Ils prennent la rue de nuit, à quelques centaines. S’organisent au dernier moment par chaînes de SMS ou par Facebook. Disent qu’ils en ont marre de la petite routine syndicale, qu’ils ne font pas confiance aux responsables politiques. Ils portent parfois des capuches, des cagoules ou remontent leur col jusqu’aux yeux pour esquiver les photographes. Appellent « les citoyens » à les rejoindre mais ramassent surtout les passants acquis à leur cause. Les autres flippent de cette irruption en bloc dans les rues de la ville. Doutent de leurs intentions. Qui sait s’ils ne sont pas armés, sous leurs doudounes ? De « l’apéro chez Valls » aux défilés nocturnes sur les Champs-Élysées, l’année 2016 aura été rythmée par des manifs sauvages, désormais policières. Le Monde parle même de « Nuit debout des policiers ». Alors bien sûr, sur le fond, tout oppose le mouvement contre la loi travail et celui qui a débuté la semaine dernière. Deux franges irréconciliables de la population se font entendre. Le printemps s’est en partie cristallisé sur la dénonciation des violences policières ; l’automne crépite de policiers indignés d’être pris pour cibles. D’un côté, une remise en cause de l’ordre établi ; de l’autre, une exigence d’ordre rétabli. En six mois, les accusations de « comportements inacceptables » de la part de manifestants « hors-la-loi » sont passée d’un camp à l’autre. Tandis que le gouvernement fait preuve d’une égale inaptitude à faire redescendre la pression.
Cette fois-ci, l’étincelle n’est pas un projet de loi mais un fait divers survenu l’après-midi du 8 octobre dans l’Essonne. Au « carrefour du Fournil », qui sépare les communes de Viry-Châtillon et de Grigny, deux voitures de police sérigraphiées stationnent à quelques mètres l’une de l’autre, au pied d’une caméra de vidéosurveillance. Les quatre fonctionnaires à l’intérieur sont chargés d’occuper le terrain, à l’orée de la cité de la Grande Borne, là où, au feu rouge, des « vols à la portière » ont lieu depuis plusieurs années. Un groupe de dix à quinze personnes attaque alors l’une des voitures à coups de cocktails Molotov et brûle grièvement Vincent, un adjoint de sécurité de 28 ans du commissariat de Savigny-sur-Orge. Pronostic vital engagé, amélioration lente, séquelles garanties. Sa collègue Jenny, 39 ans, en poste à Athis-Mons, est elle aussi sévèrement touchée. Les deux policiers de l’autre équipage se blessent plus légèrement en leur venant en aide.
On avait déjà signalé que c’était dangereux de mettre des collègues en faction sur ce site, où des patrouilles avaient été prises à partie plusieurs fois.
A-t-on envoyé ces policiers au casse-pipe ? C’est ce que pensent leurs collègues. René, 38 ans, travaille au même commissariat que Vincent, à Savigny-sur-Orge. Une sorte de bunker gris posé sur un rond-point, en face du McDo, au bout d’une zone pavillonnaire. « On avait déjà signalé que c’était dangereux de mettre des collègues en faction sur ce site, où des patrouilles avaient été prises à partie plusieurs fois », déplore ce fonctionnaire de la brigade anti-criminalité (BAC). Benoît, 28 ans, travaille, la nuit, dans une autre BAC de l’Essonne. Pour lui, c’est clair, « on ne met pas quatre flics, dont deux qui ne connaissent pas le coin, pour garder une caméra ». L’objectif leur semble dérisoire. Un troisième « baqueux » du département, Mehdi, 31 ans, sort son portable pour nous montrer les photos d’une voiture de police au pare-brise défoncé après une intervention à la Grande Borne, en septembre. Il espère que les blessés de Viry-Châtillon recevront au moins « une décoration, leur grade et une mutation ». La sûreté départementale est chargée de retrouver les auteurs des faits. Même s’il se réjouirait de les voir arrêtés, Benoît voit dans cette agression « le symbole de là où on en est. Depuis, il y a eu Bastia, Vénissieux, Mantes-la-Jolie (les forces de l’ordre y ont aussi été visées par des cocktails Molotov ce mois-ci, ndlr) ».
Une fois allumée, la mèche de la colère met quelques jours à prendre. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve se rend au chevet des policiers blessés le soir-même. Accompagné du Premier ministre et régional de l’étape – Manuel Valls est l’ancien député-maire d’Évry –, il fait la tournée des commissariats du département, le lundi 10 octobre. Promet que les « sauvageons » seront « rattrapés ». Les policiers trouvent la formule trop light. « C’est gentil, un “sauvageon” », juge un gradé de l’Essonne, qui n’a pas manifesté mais se sent « solidaire ». « Dans nos procédures, on doit employer les bons termes, et le ministre dit “sauvageons” au lieu d’“assassins” », ajoute René. Les agents interrogés reprochent aussi au directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), Luc-Didier Mazoyer, d’avoir minimisé sa responsabilité dans l’organisation des patrouilles. À la suite de l’agression, une grève du zèle est décrétée. « On se met tous en position d’attente, sans occuper le terrain », précise René. Service minimum, seuls les appels et les urgences sont traités. Quelques rassemblements ont lieu devant les commissariats.
Les choses se corsent lundi dernier, quand les fonctionnaires décident de rejoindre l’hôpital Saint-Louis, à Paris, où est soigné Vincent, l’adjoint de sécurité blessé, avant de défiler sur les Champs-Élysées. Les Essonniens se sont donné rendez-vous sur le parking de la Snecma (entreprise d’aéronautique, premier employeur local), à Évry, pour un départ groupé. Mehdi y était. « Tout part d’ici, vous savez. » Sur place, Luc-Didier Mazoyer tente en vain de dissuader ses troupes. « On lui a tourné le dos. Alors il nous a dit : “Vous êtes des Gitans, vous agissez comme eux.” Mais on ne fait pas n’importe quoi, on a toujours laissé une patrouille dans chaque commissariat. » Le cortège de véhicules se dirige malgré tout vers Paris, charriant sur son passage d’autres policiers de la petite couronne, hors service ou en service, en civil ou en uniforme, en voitures siglées ou banalisées. Surtout des « policiers de base », ceux de la sécurité publique, qui répondent aux appels de police-secours et patrouillent dans les rues. Traités comme « la poubelle de la police », estime Benoît. « Et les commissariats, c’est le fond de la poubelle. »
Devant le caractère incontrôlé de cette mobilisation à laquelle ont participé, avec leur matériel de fonction, des agents censés travailler, le directeur général de la police nationale (DGPN), Jean-Marc Falcone, annonce le lendemain l’ouverture d’une enquête de l’IGPN, la « police des polices ». Il parle de « comportement inacceptable » et convoque, mardi soir, tous les chefs de brigade de l’Essonne à Évry pour leur remonter les bretelles. Le DGPN se livre « à un petit chantage », commente le gradé de l’Essonne : « Il leur a dit que s’ils voulaient éviter les sanctions, il fallait qu’ils canalisent le mouvement et empêchent les gens de partir » en manifestation. C’est à la sortie de cette réunion que Jean-Marc Falcone se retrouve bloqué en voiture sous les huées et les appels à la démission. « Et encore, nous sommes restés soft », estime René.
Chaque commentaire, de la part de la hiérarchie ou de responsables politiques, entraîne une réaction en chaîne. Quand le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, voit « la patte du FN » dans ces manifestations, il récolte l’inverse de ce qu’il espérait : des policiers hostiles à toute « récupération » politique viennent grossir les rangs, le parti d’extrême droite leur affirme son soutien, la curiosité médiatique s’accroît. La popularité réelle du Front national chez les policiers mobilisés est difficile à évaluer. Ceux qui veulent la démontrer s’appuient sur une vague d’études récentes du Cevipof, qui place le FN à plus de 50 % des intentions de vote pour Marine Le Pen en 2017 chez les policiers. Il faut toutefois rappeler que ces enquêtes ne portent que sur quelques centaines de policiers et de gendarmes (ils sont respectivement 144 000 et 98 000 en France). Au doigt mouillé, le gradé de l’Essonne dirait qu’il constate une « recrudescence des sympathisants FN dans la police, même s’ils n’ont pas leur carte. Mais ce mouvement touche tout le monde ». Seul fait avéré : l’un des manifestants très actifs à Paris, Rodolphe Schwartz, ancien adjoint de sécurité jamais titularisé dans la police, était candidat sur une liste FN aux dernières municipales parisiennes. René préfère évacuer la question électorale : « Concrètement, on était tous d’accord avec ce que Marine Le Pen a dit. Mais si n’importe quel responsable politique l’avait fait, j’aurais dit la même chose : “Lui au moins, il nous comprend.” »
Depuis une semaine, rien n’y fait. Que le gouvernement promette une concertation ou des moyens supplémentaires, ses rejetons n’écoutent pas. Ils préfèrent s’encanailler en centre-ville, dans le dos des parents. Les syndicats, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans cette mobilisation qui ne veut pas d’eux, appellent à des rassemblements plus cadrés cette semaine. Mais un mot d’ordre de boycott circule déjà dans les rangs.
Mercredi dernier à Paris, les brassards de police sur anoraks avancent le long du canal Saint-Martin. Pas de cordon pour leur barrer la route, le cortège se déploie sans entraves. Des passants qui rentrent chez eux, en couple ou en Vélib, croisent le chemin de cette manif imprévue, qui chante La Marseillaise comme d’autres Bella ciao. Un riverain les applaudit au balcon. Quai de Valmy, plusieurs fonctionnaires s’agitent : c’est là que la voiture de leurs collègues a pris feu, en mai. Sur un trottoir, un type tout seul à l’entrée d’un porche les houspille à la cantonade. Six ou sept manifestants commencent à lui courir après, dissuadés par d’autres qui craignent que ça ne dérape. L’un d’entre eux revient sur ses pas, furax : « Y a mille policiers dans les rues et ils ont pas peur, ces enfoirés. » Le lendemain soir au Trocadéro, les manifestants remettent ça. « Falcone, démission », « Les gendarmes, avec nous. » À la fin du défilé, des taxis sympathisants garés sur les Champs-Élysées proposent aux policiers de les ramener gratuitement chez eux. Le surlendemain, c’est à Notre-Dame-de-Paris. Et ainsi de suite. Toujours des visages masqués, une circulation auto-organisée en direction de la place Beauvau, dont la voie est barrée par des gendarmes. René voudrait faire comprendre que si les policiers « se manifestent comme ça, c’est qu’il y a une raison, qu’on n’en peut plus. On est dans l’illégalité, avec ce mouvement ». L’agent de la BAC explique les visages masqués par « la peur des représailles » venues d’en haut ; « comprend » sans y être favorable.
Samedi après-midi à Évry, devant la mairie (occupée par Manuel Valls jusqu’en 2012), l’ambiance est bien différente. Les policiers de l’Essonne sont venus de jour, tous à visage découvert, accompagnés de leurs conjoints et de leurs enfants. Deux ou trois gamins portent un drapeau français flanqué de l’inscription « Je soutiens mon papa et ma maman ». Les policiers et leurs famille discutent en petits groupes, répondent volontiers aux journalistes. Ils veulent briser l’image qui leur a collé aux basques toute la semaine : celle de factieux, de « casseurs » (qui ne cassent rien), de voyous. Avant de se retrouver sur ce parvis, à l’issue d’une semaine de manifs, Mehdi n’avait participé qu’à une marche blanche en 2013, en hommage à deux policiers tués en service.
Cela fait des années que les policiers évoquent des problèmes de matériel – l’état des voitures, des commissariats –, d’effectifs, de formation continue. Ils sont parfois descendus dans la rue à la suite de décisions judiciaires défavorables à des agents. Mais le tout s’agrège cette fois-ci à des questions plus insolubles : leur lassitude vis-à-vis de la prise de risques, leur peur d’être visés pour ce qu’ils représentent (qui a franchi un palier depuis juin, avec l’attentat de Magnanville), leur impression de vivre « des attaques de plus en plus violentes », de ne plus être respectés. À travers une anecdote pas trop grave, le gradé de l’Essonne, qui a de la bouteille, veut faire comprendre ce changement de registre : « Hier soir, nous sommes intervenus pour un différend dans un appartement. La requérante ne répondait pas à l’interphone. Un jeune a ouvert la porte, nous allions en profiter mais il a tout de suite tiré la porte sur lui en disant : “Je suis chez moi, vous avez pas à rentrer.” »
La défiance envers la hiérarchie et les responsables politiques revient dans toutes les bouches. Et le seuil de tolérance a baissé. « À partir du DDSP (Luc-Didier Mazoyer, ndlr), c’est des hommes politiques, plus des policiers », regrette Benoît. « Nous sommes menés par des gens qui ne comprennent pas notre métier. » « Les responsables politiques vont tôt le matin dans les quartiers, escortés par une compagnie de CRS », raille Mehdi, pour qui ils n’effleurent même pas sa réalité.
Les responsables politiques vont tôt le matin dans les quartiers, escortés par une compagnie de CRS.
Assis devant un café, René monte sur son cheval de bataille : la réponse pénale. « On ne se sent pas suivis par la justice », raconte-t-il, reprenant une expression qu’on a entendue de nombreuses fois : « Les individus qui nous retrouvent dehors, ils nous rient au nez. » En juin dernier, René a poursuivi jusque sur un parking une petite moto qui avait refusé de s’arrêter. « Je sors du véhicule, il me regarde droit dans les yeux et me fonce dessus. » Le policier de la BAC ceinture le conducteur, tombe et s’en sort avec une blessure à la main. L’auteur est jugé pour violences volontaires. Insuffisant, juge René. « Concrètement, c’était une tentative d’homicide. La justice minimise l’action commise. » De sa mésaventure personnelle, comme de ses dix ans de métier, il tire des conclusions plutôt sombres. « Pour faire simple, on ne croit plus en personne : ni les pouvoirs politiques, ni la hiérarchie. On se sent seuls, démunis, pas soutenus par la population, même si c’est un peu plus le cas depuis les attentats. » Pour « vivre le plus paisiblement possible », René habite dans un autre département. En contrepartie, il « se lève plus tôt, fai[t] plus de route, dépense plus d’argent pour l’essence ». Quand il a l’impression qu’une voiture le suit, il fait « un tour de rond-point supplémentaire ». Comme ses collègues, il participe à un mouvement qui prospère sur une accumulation de rancœurs, de déceptions, de bornes mentales franchies. Et il y trouve une maigre satisfaction : « On en avait marre de ne pas parler. »