À seulement 26 ans, la députée Marie Lebec est l’une des plus jeunes de l’Assemblée nationale. Avant d’entrer au Palais-Bourbon, elle en connaissait pourtant déjà quelques rouages. D’abord engagée politiquement au centre, puis derrière Nicolas Sarkozy, elle fut ensuite assistante parlementaire du député socialiste des Vosges Christian Franqueville, avant d’atterrir dans les rangs du mouvement d’Emmanuel Macron, où droite et gauche, on le sait, ne sont plus des repères structurants. L’expérience professionnelle et le passage dans le privé y sont, en revanche, très valorisés. Marie Lebec, avant de devenir parlementaire La République en marche (LREM), exerça la profession de lobbyiste. C’était au sein du cabinet Euralia, jusqu’en juin 2017. L’un de ses deux attachés parlementaires est d’ailleurs issu du même cabinet, après être passé par la direction des affaires publiques d’Orange. Interrogée après son élection par Les Inrockuptibles, elle disait songer à reprendre le lobbying à l’issue de son mandat et ne pas se projeter dans une carrière d’élue. Une parenthèse politique, en somme, mais pour promouvoir quels types de positions et de convictions pendant cinq ans ?
La question se pose tant sa trajectoire est loin d’être isolée au sein de la vaste majorité présidentielle à l’Assemblée nationale – 351 élus au total, dont 47 Modem. Plusieurs députés de premier plan, jeunes ou moins jeunes, ont pratiqué cette activité qui consiste à faire pression sur le pouvoir politique, notamment législatif. D’autres ont développé une forte proximité avec les milieux d’affaires, à la croisée du conseil, de la finance et de l’entrepreneuriat. Au point de laisser planer le doute sur les causes qu’ils défendent ou vont défendre dans l’hémicycle. Dans l’épisode précédent, nous racontions ainsi l’histoire du premier questeur, Florian Bachelier, avocat d’affaires de profession, qui envisagea d’accueillir une soirée, dans les bâtiments de l’Assemblée, organisée par une société à laquelle il est lié. D’après les calculs du Monde, les députés de la majorité sont un peu plus de 20 % à avoir été auparavant cadres dans le privé. Parmi tous les groupes, c’est la plus forte proportion. Idem pour les chefs d’entreprise : ils sont plus de 10 % parmi les députés LREM, un pourcentage un peu plus élevé que dans les rangs des Républicains. Lorsqu’on l’interroge sur le poids des lobbies au sein de la nouvelle majorité, Olivier Faure, président du groupe Nouvelle gauche et ancien porte-parole du Parti socialiste, lâche : « J’ai l’impression qu’ils sont sans distance face aux grands intérêts économiques tant ils sont dans une culture “business corporate”. »
Marie Lebec appartient à cette garde rapprochée de députés qui ont l’oreille du Président, endossent le rôle de relais et fonctionnent en circuit fermé. Parmi ces têtes de pont, la plupart ont eu une (courte) expérience politique – comme collaborateurs ou élus –, mais sont aussi passés par le privé. On y trouve Pierre Person, créateur des Jeunes avec Macron à la fin de l’année 2015, qui fut consultant au sein du cabinet CGI Business Consulting pour le secteur public. Son acolyte Sacha Houlié, aujourd’hui l’un des vice-présidents de l’Assemblée, a travaillé pendant cinq ans comme avocat d’affaires. Autre membre de la petite bande, le député Guillaume Chiche fut responsable des affaires institutionnelles de l’entreprise de logistique Sogaris. À l’origine, les trois compères étudiaient ensemble à l’université de Poitiers, à l’heure de leurs premiers engagements militants.
Aussi jeunes soient-elles, les nouvelles figures du macronisme furent ciblées très tôt, comme le montrent les échanges de mails accessibles dans les Macron Leaks. On peut y lire que l’influent cabinet de Paul Boury a justement démarché Pierre Person. Le cabinet du lobbyiste lui transmet plusieurs invitations à des déjeuners ou des petits déjeuners thématiques, auxquels il répond parfois par l’affirmative, comme pour rencontrer la direction du géant américain de l’agroalimentaire Mars, qui commercialise notamment les barres chocolatées du même nom, le 27 septembre 2016. « Nous avons effectué un travail en amont avec l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron, en organisant des rencontres pour nos clients qui souhaitaient apporter des idées. Ça nous a permis de nouer des connexions avec des gens qui sont aujourd’hui conseillers ou parlementaires », se vante volontiers Pascal Tallon, l’associé de Paul Boury, auprès des Jours.
La méthode est classique. Le cabinet de Paul Boury est imité par des lobbyistes d’entreprises. En juin 2016, le responsable des affaires publiques du poids lourd chinois des télécommunications Huawei commence par inviter Pierre Person à Roland-Garros, où l’intéressé se rend. Puis il lui propose un déjeuner à la rentrée, et un autre encore en janvier 2017… D’autres échanges de mails traduisent un a priori favorable de Pierre Person à l’égard des lobbies. D’abord pour lever de l’argent. Dans une correspondance avec Pierre Le Texier, qui travaillera ensuite sur la communication d’Emmanuel Macron pendant la campagne, Pierre Person regrette que la Fédération bancaire française ne se montre pas disposée à « aider à lever des sous ». Mais la secrétaire générale du lobby des banques est la femme d’un « pote » de Macron, Stéphane Layani, président du marché de Rungis. Les deux hommes décident donc de « prendre des contacts » car « ça fait pas de mal de rencontrer ces personnes-là ». En novembre 2016, on peut aussi lire que la directrice des affaires publiques de la Fédération du commerce et de la distribution, qui a adhéré à En marche, doit être « mobilisée ». « J’ai été démarché par des lobbies après avoir créé Les Jeunes avec Macron et dans le cadre de mon think tank, “La gauche libre”. C’était avant le démarrage de la campagne. Par la suite, comme conseiller politique sur la campagne d’Emmanuel Macron, je n’ai plus eu le temps de les voir », assure le député. « Dans l’actuelle majorité à l’Assemblée, les élus sont assez réceptifs aux échanges avec les lobbies. Il n’y a pas de refus systématique pour les rencontrer. Ça permet d’enrichir les débats, de mieux connaître un secteur, d’étayer sa compréhension », conclut-il.
Outre cette jeune garde sans complexe à l’égard des lobbies, plusieurs figures du macronisme parlementaire ont pratiqué l’influence. Aurore Bergé, porte-parole d’En marche, est passée par trois agences de communication et affaires publiques depuis 2011 (Spintank, Agence Publics et Hopscotch). L’une de ses attachées parlementaires a œuvré au sein de cabinets d’influence bien connus : Arcturus et Rivington. Amélie de Montchalin, la présidente de la commission des finances, très médiatisée pendant les débats sur le budget, fut en charge des affaires publiques de l’assureur AXA pendant les trois années précédant son élection. Au sein des Constructifs, qui n’appartiennent pas au groupe LREM mais en sont proches, Thierry Solère, questeur de l’Assemblée, a déjà été épinglé au cours de la précédente mandature pour avoir signé un amendement favorable à l’entreprise de traitement des déchets Chimirec, qui l’emploie à raison de quelque 125 000 euros net par an environ depuis plusieurs années. Dans sa déclaration d’intérêts déposée en août dernier à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, il indique être toujours chargé du « développement international » de cette entreprise…
Vous vous exprimez en tant que député ou président de la Fédération nationale des experts-comptables ?
Mohamed Laqhila, lui, est moins connu. Mais son nom a surgi un jour dans l’hémicycle, en pleine séance d’examen de la loi de finances, à la fin du mois d’octobre. L’ancien président de la Fédération nationale des experts-comptables et commissaires aux comptes a déposé sept amendements visant à encourager les entreprises à avoir recours à ces professions, moyennant des réductions d’impôts – tous ont été rejetés. Interpellé par la socialiste Valérie Rabault – « Vous vous exprimez en tant que député ou président de la Fédération nationale des experts-comptables ? » –, il s’est défendu de tout lobbying, reconnaissant quand même que les amendements proposés… venaient bien des experts-comptables eux-mêmes. La ficelle étant un peu grosse, on s’en était douté.
La défense d’intérêts particuliers en lieu et place de l’intérêt général est un vieux reproche formulé à l’endroit des parlementaires. Quel renouvellement apporte En marche sur ce sujet ? Après leur élection, quatre députés de la majorité ont pris l’initiative de rendre leur agenda public, en y consignant leurs rencontres avec des représentants d’intérêts. Aurore Bergé, Bérangère Abba, Matthieu Orphelin et Sylvain Maillard ont décidé de jouer le jeu. Leurs raisonnements et motivations diffèrent. « Je ne veux faire la leçon à personne », prévient Sylvain Maillard, assis à une table du Bourbon, à deux pas de l’Assemblée, à la fin du mois d’octobre, les yeux cernés par une longue séance de nuit. Mais pour le député, qui a souhaité conserver son activité d’entrepreneur à côté de son mandat (il est cogérant d’Alantys Technology, qui fait dans le composant électronique), la démarche « libère de la suspicion ». « Je ne veux pas être accusé de collusion à chaque rendez-vous. Donc dès que je vois un représentant d’intérêts, c’est inscrit à mon agenda, qui est rendu public à la fin de chaque mois. Nous allons aussi mentionner quand mes attachés parlementaires les rencontrent », promet le député. « C’est plus sain pour moi, qui suis élu d’une circonscription du centre de Paris, où sont établis beaucoup de sièges sociaux d’entreprise. »
Pour Matthieu Orphelin, ancien porte-parole de la Fondation Nicolas Hulot, le lobbying n’a rien d’une activité honteuse : « J’ai été lobbyiste pour la défense de la planète pendant plusieurs années », rappelle-t-il, un peu facile, en préambule. « Pendant les débats sur la loi moralisation, en juillet dernier, nous avons senti que la majorité n’était pas mûre pour soutenir un amendement sur l’agenda ouvert. Nous avons donc été plusieurs à lancer le mouvement concrètement. C’est dans le sens de l’histoire, ça va suivre », estime-t-il. « Ouvrir l’agenda permet aussi de mieux rendre compte du travail de député. Tout ne se passe pas dans l’hémicycle. » Sur son site, on peut lire une liste des représentants d’intérêts rencontrés chaque mois, sans date, mais avec la thématique abordée. L’un des plus complets est celui du groupe des Verts au Parlement européen, confectionné par l’ONG Transparency International. Autre avantage : les données peuvent en être extraites et comparées. Ainsi, les inégalités d’accès des lobbies aux députés sont facilement repérables.
Malgré un début d’engouement, la pratique est pourtant encore loin d’être généralisée. « Comme député, j’ai toujours rendu mon agenda public. Ça ne m’a jamais empêché de travailler correctement, ni posé la moindre difficulté », explique aux Jours l’ex-secrétaire d’État socialiste Christophe Sirugue – au Numérique et à l’Industrie en 2016 et 2017 –, qui siégea au Palais-Bourbon pendant sept ans. En 2012, le président de l’Assemblée, Claude Bartolone, lui a demandé de formuler des propositions pour une institution plus « ouverte » et plus « transparente », notamment en matière de lobbying. Le Palais-Bourbon a longtemps ignoré le problème posé par le mélange des genres, les lobbyistes se déplaçant à leur guise dans les couloirs, au milieu des députés et des attachés parlementaires. Les toutes premières règles remontent à 2009 : les lobbies sont alors contraints de s’inscrire sur une liste pour obtenir des badges d’accès limités à une journée seulement aux locaux de l’Assemblée. Un code de bonne conduite est également instauré. Il impose aux représentants d’intérêts de s’identifier dans leurs échanges avec les députés. Une pratique courante des lobbies consistait à avancer masqués : leurs courriers ou leurs mails avaient parfois pour en-tête le logo de l’Assemblée nationale, ce qui pouvait créer la confusion pour les destinataires, les députés comme les attachés parlementaires… Autant dire que les députés français partaient de loin.
Trois ans plus tard, Christophe Sirugue a donc dirigé la rédaction d’un rapport parlementaire rendu public en 2013. Dans la foulée, le registre des lobbies est devenu plus fourni. Pour y figurer et obtenir leurs badges, ils sont contraints de renseigner plusieurs rubriques, dont la liste de leurs clients. Les colloques dans l’enceinte de l’Assemblée ont également été interdits. « Certaines de mes propositions n’ont pas été retenues dans la version finale du rapport car elles n’ont pas remporté l’unanimité. Mais c’était un point d’étape. Il faut aller plus loin encore dans la transparence. L’Assemblée doit se diriger dans le sens du modèle québécois », juge aujourd’hui Christophe Sirugue. La loi Sapin 2 a instauré un registre obligatoire, commun à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui s’est substitué aux versions précédentes. Mais Christophe Sirugue trouve encore « anormal » que la déontologue n’ait qu’une fonction de « conseil » (lire l’épisode 2, « Le conflit intéressé du député Florian Bachelier ») et ne puisse pas instruire certains cas à son initiative.
Ils ne mettent pas les bonnes distances avec les lobbies. Ils sont flattés que des grandes entreprises les appellent et noircissent l’agenda de leur député de rendez-vous. (…) La question du lobbying ne figurait pas au menu des formations qui leur ont été délivrées à leur arrivée.
Depuis son arrivée au pouvoir, la majorité LREM oscille entre avancées et rigidités. La loi moralisation a interdit aux attachés parlementaires de travailler pour des cabinets de lobbying. Lors des précédentes mandatures, selon des estimations des syndicats d’attachés parlementaires, ils étaient entre 10 % et 20 % à arrondir leurs fins de mois en remplissant des missions de veille commandées par des lobbyistes avides d’informations sur le travail parlementaire. D’autres délivraient des conseils sur la meilleure façon d’influencer un député… L’amendement qui a conduit à l’interdiction, proposé par le groupe Nouvelle gauche, n’a pas été soutenu par le gouvernement, mais a convaincu une large part des députés de la nouvelle majorité, pour certains sincèrement effarés par le mélange des genres. La donne n’a pas complètement changé pour autant. Les assistants parlementaires restent une porte d’entrée pour les lobbies à l’Assemblée. Une attachée au service d’un député de la majorité, qui a travaillé sous la mandature précédente pour un parlementaire socialiste, confie sa surprise face aux réflexes de certains de ses collègues novices : « Ils ne mettent pas les bonnes distances avec les lobbies. Ils sont flattés que des grandes entreprises les appellent et noircissent l’agenda de leur député de rendez-vous. » « La question du lobbying ne figurait pas au menu des formations qui leur ont été délivrées à leur arrivée », constate-t-elle en passant en revue la liste des thématiques proposées. La dimension business résiste à des éclaircissements qui semblent s’imposer. Les députés sont toujours autorisés à conserver leur entreprise de conseil en parallèle de leur mandat, si celle-ci a été créée au moins un an avant leur élection. Cela durcit à peine la règle qui prévalait jusque-là : les parlementaires n’avaient pas le droit de créer une entreprise de conseil pendant leur mandat. Mais certains, du coup, les lançaient jusqu’à la veille de leur prise de fonction, en anticipation de l’interdit. Ce fut le cas notamment de François Fillon, dont la société de conseil et ses activités lucratives ont resurgi, au milieu d’autres affaires, pendant la campagne présidentielle.
« Les députés de la nouvelle majorité se montrent assez friands de conseils en communication. Il y a un risque que ces cabinets en profitent pour pratiquer du lobbying auprès des parlementaires pour leurs autres clients », estime Tangui Morlier, membre du conseil d’administration de l’ONG Regards citoyens. Tout, pourtant, les incite à la prudence. Les règles plus strictes, même si encore incomplètes, comme les affaires récentes. La mandature s’est ouverte avec un bel exemple de conflit d’intérêts, visant l’un des députés-phares de la majorité, Richard Ferrand. Dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne, qui a conduit à sa démission du gouvernement avant que la procédure ne soit classée sans suite par le parquet de Brest, le député avait procédé à un savant montage immobilier. Il avait aussi déposé une proposition de loi, dès l’automne 2012, favorable aux mutuelles. Le texte leur permettait de fidéliser leurs adhérents en diminuant leurs cotisations. Au même moment, les Mutuelles de Bretagne rémunéraient Richard Ferrand comme « chargé de mission » auprès de la direction.