En cette rentrée 2017, tout allait au mieux dans le meilleur des mondes pour la musique en France. Après vingt ans de crise du disque, de bataille contre les internautes pirates et des années d’incertitude face au nouveau modèle du streaming, cette fois ça y est. Le champagne est de retour dans les frigos des majors, l’argent afflue et même Francis Cabrel a fini par rejoindre les nouveaux géants de la musique que sont Spotify, Deezer ou Apple Music.
Sauf que tout le monde ne profite pas sur un pied d’égalité de cette nouvelle manne qui arrose aujourd’hui, selon beaucoup d’artistes, avant tout les maisons de disques. C’est pour remédier à cette distorsion dans le partage de la valeur du streaming que la filière française devait signer un accord sur une garantie de rémunération minimale en juillet. Las, c’est un échec et la négociation est embourbée comme jamais en ce début de mois d’octobre. En restant poli, on pourrait qualifier la situation de gigantesque merdier. Dans la filière musicale français, un de mes interlocuteurs parle de « situation détestable », mais il est bien obligé d’avoir une parole publique retenue. Ce revenu plancher n’existera peut-être jamais.
Bruit de scratch et de disque vinyle qui ralentit jusqu’à épuisement du son. Retour en arrière jusqu’au mois d’octobre 2015. Dans un salon douillet du ministère de la Culture, une grande partie de la filière musicale est réunie pour une photo souriante. Elle vient de signer, sous l’égide de Marc Schwartz, un médiateur venu de la Cour des comptes, une suite d’engagements qui doivent rééquilibrer un peu les rapports entre les producteurs de disques et les artistes. J’avais décrypté en profondeur à l’époque cette négociation révélatrice des conflits qui n’en finissent pas d’agiter la musique française.
Dans ce texte partagé en sept objectifs aussi beaux qu’un baiser de cinéma sur soleil couchant, se trouvait « le principe d’une garantie de rémunération minimale pour les artistes-interprètes », assorti d’un délai couperet d’un an pour négocier les termes de cette garantie entre maisons de disques et syndicats d’artistes.
Cette année s’est achevée le 7 juillet, à l’heure où bruissent les camions-poubelles dans les rues de Paris, après une ultime nuit de négociations et la signature d’un accord. Marc Schwartz, devenu entre-temps l’un des animateurs de la campagne d’Emmanuel Macron dans le secteur culturel puis le directeur de cabinet de la ministre de la Culture Françoise Nyssen, pouvait aller se coucher avec le sentiment du devoir accompli.
En réalité, non. Car, dès le lendemain de cet aboutissement présenté dans les médias comme historique, les syndicats d’artistes retiraient leur signature et mettaient sur la place publique l’échec total de cette année de négociation qui n’a en réalité pas eu lieu. Depuis, le médiateur de la musique a tenté…une médiation qui n’a rien donné, et la situation est embourbée comme jamais alors que les accords Schwartz devaient enfin adoucir les crispations entre patrons et salariés de la musique enregistrée.
Cette négociation emmerdait les producteurs de disques. Alors si on ne te force pas à faire un truc qui t’emmerde, bah tu laisses traîner.
Lancée dans la foulée de la promulgation de la loi dite « liberté de la création, architecture et patrimoine », qui embarquait beaucoup de choses dont cette idée d’une garantie de rémunération minimale (GRM) dans la musique en ligne, la négociation devait aboutir à une modification de la convention collective du disque et s’est donc déroulée entre partenaires sociaux, sans intervention du gouvernement. Entre grandes personnes, en somme. D’un côté, les patrons – les maisons de disques – représentés par le Snep (majors et quelques indépendants) et l’UPFI (indépendants) ; de l’autre, les artistes représentés par les syndicats Snam-CGT, SFA-CGT, FO, CFTC et CFDT. Ce qui fait beaucoup de lettres quand même.
Mais les discussions ont commencé par ne pas commencer. « Cette négociation emmerdait les producteurs de disques, m’a expliqué l’un des participants. Alors si on ne te force pas à faire un truc qui t’emmerde, bah tu laisses traîner ! » C’est ce qu’il s’est passé. Faute de réelle conduite des débats et malgré les relances polies des bureaux du ministère de la Culture, les discussions se sont tranquillement endormies pendant des mois. D’autant qu’en parallèle, les mêmes acteurs discutaient d’une étude sur les contrats qui lient les artistes et leurs maisons de disques, également prévue par le protocole Schwartz.
C’était un bon gros état des lieux des pratiques accepté par tout le monde, afin de comprendre réellement qui gagne quoi et de nourrir par ricochet les débats sur la rémunération minimale. Mais une fois entrées dans le vif du sujet, les maisons de disques – les plus grosses en particulier – ont tout fait pour noyer cette étude. Ne pas répondre aux sollicitations, expliquer que leur système informatique ne leur permet pas de produire telle ou telle information comptable, expliquer qu’elles ne peuvent pas livrer de données qui permettraient d’identifier un artiste… « Tout le monde a fait preuve de naïveté, l’État en premier, continue l’un des mes interlocuteurs chez les producteurs. Ils se sont imaginé que les labels allaient leur donner leurs chiffres comme ça ! Donc on a mis un an à définir les conditions de remise des chiffres, les conditions de la confidentialité, etc. À discuter de la méthodologie de l’étude et de rien d’autre. »
C’est le cabinet BearingPoint qui s’est chargé de cette grosse patate chaude, pour livrer finalement une étude – que j’ai pu consulter – où un seul chiffre fait douter beaucoup des personnes questionnées pour cette enquête de tout le reste : après l’étude de 65 disques parus en major en 2014, il apparaît que les nouveautés françaises génèrent une perte financière de 41,4 % en moyenne. Un chiffre plus que bizarre, qui voudrait dire que les trois majors sont en faillite ou presque, qu’elles se ratent violemment sur toutes leurs nouvelles sorties ou presque – les indépendants affichent quant à eux un déficit de 18,3 % plus réaliste.
Ce chiffre fait bondir Suzanne Combo la déléguée générale de la Guilde des artistes musiciens, qui n’est pas un syndicat représentatif mais a participé activement à cette année de discussions. « Les majors voulaient prouver qu’elles produisent à perte et ont besoin d’aides et du crédit d’impôts, avance-t-elle. Mais c’est improbable, vu qu’elles ont des actionnaires ! » Qui irait investir dans un business qui perd autant d’argent ? Guillaume Leblanc, le directeur général du Snep, tempère cet état des lieux : « Cette étude reflète assez utilement ce qu’on dit depuis des années, à savoir la dure réalité du métier de producteur. C’est une économie de prototype qui fait que neuf fois sur dix, on sera en deçà de nos attentes. Puis il y a un disque qui va cartonner et permettre d’amortir une partie du déficit généré par les autres. »
En fait, l’étude est biaisée et ce chiffre saute aux yeux car les majors ont exigé et obtenu qu’elle ne prenne pas en compte les revenus du back catalogue, c’est-à-dire les disques âgés de plus de 18 mois qui, pourtant, leur assurent un tapis de revenus essentiel et « leur permettent d’investir sur la nouveauté », continue Suzanne Combo. « C’est comme si on faisait de la comptabilité sans prendre en compte les actifs ! »
Ces chiffres du cabinet BearingPoint, rendus publics mi-juillet, « sont apparus dans la dernière ligne droite de la discussion sur la garantie de rémunération minimale, donc tout le monde a bien choisi de ne donner que les infos qui les servaient, résume un acteur des négociations. Comme chacun a livré ses chiffres à sa façon, il y a mis ce qu’il voulait. » Cette méfiance mutuelle n’a rien arrangé à des discussions restées au point mort jusqu’en juin, également parce que les représentants des artistes ont mis du temps à faire leurs propositions.
« On a fait notre part du travail en proposant un mécanisme construit en mars, rappelle Guillaume Leblanc, du Snep. Mais on a manqué de répondant en face. Il y a un manque de maturité dans cette filière. » Il est vrai que la partie était déséquilibrée depuis le début. Le Snep a des spécialistes, des avocats, des juristes pour pousser ses positions sur le business de la musique enregistrée, quand les syndicats d’artistes sont moins équipés et connaissent surtout le monde des acteurs et des musiciens accompagnateurs. Or, dans cette négociation sur la rémunération minimale dans le streaming, ce sont les interprètes principaux, ceux qui signent un contrat avec une maison de disques, qui étaient concernés avant toute chose. C’est la petite GAM, et Suzanne Combo seule, qui a apporté son expertise sur les contrats d’artistes aux syndicats sans faire partie directement du tour de table. « On a été assez peu challengés », avoue Guillaume Leblanc, du Snep.
Entre ce déséquilibre structurel dans la négociation et le dialogue de sourds qui se jouait en parallèle sur l’étude BearingPoint, le débat est resté figé sur un point : les artistes voulaient obtenir un taux de reversement minimum net et à deux chiffres de la part des maisons de disques, quand celles-ci s’accrochaient à l’idée d’une avance minimale. On en était toujours là le 6 juillet au matin, alors que la date butoir imposée par la loi approchait.
On avait à cœur que ces questions restent dans notre champ d’action, car la loi prévoyait qu’après le 6 juillet 2017, faute d’accord, les conditions de la rémunération minimale seraient décidées par une commission administrative.
Ce fut un branle-bas de combat, la journée des grandes manœuvres, où ont fini par apparaître les patrons des majors françaises, Thierry Chassagne (Warner) en tête, pour prendre des décisions en ping-pong téléphonique avec leurs sièges aux États-Unis. À 19 heures, un terrain d’entente était trouvé : il y aura finalement deux garanties de rémunération minimale, au choix. La première est une avance remboursée à la maison de disques sur les premiers revenus générés, de 500 euros par titre. La seconde prévoit un taux de rémunération plancher, mais avec beaucoup de chausse-trappes – on y revient.
À ce moment-là, la plupart des syndicats étaient prêts à signer malgré tout. Mais « les petites lignes n’étaient pas rédigées », explique Philippe Gautier, le secrétaire général du Snam-CGT, qui a pris tardivement la suite de Marc Slyper, le négociateur historique des artistes dans ce syndicat, parti à la retraite en juin. Ces « petites lignes », ce sont les points de détail qui comptent, les mots qui disent ce qui a été décidé et comment cela sera appliqué. C’est le cœur de l’accord une fois les grands principes figés. Or, « les producteurs ont été d’une grande intransigeante sur la manière dont tout ça devait être rédigé, selon Philippe Gautier. Ça déséquilibrait l’accord, donc la décision de signer de 19 heures s’est trouvée chamboulée. »
C’était reparti pour un tour, jusqu’à 4 heures du matin, pour tenter de trouver un terrain d’entente. Il a été question de ne pas signer, mais « il a bien fallu trouver un accord, continue le secrétaire général du Snam-CGT. On avait à cœur que ces questions restent dans notre champ d’action, car la loi prévoyait qu’après le 6 juillet 2017, faute d’accord, les conditions de la rémunération minimale seraient décidées par une commission administrative ». Pour la filière, il s’agissait de garder la main et de se montrer responsable. La CGT, FO et la CGC ont signé, soit une majorité côté artistes. Mais l’accord était trop incertain et « en le relisant, on s’est rendu compte qu’on n’aurait pas dû signer, dit Philippe Gautier. Le lendemain, on a donc annoncé notre intention de retirer notre signature ». Une vraie gueule de bois de cinéma, quand le héros se retourne mollement sur son oreiller au petit matin pour découvrir la connerie qu’il a faite dans la nuit.
Très vite, la GAM battait le rappel auprès des artistes pour s’opposer frontalement au texte. En coulisses, ça s’engueulait aussi sévère entre représentants des artistes, qui s’accusaient mutuellement de ne pas s’être assez préparés à ce dossier truffé de pièges très techniques. Car si les producteurs, grands comme petits, se disaient satisfaits de ce texte, Suzanne Combo a vite pointé ses effets qu’elle juge néfastes, parfois à rebours de l’objectif initial. La nouvelle avance de 500 euros par titre par exemple, va avec un nouvel abattement : il faudrait donc « générer un chiffre d’affaires de 9 100 euros pour recouper les 500 euros d’avance », explique la GAM. C’est bien plus que ce que gagne aujourd’hui la majorité des artistes sur l’ensemble d’un album en streaming aujourd’hui.
Le taux minimum est plus complexe encore. En restant dans le rapport de force actuel entre un artiste signé directement et son label, ce taux s’établirait à 11 % brut (5,5 % net) des revenus du streaming dans une major et 13 % brut (6,5 % net) chez une maison de disques indépendante. C’est à peu de chose près la situation actuelle… Il faudrait qu’un artiste apporte son disque enregistré et prêt à être distribué, puis s’occupe d’à peu près tout le reste pour que ce taux de reversement passe à 8 % net. Le net est important, car c’est une concession des producteurs qui consolide les revenus des artistes, mais il est difficile d’imaginer que ce taux s’appliquera à une majorité de contrats.
Dernier cas de figure : après 24 mois d’exploitation d’un disque, le taux de rémunération minimum s’établira à 10 % net en major, 12 % en indépendant. C’est un réel pas en avant pour le coup, mais il faut attendre deux ans, soit à peu de chose près la durée d’une glaciation dans le monde du streaming, pour que ce taux de rémunération jugé satisfaisant par toutes les parties s’applique. Avant, c’est le Far-West qui s’étend toujours. Une situation qui profite actuellement à des artistes très autonomes et demandés – en gros, le rap et les musiques urbaines –, qui parviennent à négocier de bons contrats avec les maisons de disques pendant que les autres ne tirent pas à ce jour de revenus réellement palpables de cette nouvelle écoute.
La garantie de rémunération minimale, sur laquelle la France était en pointe, est donc une chimère aujourd’hui. Au Snep, Guillaume Leblanc a même passé un sale moment à New York, à expliquer à ses collègues américains de majors l’imbroglio franco-français sur lequel s’est achevée cette négociation pendant l’été. « J’avais une réunion pour expliquer la situation française. Ils m’ont demandé : “Les artistes ont signé ou pas signé ?” Ils étaient un peu étonnés par la situation. La France est déjà une exception culturelle, mais tout ça rajoute un peu de complexité au truc… »
Juridiquement, l’accord existe aujourd’hui. Il a été notifié à la Direction générale du travail, qui doit désormais décider si elle le laisse suivre son cours, quand bien même les artistes n’en veulent plus. D’ailleurs, personne n’en veut, puisque côté producteurs de musique, les indépendants ne se sentent pas concernés par des minima qu’ils dépassent souvent déjà, et les majors rappellent par la voix de Guillaume Leblanc que « c’est le législateur qui [leur] a imposé cet accord ». Eux préfèreraient voir le marché compenser les écarts de rémunération actuels.
On en arrive à l’étage politique du dossier. Car Marc Schwartz, qui a mené les négociations sur le protocole il y a deux ans et obtenu dans les derniers jours d’y inscrire le principe d’une rémunération minimale, son bébé, est aujourd’hui devenu le directeur de cabinet de la ministre de la Culture Françoise Nyssen. Il est donc fragilisé politiquement, et n’a pas répondu à mes demandes d’interview sur ce dossier qui lui plante une grosse épine dans les deux mains.
Que peut-il se passer maintenant ? « On n’est pas dupes, connaissant le tropisme de Marc Schwartz, il y a peu de chance qu’il pousse pour que l’accord soit acté au Journal officiel », ce qui le rendrait effectif, estime Guillaume Leblanc. Si la Direction générale du travail décide de le valider malgré le désaccord entre ses signataires, une commission administrative d’extension pourrait alors s’ouvrir, avec l’ensemble des acteurs plus les sociétés de gestion des droits des artistes – Adami et Spedidam –, qui sont opposées au texte. Cette commission qui ressemblerait à un enterrement peut durer six mois. « Si personne ne s’entend pendant cette période, l’accord tombe », explique Suzanne Combo, de la GAM. Il faudrait tout recommencer. Ou pas. Ou on ne sait plus.
On n’y arrive toujours pas. Ceux qui s’en sortent, ce sont les artistes qui se produisent eux-mêmes et peuvent signer un bon contrat. Les autres n’ont rien. En attendant, les labels se font plein de blé.
En attendant que cette idée d’une garantie de rémunération minimale reprenne vie ou s’éteigne lentement dans une zone grise législative, le streaming reste un monde incertain pour les artistes. « On n’y arrive toujours pas, conclut Suzanne Combo. Ceux qui s’en sortent, ce sont les artistes qui se produisent eux-mêmes et peuvent signer un bon contrat. Les autres n’ont rien. En attendant, les labels se font plein de blé. »
On pourrait discuter de cela, tant les situations sont très déséquilibrées entre les labels eux-mêmes. Mais la question d’une rémunération correcte des musiciens dans ce monde en construction reste ouverte. Au risque de passer à côté d’une fenêtre historique et d’acter à la place l’idée que la musique n’est qu’un marché et rien d’autre.