Peu d’entre nous le savent tant elle peut nous insupporter au quotidien, mais la vie politique française est – avec celle des États-Unis – l’une des plus scrutées au monde. En Espagne, en Italie, au Royaume-Uni comme en Amérique du Nord et dans tous les pays francophones, nos débats sur la loi travail, la gauche pas assez (ou trop) de gauche, le retour de Sarkozy ou l’irruption du burkini sont disséqués. Avec, selon les sujets, un mélange de fascination, d’ironie ou de sidération pour nos archaïsmes, notre République aux mœurs monarchiques, comme pour notre capacité à défendre le fameux « modèle français » qui agace autant qu’il séduit. Dans un monde globalisé dont elle est partie prenante, la France incarnerait un îlot de résistance et – même si le mot est galvaudé – un universalisme.
« Modèle français »... En même temps que j’écris plus haut cette expression moulinée à l’infini par les responsables politiques et des cohortes de journalistes (moi inclus, donc), je me demande de quoi l’on parle et s’il y a vraiment lieu de s’en gargariser... Typiquement, le « modèle français » (qui a une variante, le « modèle social français ») est une sorte de totem politico-médiatique, une vache sacrée, un anachronisme. Le brandir est une facilité, une quête implicite de consensus, qui empêche de penser et participe donc de cette confiscation du débat public. Il faudra ici se méfier de toutes ces « belles idées », de ces constructions, de ces « grandes valeurs » que nous tenons pour acquises.
La France est un vieux pays hyper-politique. Pour les acteurs et les commentateurs de la chose politique, les repères et les grands clivages de notre vie publique reposent sur un récit épique qui s’étend grosso modo de la Révolution à la Commune de Paris, en passant par le Conseil national de la Résistance ou Mai 68. Mais ces références et cet héritage de l’histoire sont-ils (encore) partagés par une large part de la population ? C’est très peu probable. La politique est mise à distance de trop nombreux citoyens par ses codes, par une manière de la pratiquer et de la raconter qui exclut trop souvent plutôt que de rassembler.
Désacralisée, la politique obéit à des logiques de très court terme. Elle est diluée et violentée aussi en permanence par la mécanique du storytelling, sondages jusqu’à l’overdose, langage aussi creux que formaté par des communicants, versatilité des commentateurs, mise en scène de la vacuité, exhibition de la vie privée de certains responsables publics... D’autres formes de confiscation.
Avec le Front national à plus de 25 %, la presse étrangère est souvent plus percutante pour pointer le malaise français, la crise de confiance du pays envers ses dirigeants, ses élites et ses institutions. Bref, tout ce qui contribue, depuis pas mal d’années, pour nombre d’entre nous à se sentir dépossédés de la politique telle qu’elle est pratiquée et à s’en détourner. Ce qui ne signifie pas désintérêt. Faites l’essai, lancez une conversation sur la politique ! Passion, confusion, réflexion et propos à l’emporte-pièce assurés...
Mais comment être dignement représenté par celles et ceux, si nombreux, qui, à travers la politique et le mandat électif, ne semblent plus rechercher qu’une situation de rente ? Attraper une part de pouvoir en s’asseyant sur des idées et des convictions. Pourquoi, par exemple, les frondeurs, Mélenchon, Hamon, Montebourg, le PCF et les écolos canal Cécile Duflot sont-ils incapables de s’entendre et de présenter le visage uni d’une autre gauche ? De quel système complètement malade Cahuzac et Balkany sont-ils le produit ? Pourquoi le PS est-il dirigé par Jean-Christophe Cambadélis, auteur lointain du « manifeste contre le Front national » mais un temps salarié fictif d’un ancien du FN ? Et pourquoi ces caricatures permanentes de langue de bois, de débats ineptes ou de compétition pour les places qui contribuent à détourner le regard et à nous éloigner davantage de la politique ? Et puis surtout, qui croire avec cette absence pathétique de résultats des gouvernants présents et passés, quand plus six millions vivent sous le seuil de pauvreté, des millions d’autres guignent un emploi et les inégalités s’aggravent, se reproduisent ? Confiscation, là encore.
La défiance a atteint la cote d’alerte. J’entends des gens extrêmement structurés politiquement et passionnés par le débat dire qu’ils n’iront pas voter à la présidentielle : « Cette fois, ce sera sans moi... » D’autres (parfois les mêmes) assurent qu’ils n’iront pas non plus voter au second tour en cas de duel Sarkozy - Le Pen : « Ils sont pareils, qu’ils se débrouillent ! » Ce qui n’est pourtant pas la réalité... encore moins vu de l’étranger. Ne souriez pas, mais la qualité du débat public et le niveau des élites politiques françaises sont bien plus salués que décriés ou ignorés hors de nos frontières.
En France, les politiques eux-mêmes ont conscience que leur petit monde est à bout à souffle, que leur fonctionnement en vase clos dans un univers de privilèges et d’argent est intolérable pour l’immense majorité des citoyens. Que les débats essentiels ne sont jamais mis à l’agenda. Que les logiques des partis et des institutions favorisent les conservatismes et nuisent au renouvellement. Que les promesses intenables suscitent toujours plus de rejet... Tous savent que le pire est palpable, là, à portée de main. Du coup, certains discourent sur la nécessité de tout transformer. Et vite ! Mais dans les faits et la pratique, (presque) rien ne change. Et l’éloignement de la politique se poursuit. L’abstention atteint des sommets, surtout dans les quartiers populaires. Les rhétoriques restent les mêmes, qui visent à maquiller l’impuissance.
Lors de nos longs débats aux Jours sur la manière de traiter cette élection présidentielle, un mot a émergé entre nous : la « confiscation ». Elle traduit à la fois ce désarroi partagé par des millions de personnes face à la politique, mais aussi cette envie de se réapproprier ce bien commun dont on aimerait ne plus désespérer.