvement de double balle dans chacun de ses pieds, avec le rachat de Direct 8, Canal+ crée de toutes pièces un concurrent à son Grand Journal en recrutant Cyril Hanouna et, par échanges d’actions, fait monter au capital de Vivendi Vincent Bolloré, son futur équarrisseur.
On te disait oui dans un bureau et tu allais te faire foutre dans l’autre.
Et voilà que tout se fendille : l’Américain Netflix qui débarque et vient tailler des croupières numériques au vieux Canal ; BeIn Sports et ses brouzoufs qataris qui raflent les droits sportifs à tours de bras ; BFMTV qui bouffe i-Télé ; Le Grand Journal qui s’épuise et Belmer qui s’entête, le producteur Renaud Le Van Kim encore et toujours reconduit à la tête de l’émission phare tandis que la chaîne se gratte la tête et jase ; les abonnés qui s’enfuient ; et Belmer et Meheut plus que jamais en guerre. À la fin, ils ne se parlent plus. Se mettent des bâtons dans les roues à qui mieux mieux. Un producteur témoigne : Les deux dernières années de Belmer, c’était pas possible parce que lui et Meheut se paralysaient l’un l’autre : on te disait oui dans un bureau et tu allais te faire foutre dans l’autre.
Finalement, Rodolphe Belmer sautera avant Bertrand Meheut. Dans un article de Libération signé de vos serviteurs et publié au moment où avait été annoncé le remplacement prochain de Meheut par Belmer, un proche
nous déclarait ceci : Dans ces milieux, c’est fou le nombre de dauphins qui se sont fait buter avant d’arriver au bout.
D’une lucidité rare.