Cela fera un mois ce 26 août que Loup Bureau, étudiant en journalisme, se trouve derrière des barreaux en Turquie, accusé d’appartenir à une organisation terroriste pour un reportage réalisé en 2013 auprès de Kurdes syriens. Depuis son arrestation, ses copains d’études se démènent, ils ont formé et animent le comité de soutien qui se bat pour sa libération. Et racontent pour Les Jours leur camarade, étudiant atypique, méthodique et tenace.
Katell Bouniol, photographe, a fait sa connaissance en 2009. Ils débarquaient tous les deux à Montaigu (Vendée) pour deux ans de BTS montage et postproduction pour lui. « Je me souviens de l’instant précis de notre rencontre, dit-elle. Nous étions dans la même colocation, nous venions d’emménager et la première soirée s’est terminée par la décision de partir ensemble l’été suivant en Turquie. » Elle parle d’un garçon sérieux et assidu en classe, qui « gardait une part de réserve », comme « une forme de pudeur ». Il savait déjà précisément ce qu’il voulait devenir : journaliste et reporter de guerre. À l’été 2010, ils partent comme prévu en Turquie, sacs aux dos.
Pendant le voyage, ils discutent souvent de la place de l’image dans les médias. « Est-il bon de tout montrer ? À partir d’où éviter le misérabilisme ou le voyeurisme ? Est-il nécessaire de montrer la vérité dans toute sa violence pour faire changer les choses ? » Katell Bouniol donne à Loup Bureau des notions de cadrage et de réglage photographique. « Lui, poursuit-elle, m’a appris à mes dépens l’art de la fugue : il a décidé de poursuivre seul son périple, en franchissant la frontière vers la Syrie. » C’était juste avant le déclenchement de la guerre civile. « Il a fait faire un visa, il avait déjà besoin d’aller plus loin dans chaque chose pour mieux comprendre les situations géopolitiques. »

Un an plus tard, en septembre 2011, après un nouveau voyage, de quelques mois cette fois, Loup Bureau débarque à Lannion (Côtes d’Armor) pour une licence professionnelle dans un IUT de journalisme. « Quand je l’ai vu pour la première fois, se souvient Benoit Le Corre, 26 ans, aujourd’hui journaliste indépendant et l’un de ses meilleurs amis, c’était pour une soirée étudiante à la rentrée. Il était dans la filière audiovisuelle, moi dans la filière web, et sortait d’un périple incroyable. Des étudiants avaient fait pendant l’été des stages dans des rédactions locales, moi je rentrais de San Francisco, lui il débarquait d’Afghanistan et du Pakistan. Il avait quelque chose d’aventurier, de baroudeur, mais il n’en jouait pas. Cela créait un vrai décalage avec les autres, cela m’a tout de suite plu. Il venait vraiment d’ailleurs. »
Les deux garçons accrochent bien, l’année universitaire n’est pas passionnante – « les profs nous disaient que c’était super de travailler en locale » –, et Loup convainc Benoit de partir l’été suivant en Égypte, pour apprendre l’arabe au Caire. « Il me disait “si on veut bosser au Moyen-Orient ensuite, il faut apprendre l’arabe, on n’a pas le choix. C’est le seul moyen d’entrer en communication avec les gens.” » Ils trouvent un partenariat grâce à l’université Aix-Marseille et s’inscrivent en arabe littéraire au Caire, où ils passent un an, vivant dans une colocation. « C’était juste avant la destitution de Morsi, restitue Benoit Le Corre. On voulait en profiter pour apprendre à faire des reportages, et essayer de les vendre. »
Benoit décroche de l’apprentissage de l’arabe au bout de quelques mois, Loup s’accroche jusqu’au bout. Après la destitution de Morsi, ils restent travailler sur ceux qui occupent la place Tahrir, et sur la place elle-même, envisagée comme un personnage, dans un web documentaire, « comme c’était la mode à l’époque ». D’après Benoit, Loup avait « déjà des réflexes de sécurité ». Avant les manifestations, il lui recommandait de se déplacer sur les trottoirs, au plus près des murs, pour éviter les pierres. « Tous les étés, pour financer ses reportages, il travaillait comme maître-nageur dans des campings, il avait quelque chose de raisonnable, de très prudent, il faisait toujours attention aux autres. » Ils avaient des débats sur la position du journaliste dans les manifestations. « Il est très carré, poursuit son camarade Benoit. Quand les manifestations dégénèrent, on a tous envie de regarder. Lui, il disait “si on sait qu’on ne vendra pas un sujet, on rentre, c’est du voyeurisme de rester, et c’est prendre des risques pour rien”. »
Après l’Égypte, Loup Bureau repart en Syrie, seul, cette fois pour vendre à TV5 Monde un sujet sur un instituteur kurde qui a rejoint les YPG, combattants kurdes participant en Syrie à la guerre contre Daesh. De ce reportage, il conserve dans son appareil numérique une photo le montrant en compagnie de militants kurdes. C’est ce cliché qui lui vaudra d’être arrêté le 26 juillet dernier (lire l’épisode 18, « Loup Bureau, trois semaines dans les geôles d’Erdogan »), puis inculpé dans le cadre d’une procédure pénale et incarcéré à Sirnak, proche des frontières syriennes et irakiennes dans le sud-est de la Turquie, pour « appartenance à une organisation terroriste armée ». En Turquie, rencontrer des sources combattues par le pouvoir est assimilé par ce dernier à de la complicité. Ce qui rend impossible la pratique du journalisme.

D’après Benoit Le Corre, le Moyen-Orient était une vraie passion pour son copain. Le père de Loup, Loïc Bureau, se demande si cette attirance n’a pas pris racine sur les étagères où il range ses diapositives. « Quand j’étais jeune, raconte-t-il, j’avais un copain de fac qui avait vécu au Proche et au Moyen-Orient, parlait l’arabe, l’araméen, le persan… Il m’a proposé de partir avec lui tous les ans, j’avais déjà Loup, on a fait l’Égypte, la Jordanie, la Libye, la Syrie, l’Irak, la Turquie… Je n’en ai pas particulièrement parlé avec Loup, mais j’ai vu un jour qu’il s’intéressait à mes diapositives. Cela a pu nourrir son imaginaire. Peut-être qu’il aime comme moi boire un thé ou un café turc quand le soleil se couche dans une ville arabe, où la vie ne faiblit jamais. »
Loup Bureau est ouvert, « très sociable », selon son père, qui a observé les années lycée de son fils d’assez près : la famille vivait à Orvault, banlieue chic de Nantes, mais le garçon voulait faire option cinéma, alors il est venu dans le lycée à Bellevue, quartier populaire où enseignait son père, professeur d’histoire-géographie. Loup détonnait un peu par sa façon de s’habiller, se souvient ce dernier. Il était élégant, avec un long manteau et des cheveux assez longs quand les autres avaient les cheveux courts et des survêtements. « Mais il était complètement intégré, jamais à l’écart. Il avait plein de copains, plutôt kurdes, arabes ou turcs. Il n’a jamais eu le moindre problème, il s’entend bien avec les gens. La seule chose qu’il n’aime pas, c’est le conformisme. D’ailleurs, je lui dis des fois que je le trouve trop intolérant avec les gens conformistes. »
Pour moi, il est déjà un journaliste aguerri. Lui considérait qu’il était armé pour l’image, les reportages, les théâtres de guerre, mais qu’il devait gagner en compétence journalistique.
Revenons en 2015. Avant de se lancer, BTS et DUT en poche, Loup Bureau décide de terminer ses études avec une école de journalisme en Belgique. « Je n’ai pas trop compris ce choix, relève Benoit Le Corre. Pour moi, il est déjà un journaliste aguerri, il avait déjà travaillé pour TV5 Monde, Arte, on a travaillé ensemble pour Slate et le Huffington Post US. Lui considérait qu’il était armé pour l’image, les reportages, les théâtres de guerre, mais qu’il devait gagner en compétence journalistique. »
En septembre 2015, il débarque donc à Bruxelles, à l’Institut des hautes études des communications sociales. Tatyana Rassos, étudiante belge de 24 ans, se souvient : « Au début de l’année, on devait présenter un sujet sur lequel on travaillerait un an et demi et Loup a parlé de l’Ukraine, de Maïdan, d’une guerre qui était proche de nous, mais qui était invisible, dont moi j’ignorais tout. Il était allé là-bas à la fin des protestations sur Maïdan en 2014. La vision qu’il avait du journalisme m’a profondément touchée. J’ai travaillé avec lui pendant un an et demi sur ce sujet. »

Ils suivent deux jeunes ukrainiens pour des portraits croisés. Un jeune homme qui ravitaille les combattants au front, et une jeune fille qui travaille sur un camp d’entraînement médical. « C’est important de préciser ça, pense Tatyana Rassos, car Loup veut être reporter de guerre mais il n’a pas de passion pour la guerre, les armes. Ce qui l’intéresse, c’est les répercussions de la guerre sur les gens. » Elle avait fait au début de leur formation un portrait de lui, pour un exercice pratique. Elle y écrit que pour Loup, « le côté spectaculaire de la guerre par les armes, les soldats et les affrontements, ne vaut pas l’arrière-front, qui d’un point de vue sociétal est dix fois plus intéressant à traiter que le front lui-même ».
Ils se débrouillent pour financer leur reportage, en décrochant une bourse puis en lançant une campagne de crowdfunding. En tout, ils récoltent 5 000 euros. Loup Bureau les entraine une première fois en Ukraine avant de commencer à préparer le sujet. « Ce n’était pas prévu mais il voulait vérifier avant de se lancer. On y est allés, l’Ukraine c’est pas loin, c’est facile. » Là-bas, ils se débrouillent pour rencontrer des journalistes, se font une amie qui deviendra leur traductrice. Puis partent en septembre 2016 pour un mois. Tatyana est logée dans le camp médical où elle suit la jeune fille, Loup chez le garçon qui ravitaille. « L’idée était d’être au plus proche de nos personnages, poursuit Tatyana. Loup voulait qu’on s’incruste dans leur quotidien. » Il se montrait protecteur avec elle. Comme il maîtrisait très bien la caméra, il l’épaulait. « Même à distance, il prenait soin de moi », ajoute-t-elle.
Quand on faisait un sujet ensemble, moi ça ne me gênait pas de mettre un titre un peu putassier, pour être lu. Lui, il disait “c’est un métier très noble, il faut respecter”.
Le jury de l’école s’est montré à l’arrivée plutôt critique. Il trouvait le sujet partisan, les étudiants prenaient position pour les activistes de Maïdan. Et, selon eux, on ne voyait pas le front, la guerre restait invisible. L’invisible offre pourtant aux situations que l’on filme un caractère universel. « On était pas d’accord avec eux et Loup le leur a dit, poursuit Tatyana. Sa particularité c’est qu’il a une vraie vision du journalisme, c’est profond en lui. Du coup, cela impressionne souvent quand il parle. »
Benoit Le Corre, l’ancien de l’IUT de Lannion, ajoute que son copain nourrissait « une passion pour le journalisme à l’ancienne, comme s’il était d’une génération d’avant ». Il cherche un exemple, et dit : « Quand on faisait un sujet ensemble, moi ça ne me gênait pas de mettre un titre un peu putassier, pour être lu. Lui, il disait “c’est un métier très noble, il faut respecter”. » Tatyana Rassos ajoute que son ami « veut se sentir utile dans ce monde ». Qu’il adore « les rencontres, raconter des histoires ». Qu’il est « attentif aux gens sur le terrain, il aime leur quotidien, même quand cela n’a rien d’extraordinaire ».

Au début, juste après l’incarcération de Loup, seul Benoit parlait spontanément. Katell, Tatyana, et Maud, sa petite amie, sont plus timides, ou moins habituées à se retrouver de ce côté des interviews. Alors Katell Bouniol a commencé par écrire un petit texte, qu’elles m’ont envoyé. La chute avait été rédigée avec Maud. « Si nous devions [le] d’écrire en quelques adjectifs, nous nous accordons à dire qu’il est intelligent, cultivé, extrêmement curieux et charismatique. C’est quelqu’un qui marque car il est entier, profondément humain et bon. Il est entre la bienveillance et la taquinerie permanente. C’est un bon vivant, avec des valeurs bien ancrées telles que l’amitié, la loyauté et le respect des autres. » Les enseignants bruxellois de leur côté décrivent un étudiant « raisonnable », qui n’a rien d’une « tête brûlée ».
Martin Pradel, avocat français de Loup Bureau, trouve le comité de soutien, formé par les copains d’études de son client, « très frais, organisé, déterminé, engagé ». D’après lui, le fait que le mouvement soit parti d’eux, « et non des organismes dont c’est le mandat et qui mènent un travail remarquable mais plus classique, de lobbying, de mobilisation des grandes rédactions », permet de créer une vague « plus citoyenne ». Le comité a lancé un groupe Facebook ainsi qu’une pétition qui a pour l’instant dépassé les 27 000 signataires. Ils veulent bientôt proposer à ceux qui le souhaitent d’écrire à Loup Bureau, mais il faudra que ce soit en turc, pour passer la censure et l’atteindre dans sa cellule.
Incarcéré à Sirnak, Loup Bureau n’a pu recevoir qu’une visite consulaire pour l’instant et les autorités voulaient le transférer à Van, un peu plus au nord, à la frontière iranienne. Le transfert a été suspendu selon le ministère de la Justice turc. Pour le reste, la famille et le comité de soutien sont, semble-t-il, assez peu informés par l’Élysée et le Quai d’Orsay. Son avocat turc, Rusem Aytac, a pu le rencontrer deux fois cette semaine, et Loup Bureau peut désormais lire. Il a accès aux livres que le consulat lui avait apportés. La semaine dernière, il a aussi pu joindre son père par téléphone (lire l’épisode 18, « Loup Bureau, trois semaines dans les gêoles d’Erdogan »), tandis que les présidents turc et français ont échangé au sujet du journaliste français. Un nouveau coup de fil était prévu cette semaine entre Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan. La demande de remise en liberté déposée par son défenseur doit être examinée ce vendredi au plus tard. Tatyana Rassos espère que son ami sera rentré à temps. Le 5 septembre, ils soutiennent tous les deux leurs mémoires théoriques à l’école.
Mis à jour le 25 août 2017 à 19h07. Le comité de soutien de Loup Bureau a annoncé vendredi qu’une nouvelle demande de remise en liberté avait été refusée. Il a également annoncé que le journaliste avait été transféré sans explication dans une autre cellule, sans télévision.