Un partage des eaux organise le monde des auditeurs depuis à peu près toujours. D’un côté, une minorité – de 10 à 20 % – qui dépense chaque année plusieurs centaines d’euros pour la musique (disques, abonnements, concerts…), aime découvrir régulièrement de nouveaux artistes et recommander ses coups de cœur à d’autres. Ce sont les plus engagés, un mélange de consommateurs boulimiques, de fans transis d’un unique artiste et d’auditeurs intéressés mais moins fidèles, qui picorent par curiosité.
Les 80 à 90 % restants, c’est-à-dire l’extrême majorité des habitants de cette planète, ce sont monsieur et madame Tout-le-monde. Votre sœur, votre père, votre grand-père, vous-même peut-être. Des auditeurs qui suivent le mouvement, se contentent encore aujourd’hui de la radio pour entendre les succès du moment, achètent toujours des CD et plutôt en grande surface. La musique n’est pas importante chaque jour de leur vie, ce qui ne les empêche pas d’avoir leurs artistes préférés et d’y être attachés. Ils vont voir un concert par an maximum et consomment la musique sur internet comme ils la consommaient auparavant à la radio : gratuitement.
Ce sont eux qui utilisent encore eMule, un réseau d’échanges en peer-to-peer abandonné par les auditeurs engagés depuis dix bonnes années. Eux aussi qui se font attraper par l’Hadopi pour avoir téléchargé le dernier best of de Daniel Balavoine afin de l’écouter sur leur iPod acheté à Noël 2009. Mais ces auditeurs peu engagés peuvent aussi être des adolescents qui écoutent la musique avant tout sur YouTube, d’où ils piratent les vidéos à la mode pour en extraire quelques chansons et les conserver sur leur smartphone, faute d’avoir un forfait internet mobile.
En ligne, leur destination première est YouTube, puis les plateformes de streaming Deezer ou Spotify, qui permettent d’écouter gratuitement de la musique contre quelques publicités. Là, ils écoutent la chanson qu’ils sont venus chercher et se laissent éventuellement porter par le top 100 et d’autres playlists qui mettent en avant les succès du moment. Sinon, l’effet de sidération généré par les possibilités illimitées – 40 millions de chansons sur Deezer – qui s’offrent à eux les tétanisent. Alors ils écoutent ce qu’ils connaissent déjà, que ce soit les Beatles, Bach ou Moby.
Pour les plateformes de streaming qui tentent d’atteindre leur seuil de rentabilité et d’exister sur le long terme, les 20 % d’auditeurs les plus engagés sont déjà conquis ou en voie de l’être.