Au nord, un immense chantier planté d’une dizaine de grues. A l’est et au sud, des champs vierges de toute plantation. Plus loin, un échangeur autoroutier permet d’accéder à l’A3, qui mène à Metz en 45 minutes, ou à l’axe A6/A1, qui relie Namur à Trèves. Le centre-ville est loin, cinq kilomètres au moins. C’est là, au milieu de nulle part, que, depuis novembre 2014, se trouve le siège de PriceWaterhouseCoopers Luxembourg (PwC) : un bâtiment de verre et de bois en forme de V d’une superficie de 30 000 m2, le Crystal Park.
Au moment où les « Panama Papers » ont rappelé à tous que les paradis fiscaux continuaient à être massivement utilisés, Les Jours ont décidé d’aller regarder de plus près ce qui se passe au Luxembourg, un territoire symbole de l’économie offshore touché en novembre 2014 par une précédente fuite de documents, le scandale LuxLeaks. Et quoi de plus emblématique du paradis pour les entreprises qu’est le Luxembourg que le siège de PwC ? À l’intérieur, 2 600 salariés de tous les pays travaillent au service des multinationales venues chercher des conseils fiscaux ou financiers et leur rédigent sans doute de nouveaux rulings
, ces accords passés avec le fisc, rendus justement célèbres par l’affaire LuxLeaks, leur permettant de diminuer drastiquement leurs impôts. C’est l’essence même de la mondialisation financière. Mais, à l’extérieur, il n’y a rien d’humain.
En ce début avril, l’endroit est même sinistre. Il fait froid et gris. Le parc de 16 000 m2 situé à l’est du bâtiment qui doit, dixit une plaquette de PwC, participer à rendre l’expérience de vie au travail agréable, saine et diversifiée
, est vide. Les arbustes plantés récemment sont sans feuille et de larges espaces censés devenir des pelouses sont encore à l’état de terre. La pluie, qui est tombée les jours précédents, a rendu les sols humides et, Sven Becker, le photographe des Jours qui a grimpé sur une butte pour faire un plan large, en revient les chaussures boueuses.
Pour nous rendre compte à quoi ressemblait physiquement une économie offshore, nous avons demandé à David Wagner, député de Déi Lénk, un équivalent luxembourgeois du Parti de gauche, de s’improviser guide. Cet homme de 37 ans s’est prêté au jeu, et nous a trimballé dans la capitale du Grand-duché au volant de sa Ford Ka bleue, tout en nous racontant les petites histoires de ces lieux, avec une liberté de parole assez inhabituelle dans un pays qui doit sa richesse à la place financière.
Son expertise a été précieuse. D’abord parce que le Luxembourg a beau être proche physiquement et culturellement, il est peu, voire pas du tout connu des Français. Ensuite parce que le côté « paradis fiscal » du pays n’apparaît pas immédiatement à un touriste venu visiter la ville. Surtout s’il arrive par le train (2h20 en TGV depuis Paris) : les rues autour de la gare n’ont rien d’un paradis pour riches. Ce n’est pas la zone, mais on y trouve des mendiants, des sex-shops et des cabarets peu avenants qui promettent des girls
. A l’est de la gare, le quartier Bonnevoie est le lieu d’accueil d’une population immigrée pas fortunée. C’est là que se concentrent la communauté portugaise, venue au Luxembourg à partir de la fin des années 1960, dans le cadre d’un accord passé avec le gouvernement de Salazar
, explique David Wagner. Une population qui a fait son trou souvent en travaillant dans le BTP.
Il ne se dégage pas non plus une odeur d’évasion fiscale quand, après dix minutes de marche vers le nord, on tombe sur la vieille ville, ses fortifications et ses rues pavées proprettes où déambulent les touristes. Là se concentrent la plupart des institutions politiques : le palais grand-ducal (demeure du Grand-Duc Henri, qui cependant réside le plus souvent au château de Berg, au nord de la ville) jouxte l’hôtel de la Chambre des députés, les ministères régaliens (Finances et Agriculture, notamment) et, à deux pas, l’hôtel de Bourgogne, résidence du Premier ministre Xavier Bettel, un jeune libéral qui a pris en 2014 la succession de Jean-Claude Juncker. Seule incongruité, l’hôtel de la Chambre des députés, que nous fait visiter David Wagner, a été rénové à la fin des années 1990 et le décor d’origine, en bois, a été remplacé par des répliques très kitsch lui donnant, dixit notre guide, un air de bordel de la fin du XIXe siècle
. Comme si le décorateur avait voulu proclamer que le Luxembourg était un Etat en toc, prêt à vendre sa souveraineté aux entreprises.
Le lieu de prédilection des sociétés offshore se découvre en fait en voiture. Au nord-est, une fois traversé le pont Grande-Duchesse Charlotte long de 350 mètres qui surplombe la vallée de l’Alzette, on débouche sur le plateau du Kirchberg. Là, l’avenue J.F. Kennedy, immense et rectiligne, nous mène au quartier européen d’où surgissent des buildings souvent défraîchis entourés par des dalles de béton et des terrains vagues. Il s’agit pour la plupart d’immeubles abritant les sièges d’institutions européennes, installées là depuis les années 1950-60, signe que le Luxembourg a longtemps compté sur la construction européenne pour son développement économique.
En poursuivant l’avenue, on découvre une succession impressionnante de nouveaux immeubles tous plus ou moins construits sur le même modèle : des rectangles de verre de cinq à six étages. Nous voilà enfin arrivés au haut lieu de la place financière ! Sur la gauche de la route, au n° 33 de l’avenue, le premier immeuble à attirer le regard est le bâtiment du cabinet d’avocat Allen & Overy, puis vient celui de la banque suisse UBS et le siège des avocats d’affaires de Linklaters.
Inauguré en janvier dernier, le siège d’Ernst & Young détonne un peu avec son immense verrière extérieure, qui permet à ses salariés de venir fumer ou prendre un café sans se mouiller en cas de pluie. Plus loin, on trouve Arendt & Medernach, qui se présente comme le plus grand cabinet d’avocats luxembourgeois et KPMG Luxembourg, dont le bâtiment, en métal oxydé et aluminium doré, fait œuvre d’un peu d’originalité. A sa vue, David Wagner nous interpelle : Vous savez combien de personnes travaillent ici ?
Réponse : au moins 1 200 salariés, dont la plupart ont pour mission d’élaborer des montages complexes au service des multinationales. Et combien le ministère des Finances compte d’employés pour vérifier ces montages ? Moins de 200.
Le soir, c’est désert, ici.
En poursuivant la promenade de l’autre côté de l’avenue, on tombe maintenant sur une série d’établissements financiers : ABN Amro, la chambre de compensation Clearstream, la BIL (Banque internationale à Luxembourg, ex-filiale de Dexia), BNP Paribas (via sa filiale BGL). Sur les trottoirs, à l’heure du déjeuner, on croise de jeunes hommes en costume sombre et des femmes en tailleur du même âge qui parlent surtout anglais ou français. Certains se rendent à la galerie Auchan, immense centre commercial de 66 boutiques situé dans l’alignement des sièges sociaux. Beaucoup ne connaissent pas autre chose du Luxembourg : étant frontaliers, ils viennent en voiture chaque matin et repartent la nuit tombée. Le soir, c’est désert, ici
, confie David Wagner. D’où le sentiment de beaucoup de Luxembourgeois ne travaillant pas pour les banques ou les Big Four que ce qui ressort de la place financière est plus un phénomène étranger que national.
Ici et là, des carrés de terre et des panneaux indiquent de nouveaux projets architecturaux. L’avenue elle-même est couverte de barrières de chantier vert et gris : un nouveau tramway est en construction pour relier le Kirchberg au centre-ville. Le Luxembourg est rempli de chantiers, le Luxembourg est un chantier
, résume David Wagner. Un signe que le scandale LuxLeaks n’a rien changé à la bonne santé économique du pays. Personne ne pense sérieusement que les nouvelles règles internationales de lutte contre l’évasion fiscale vont faire fuir les entreprises. Au contraire, le problème, c’est le risque de saturation. Le Kirchberg n’est pas extensible à l’infini. Après le numéro 49, l’avenue J.F. Kennedy se termine par un rond point qui débouche ensuite sur l’autoroute A1.
D’où le choix de PwC Luxembourg d’aller s’installer à l’opposé de la ville, au sud-est, dans une zone appelée Ban de Gasperich. C’est en effet là, espère le cabinet d’audit, que va émerger le deuxième quartier des affaires de Luxembourg. Dans le cadre d’un vaste plan d’aménagement vont être construits près de PwC : des appartements de standing, les nouveaux sièges de Deloitte (autre cabinet d’audit) et d’Alter Domus, une société spécialisée dans la domiciliation d’entreprises, et enfin un nouveau centre commercial Auchan (qui promet d’être encore plus grand que celui du Kirchberg). Au total, 3 000 habitants et 20 000 travailleurs devraient devenir familiers de ce nouveau quartier. Et le rendre peut-être un peu plus humain.
Pour mettre fin à notre première visite, il reste encore une institution nationale à découvrir : ses boîtes aux lettres. Elles sont souvent l’unique signe physique de la présence de sociétés-écrans ne possédant ni salariés ni bureaux, mais ayant besoin d’une adresse pour élaborer des montages passant par le Luxembourg. Ayant tracté pour le compte de son parti, David Wagner sait où se trouvent de beaux spécimens. Nous voici donc au 5 rue Eugène-Rupert, dans la zone d’activité de la Cloche d’or. Là, à l’extérieur du bâtiment, bien en évidence, trône une boite collective avec 16 compartiments. Certains sont vides de nom, d’autres indiquent une multitude de sociétés. Sur une seule boîte, en bas à gauche, on lit ainsi les noms d’Orangefield trust, une société néerlandaise spécialisée dans le conseil offshore, de SBT Immobilien, une société foncière allemande, d’Aremis, une société française de conseil en gestion des bâtiments, et de Clarins.
Clarins, comme le parfumeur français ? Oui, son logo rouge est même apposé sur la boite. Il n’y a pourtant aucune boutique Clarins à l’horizon ni, vérification faite, dans tout le Luxembourg. Mais, à vrai dire, on s’en doutait.