C’est l’histoire d’un tube de l’été qui a échappé aux radios. La chanson s’appelle Réseaux et elle est sortie le 14 juillet. Sa mélodie est imparable et son auteur, le rappeur Niska, était attendu. Réseaux s’est donc installé d’office en tête des écoutes sur les plateformes de streaming pendant des semaines. Mais sur la plupart des radios, rien – à part sur Skyrock, la principale radio dédiée au rap. NRJ, leader des stations jeunes, a observé le phénomène de loin, tourné autour. Pour finir par faire entrer Réseaux dans sa playlist en septembre, plus de deux mois après son explosion. C’est l’une des dernières illustrations d’une distorsion qui prend forme en ce moment entre les radios et des plateformes comme Spotify, Deezer et Apple Music. Une grosse tempête en devenir.
Car les jeunes, disons les 15-25 ans, ont massivement basculé vers le streaming depuis deux ans – que ce soit sur des plateformes dédiées à la musique ou sur YouTube. La tendance s’accélère même sans cesse et grignote du temps de cerveau qui était jusque-là disponible pour les radios musicales. « Ils ne peuvent pas écouter Deezer et la radio en même temps, résume Emmanuel Rials, le président de la radio rock Oüi FM. Pour moi, ces plateformes de streaming représentent davantage une concurrence sur le temps alloué à la musique qu’un nouveau modèle qui en remplacerait un autre. »
Dans les maisons de disques, certains de mes interlocuteurs sont moins prudents, notamment dès qu’il s’agit de la musique qui forme le très gros des écoutes en streaming aujourd’hui : le rap, le R’nB et les musiques électroniques. Jean-François Ferrier dirige le label Wati B, celui de Sexion d’assaut, au sein de la major Sony. Lors de notre entretien au milieu des disques d’or attribués à ses artistes ces dernières années, il s’est demandé, cash : « C’est quoi, l’avenir des radios aujourd’hui ? Et dans cinq ans ? Elles ont quasiment le même rôle que le streaming pour nos artistes aujourd’hui, mais elles nous demandent un investissement supplémentaire. Une radio, il faut aller la draguer, faire des écoutes des albums en amont, une petite exclu… Tout ça pour toucher 300 000 personnes dans une émission alors que les grosses playlists de Spotify ou Deezer en touchent 200 000 ! On est vraiment dans cette période d’adaptation et les radios savent qu’elles vont perdre de l’importance. Déjà, il n’y a plus un programmateur radio qui ne demande pas : “Est-ce que ce titre streame ou pas ?” »
Officiellement, les radios ne tremblent pas et affûtent leurs armes, qui sont bien réelles – notamment les émissions parlées et les interviews exclusives d’artistes, on y reviendra dans un prochain épisode. Mais dans les couloirs du groupe RTL (Fun Radio, RTL2) ou de NRJ, ça tangue, tandis que la durée d’écoute par auditeur se tasse pour beaucoup d’antennes. Un cadre dans l’une des radios jeunes me l’a dit sous couvert d’anonymat, car l’ambiance est au sourire de façade : « On est en train de commencer à vivre une petite mort sur les 15-25 ans. Pour les autres, le mec de 47 ans, le streaming n’est pas encore entré dans les habitudes à la place de la radio, mais pour les plus jeunes, c’est intégré, ça leur colle à la peau. »
Fun Radio, par exemple, subit déjà cette érosion. L’âge moyen de son audience est aujourd’hui de 32 ans alors que sa stratégie marketing vise les 20-25. De même, certaines marques habituées des antennes jeunes commencent à réorienter leurs budgets pub vers internet, ce qui affaiblit sérieusement les radios privées qui ne dépendent que de ces revenus. « Il y a donc beaucoup de signaux qui nous laissent présager que ce média va être déserté par les 15-25, continue mon interlocuteur. Il commence déjà à l’être pour la musique dans les grandes villes. La situation est un peu différente ailleurs, quand les gamins n’ont pas assez de réseau pour streamer. Mais ça vient, et même l’aspect communauté, le fait de dire “J’appartiens à la communauté des auditeurs de Skyrock ou NRJ”, ça se délite à vitesse grand V. On a beaucoup vécu là-dessus pendant cinquante ans, mais il faut passer à autre chose. »
Le programmateur de Skyrock, arrive et me dit : “J’adore ce titre, mais rentre-le dans le top 20 streaming et on verra.” Pour lui, le développement d’artistes à la radio, c’est fini.
Là où cette bascule est la plus forte et visible, c’est donc du côté du rap, où le streaming a déjà changé les rapports entre les maisons de disques et les stations de radio. Chez Skyrock notamment, de loin la première des radios sur ce créneau, plusieurs labels m’ont affirmé que plus aucune chanson n’atteint la sélection de 40 titres qui tournent à l’antenne sans avoir été validée par un engouement sur Spotify et Deezer. Le producteur d’un rappeur à succès m’a ainsi raconté une récente entrevue dans le bureau de Laurent Bouneau, le tout-puissant patron et programmateur de la station « première sur le rap ». « Il arrive et me dit : “J’adore ce titre, mais rentre-le dans le top 20 streaming et on verra.” Pour lui, le développement d’artistes à la radio, c’est fini. Il regarde le top 20 et il cueille sa playlist. Du coup, il joue plein de trucs qu’il trouve dégueulasses, mais il ne le dira jamais. »
Interrogé, Laurent Bouneau ne le nie pas, il « passe les tubes du rap. Aujourd’hui, le streaming nous met une pression qui est beaucoup plus rapide, avec des chiffres d’écoutes quasiment instantanés. Mais il faut rester calme également, la vitesse du marché du streaming n’est pas celle du plus large public et, à un moment, il faut un mass-media comme une radio pour faire grandir sa fan base. »
Dans le monde du rap, c’est donc le streaming qui a pris la main. Les artistes, très proches de leurs auditeurs qu’ils alimentent en permanence de nouveaux morceaux, de clips, d’interviews et d’entrées plus ou moins scénarisées dans leurs vies, ont appris à construire leur carrière seuls, loin des médias qui les ont longtemps négligés. Les Jul, PNL ou Damso sont donc capables de générer plusieurs dizaines de millions de streams sans passer à la radio, et de se hisser ainsi dans les classements des meilleures « ventes », qui cumulent aujourd’hui les formats physiques (CD et vinyle), ce qu’il reste de téléchargement légal (presque plus rien) et le streaming gratuit ou payant. Or, un artiste comme Niska a réalisé plus de 80 % de ses « ventes » en streaming au lancement de son deuxième album, Commando, mi-septembre.
Dans ce monde-là, il ne reste plus rien aux autres formats et les radios n’ont plus qu’à emboîter le pas sans risque. Le rôle du streaming est d’amorcer la pompe, ce qui redonne au public le pouvoir de faire les tubes. Ainsi, la radio Generations, qui programme du rap pour une cible plus adulte que Skyrock, revient régulièrement sur ses choix parce que les scores sur les plateformes de streaming révèlent une chanson plutôt qu’une autre. « Sur le dernier album de Damso, par exemple, explique Guillaume Ficheux, le programmateur de Generations, on a écouté la moitié de l’album avant sa sortie, une présélection de sa maison de disques. On s’est décidé pour jouer Signaler et en fait c’est Macarena qui a tout pété. J’ai changé la prog dès le lendemain parce que le titre montait en flèche en streaming. »
Nous regardons la puissance d’un titre sur les playlists en streaming, bien sûr, mais aussi sur les réseaux sociaux, les gens qui vont au concert… Si on ne fait que suivre les succès du streaming, on risque de fausser complètement ce que nous faisons.
Ce nouveau rapport de force qui redonne beaucoup de pouvoir au terrain peut-il se généraliser à d’autres musiques et à d’autres catégories d’âge, donc d’autres radios ? « Oüi FM est vraiment une radio humaine et nos choix artistiques restent artistiques, assure aujourd’hui son patron, Emmanuel Rials. Nous regardons la puissance d’un titre sur les playlists en streaming, bien sûr, mais aussi sur les réseaux sociaux, les gens qui vont les voir sur un concert… Si on ne fait que suivre les succès du streaming, on risque de fausser complètement ce que nous faisons. Il n’y a pas une semaine sans qu’on ait des coups de cœur. » Le groupe RTL, qui possède les stations Fun Radio et RTL2, affirme également résister à l’argument des données d’écoutes en streaming pour construire une antenne « artisanale », selon les mots de son directeur général, Tristan Jurgensen. « Les maisons de disques viennent nous voir aujourd’hui avec leurs chiffres d’écoutes en streaming, la liste des playlists où l’artiste apparaît… Mais ce n’est pas ça qui nous décide. Nous sommes dans la construction de carrières à long terme, contrairement au streaming où on zappe beaucoup. Nous voulons créer de l’attachement aux musiciens et donc à la radio qui les a portés. »
C’est l’une des armes que les radios tentent de mettre en avant en ce moment, afin de s’adapter à la nouvelle concurrence des plateformes de streaming musical. Elles en ont d’autres. Mais en face, Spotify et Deezer bougent aussi, à la recherche d’une façon d’incarner davantage leurs playlists et leurs sélections musicales, qui ne sont aujourd’hui qu’un robinet à musique trop distant pour beaucoup d’auditeurs. La bataille pour le temps d’écoute commence à peine.