Derrière son écran, Abu Mujahid profite du wifi d’un cybercafé de Mossoul, deuxième ville d’Irak, occupée par l’État islamique (EI) depuis juin 2014. Durant cet été 2016, l’euphorie jihadiste est terminée. La pression militaire est de moins en moins tenable. Les défaites s’accumulent. Ses bastions tombent les uns après les autres. Les forces irakiennes et leurs alliés, soutenus par les raids de la coalition internationale, sont aux portes de la ville, quasiment assiégée. Cela ne semble pas inquiéter outre mesure ce Français. Au calme, il vient de se commander un smoothie melon-pastèque au coin de la rue. Sur sa photo de profil WhatsApp, la messagerie sur laquelle nous menons des entretiens pendant un mois, il pose crânement avec une large casquette à visière plate, enfoncée jusqu’au bas du front. La snapback hip-hop noire est frappée de l’insigne blanc que l’État islamique s’est approprié : le sceau du Prophète. Il ne représente plus son département, son crew ou son quartier mais l’État islamique. Sa vie d’avant a laissé des traces, indélébiles.
« Je suis un simple soldat », dit-il, tout en se présentant aussi comme un imam. « Mais pas imam genre professeur, précise-t-il. Je dirige juste la prière à la mosquée. Parfois, je fais la khotba. En France, j’étais un takfiri khawarij mal-aimé des musulmans, même dans ma propre maison familiale, parce que j’aimais le jihad ! Ici, tous les Irakiens me connaissent et quand j’arrive à la mosquée, t’sais quoi ? On m’attend, même si j’arrive vingt minutes après l’appel et on se lève quand j’arrive. J’essaye de faire ça bien devant Dieu, sans ostentation. » En Irak, chez l’EI, il a gagné un statut social, simplement par son allégeance au groupe. Il est sans doute plus craint que respecté par les habitants. Il se pense notabilisé mais, sous son habit jihadiste, il est resté ce « petit bandit » biberonné au rap, immature et vantard, qu’il explique avoir été en France, dans les grands ensembles des faubourgs parisiens où il a grandi. Et vis-à-vis de son pays natal, cet ancien rappeur reconverti dans le jihadisme entretient un sentiment de dualité, entre la frustration refoulée d’un amoureux éconduit et la détestation revancharde.
À tout juste 20 ans, son projet de vie est de mourir vite. Il déroule la rhétorique des durs de l’EI. Ceux qui seront du dernier carré de fidèles fanatisés, impatients d’être tués sur place ou de ne rentrer en France que pour commettre un attentat. La phase d’expansion triomphante de l’EI entre 2013 et 2015 est terminée et Abu Mujahid ne peut que reconnaître les reculs. « Mossoul va bientôt se faire encercler comme Ramadi, Falloujah, Manbij avant. C’est pour ça que j’ai dû trouver une ceinture explosive pour ma femme, explique-t-il. Elle pourra alors combattre l’ennemi et ce sera pour elle une grande victoire dans ce bas monde et dans l’au-delà. Ouais, je sais… Ça peut te paraître un peu féerique ce que je dis, mais j’y crois fermement, je suis décidé à rester à Mossoul avec ma femme, même si on risque le siège. »
2016, c’est l’année du reflux et du retour progressif à la situation d’avant 2014 : celle de la clandestinité. Depuis 2012, un peu plus d’un jihadiste français sur cinq a préféré rentrer de Syrie et d’Irak. Un sur cinq a été tué. Quasiment 700 seraient encore sur place. Mais l’organisation trouve toujours le moyen de présenter ses échecs comme des demi-victoires. La propagande ou l’art de sortir vainqueur d’une défaite. « Beaucoup ont flippé, ils ont eu peur de la mort, ils sont rentrés dans leur pays. On s’en fout, l’EI n’a pas besoin d’eux. En Irak, en Syrie, on est en train de reculer. Mais on garde toujours la foi aussi forte. Tu sais pourquoi ? Parce que c’est une épreuve de Dieu et c’est une purification des rangs. On est prêts à combattre jusqu’à la mort. Ils peuvent nous faire la même chose qu’à Falloujah, on n’en a rien à foutre. Ma femme, elle prend ses cliques et ses claques, boum, va te faire exploser, toujours avec l’intention de tuer l’ennemi. T’es en état de faiblesse, OK. Qu’est-ce que je fais ? Eh ben je vais faire des dommages collatéraux chez l’ennemi et en même temps je vais me tuer. »
Comme tout jihadiste, Abu Mujahid habille son discours d’arguments d’autorité religieux puisés dans la biographie du Prophète. « C’est comme le Prophète lorsqu’il parlait avec un compagnon avant la bataille, ça c’est des hadith [versets] authentiques. Le compagnon lui a dit : “Oui, mais si je vais à la bataille là, je vais au paradis ?” Il a dit : “Oui, tu vas au paradis.” Il avait trois dattes dans les mains. Il a jeté ses trois dattes, il a foncé sur l’ennemi, jusqu’à la mort. » Mais l’EI n’a pas attendu d’être en situation de faiblesse pour mettre en œuvre sa stratégie de terrorisme total. Dès les premières frappes de la coalition en Irak en août 2014, l’organisation, qui se concentrait jusque-là uniquement sur la construction de son proto-État transfrontalier sur la Syrie et l’Irak, bascule d’une stratégie uniquement régionale vers une stratégie de jihad global. En septembre 2014, son porte-parole officiel, le Syrien Abu Mohamed al Adnani, appelle simultanément à rejoindre ses territoires pour construire le califat, mais aussi, pour la première fois, à tuer des ressortissants des pays de la coalition partout où cela est possible et par tous les moyens possibles, en représailles aux frappes. Deux ans plus tard, à partir de mai 2016, ses appels à un terrorisme de jihad individuel se durcissent encore. Face aux reculs sur tous les fronts et à la fermeture progressive de la frontière turque, l’EI ne demande désormais plus à ses partisans de le rejoindre. Mais au contraire de rester chez eux pour frapper directement sur leur sol, de préférence des civils, avec tous les moyens du bord. De Syrie ou d’Irak, tous les appels de l’organisation incitent dès lors ses sympathisants à tuer dans leur pays.
Nous on s’en fout, on tue femmes, enfants, chiens, chats, chameaux ! On tue tout ! On explose tout !
En bon petit soldat, Abu Mujahid valide tous ces éléments de langage, à la lettre. Ses appels au crime vengeur sonnent comme un morceau de rap. « On est des soldats de l’État islamique, ils nous tuent, on les tue, lance-t-il. Tu tues ma femme, je tue ta femme. Tu tues mon enfant, je tue tes enfants. C’est clair. Le mec de la coalition qui a tué je sais pas combien de musulmans à Manbij il va rentrer chez lui, il va faire l’amour avec sa femme et il va boire son café au lait le lendemain, tranquille. Donc nous, on s’en fout, on tue femmes, enfants, chiens, chats, chameaux ! On tue tout ! On explose tout ! On explose l’économie du tourisme, on veut faire couler les tawarith. On veut faire couler ces pays. Mais on fait pas ça juste comme ça, y a un intérêt. L’EI, il a pas attaqué la France avant qu’ils viennent avec leurs avions. »
Pour fonder religieusement la légitimité de l’EI à appliquer la loi du talion, Abu Mujahid sort des documents en français de son smartphone, références coraniques à l’appui. « Si tu veux les preuves islamiques sur quoi les mujahidin se basent pour frapper les mécréants sur leurs terres, eh ben tu peux lire ces PDF et tu vas tout savoir. Ils s’appuient sur des versets du Coran très clairs, y a le nom de la sourate et le numéro du verset. Sourate An Nahl, verset 126 : “Et si vous punissez, infligez [à l’agresseur] une punition égale au tort qu’il vous a fait.” Ensuite sourate Al Baqara, verset 194 : “Donc quiconque transgresse contre vous, transgressez contre lui, à transgression égale.” » Un autre de ses PDF s’intitule « Clarification sur le fait de viser des femmes et des enfants ». Un autre légitime les opérations kamikazes : « L’avis islamique concernant la possibilité de réaliser des opérations de sacrifice, suicide ou martyr ? » Inutile de le lire pour en connaître la réponse. Enfin, un dernier visuel, réalisé après l’attentat de Nice, dans lequel un tiers des 86 tués étaient de confession musulmane, légitime le fait de tuer des musulmans, considérés comme dommages collatéraux en cas d’attentat en « terre de mécréance ». « Pour nous, il n’y a plus de débat là-dessus », martèle Abu Mujahid.
Mais derrière cette doxa littéraliste ingérée au format PDF, d’autres logiques sont à l’œuvre dans le fait terroriste. Car le code génétique de l’EI et de ses émules est ontologiquement celui du jihad global. Dès 2013, avant même les frappes, tous les Français de l’EIIL (actuel EI) interrogés sur ce point magnifiaient les crimes de Mohamed Merah et rêvaient de mener des assassinats du même type en France. Seulement, ce n’était pas encore le bon timing. L’intervention de la coalition leur a offert le prétexte idéal doublé de l’ordre hiérarchique pour tuer des civils français. Abu Mujahid le reconnaît. « Bien sûr qu’il y a des raisons de frapper la France avant même qu’elle intervienne dans la coalition. » Il évoque un climat politique qui « met la haine dans le cœur des musulmans les plus modérés », citant pêle-mêle la polémique sur les pains au chocolat de Jean-François Copé, les caricatures de Charlie Hebdo, la laïcité et, bien sûr, les lois sur l’interdiction du niqab dans l’espace public et du voile à l’école. Mais aussi les interventions extérieures de l’armée française en Afghanistan et au Mali. Il remonte même beaucoup plus loin. Jusqu’aux crimes de la colonisation. « Nous, on est des Marocains, des Algériens, et la France, elle est venue en Algérie, elle a fait la guerre, elle a exterminé, elle a fait un génocide, dit-il. Elle a tué, elle a égorgé les têtes des Algériens. Donc il y a non seulement sa guerre contre l’islam dans sa politique actuelle, mais il y a aussi sa guerre contre l’islam dans son histoire. Voilà pourquoi la France est une des premières cibles. » Bien au-delà de son intervention au sein de la coalition en Syrie et en Irak, de sa politique jugée anti-islam, la France paierait donc aussi sur le tard les blessures issues de la colonisation.
Au cours de l’été 2016, Abu Mujahid apparaît dans une vidéo officielle de l’État islamique en hommage aux tueurs de Magnanville et d’Orlando, diffusée sur internet. « Al hamdoulillah, nos frères les mujahidin aux États-Unis et en France ont répondu favorablement à l’appel d’Adnani [porte-parole de l’EI, ndlr], s’exclame-t-il avec son accent de lascar parisien. Allah nous ordonne de combattre les mécréants pour obtenir la vraie vie, c’est-à-dire troquer cette dunya pour l’au-delà. Maintenant, j’ai un message pour le peuple démocrate, le peuple kaffir, ô vous, les Européens, les Occidentaux qui voulez la laïcité dans le monde arabe : suivez l’exemple du peuple espagnol en 2004 lorsqu’ils sont entrés dans une coalition contre l’Irak. Ils ont été tués sur leurs terres par les mujahidin. Alors le peuple espagnol est sorti dans la rue et a appelé à la démission de son gouvernement criminel. Alors sortez et dites à Barack Obama et François Hollande, ces chiens, dites-leur de démissionner ! Car leur politique extérieure ne fait que vous tuer doucement ! »
En France, à la vue de cette vidéo postée sur Twitter, ceux de son ancien quartier le reconnaissent immédiatement. Non sans un brin d’étonnement. À Montreuil, en Seine-Saint-Denis, Abu Mujahid avait plutôt laissé le souvenir d’un petit dealer de shit sans envergure, un squatteur de cages d’escalier rêvant de percer dans le rap sans jamais dépasser le stade de reconnaissance de la kermesse municipale. Une jahilya fréquente de jihadiste, qu’il assume aujourd’hui. « Oui, j’étais rappeur, dit-il. Je chantais à la fête de la musique à Montreuil. J’ai même gagné le Montreuil Mix Festival, je sais plus quelle année. J’avais des projets de rap, j’étais calé. » Avant de partir, il était par ailleurs lycéen en terminale technologique et ne se plaignait pas de sa vie en France. « Je vendais mon shit, j’allais à l’école, salut papa-maman. J’étais bien. Toutes les semaines, j’avais ma petite paire de Nike, j’avais mon petit ensemble Lacoste tous les mois. J’étais tranquille. J’étais intégré dans la société. Mais c’était ma jahilya. Quand Dieu il m’a guidé, c’est un acte de foi, c’est direct. Ça a chamboulé ma vie. » Chamboulé, le mot est faible.
Lui, contrairement à beaucoup de jihadistes français, n’a pas été initié sur internet ou en prison, mais dans une mosquée de son quartier. Un quartier de Seine-Saint-Denis, département qui détient le record de France de départs pour la Syrie. Élevé dans la religion musulmane, il a toujours fréquenté la mosquée de façon discontinue, sans rigueur, comme un réflexe identitaire. « T’sais, entre nous, dans les quartiers, dans les cités, on est toujours là “Ouais viens, on va à la mosquée”. C’est pas une mode, c’est un truc entre les gens. » Gare aux conclusions hâtives cependant : s’il a découvert le jihadisme à la mosquée, ce n’est pas en raison de prêches vengeurs d’un imam du haut de son minbar. Au contraire. En France, quasiment aucun lieu de culte musulman ne diffuse cette idéologie.
Mais les salles de prières sont parfois utilisées par les jihadistes pour se regrouper et pour inciter d’autres fidèles à les rejoindre. C’est ce qui s’est passé pour Abu Mujahid. Un jour, dans cette mosquée, il est abordé par deux hommes, deux frères, Yassin et Tarek. À l’écart des autres fidèles, ils lui proposent de « suivre des cours ». Des cours bien différents de ceux dispensés par l’imam des lieux. « Ils nous ont dit : “Venez, on va s’asseoir au fond de la mosquée, on va vous parler d’al wala wal bara, du kufr bi taghut.” Et moi direct j’ai entendu ça, bam, j’ai pris les feuilles, j’ai pris les noms des trucs, ils m’ont expliqué que y avait ça, ça, ça à savoir dans l’islam. Du jour où j’ai appris ça, du jour où j’ai compris, j’ai accepté. »
L’évocation de ces notions phares du dogme salafiste provoque en lui un déclic. Son profil de jeune rappeur ambitieux mais sans relief, de dealer bas de gamme, présente des prédispositions idéales à la réception de cette pensée de rupture. Elle s’enracine autant dans le substrat de la radicalité « de la street » et de ses bribes de conscience politico-religieuse que dans l’absence de bases culturelles solides le dotant de capacités de mise à distance et de contextualisation. Elle structure son fatras intellectuel antisystème en lui apportant une onction religieuse. Avant, il chantait « nique l’État français » ou « nique la police ». Désormais, le dogme du « al wala wal bara » (de l’alliance et du désaveu) lui explique que se « désavouer » de toute autorité qui ne procède pas de la charia jusqu’à la combattre par les armes est une obligation pour tout musulman. Refuser ce commandement serait même un « annulatif de l’islam ». Quand son rap mythifiait l’esprit communautaire des « khos du ter ter » – les copains du quartier – en défiant le reste de la société, le dogme de l’alliance et du désaveu lui intime de rompre toute relation avec les mécréants et même de les combattre tout en s’alliant, dans la douceur et la fraternité, avec les musulmans. Il rappait contre l’oppression de l’État, le dogme du « kufr bi taghut » lui explique que cet État démocratique est par nature source de mécréance parce qu’il procède de la souveraineté populaire et qu’il faut également s’y opposer par la force. Lui qui rappait contre la France et contre ses institutions découvre soudain que la religion reçue de ses parents dès l’enfance ne lui intime pas uniquement de confronter son pays en paroles, mais aussi et surtout de l’affronter en actes. Tout coïncide. Tout prend sens dans son esprit post-adolescent. Pour lui, c’est une secousse. La bascule est instantanée. « En une semaine, le temps de comprendre que j’allais me lancer dans un truc de ouf. Directement, j’ai compris à travers les cours que c’était ça la vérité. J’ai accepté cette aquida, je l’ai étudiée pendant six mois pour bien tout comprendre et après, je suis passé au jihad. C’était très rapide. »
Passée cette fulgurante révélation, il délaisse le rap et se plonge dans ses lectures religieuses. « Pendant une année entière, j’étais cloîtré chez moi à lire des PDF, à lire des PDF et à lire des PDF. Des PDF comme “Ceci est notre aquida” de cheikh al Maqdisi, et moi c’était direct, j’ai basculé en quelques jours dans ce que j’appelle “la vérité”, le haqq. OK, Dieu il m’a ordonné ça, je suis obligé de le faire. Et tu sais, je les prenais en débat, je les écrabouillais les chefs des mosquées, les imams des mosquées laïques. Je leur faisais du mal devant les gens. Après, ils m’insultaient en disant : “Ouais, toi t’es un jeune.” » Les cours de Tarek et Yassin finissent par être interdits dans cette mosquée. Mais il est déjà trop tard. Les deux frères partent en Syrie à la fin de l’année 2014 et sont tués quelques mois plus tard à Deir ez-Zor.
Après moins d’un an d’apprentissage en autodidacte et l’obtention de son bac, Abu Mujahid suit leur chemin et part pour la Syrie avec sa compagne après l’avoir convertie à sa cause et tenté d’embrigader le maximum de personnes de son entourage. « Les femmes, c’est plus difficile. Une femme, c’est vraiment tordu. Faut vraiment lui expliquer. Je faisais même des cours dans mon lycée en cachette. Dans ma cité, je fumais du shit, parce qu’avant de partir j’étais retombé, je faisais dawa dans ma cité. Et aujourd’hui je parle avec des mecs de tess [cité, ndlr] qui fument du shit, ils me disent : “Ouais, bien vu l’attentat là, c’était un truc de fou, que Dieu vous facilite.” Ils aimeraient tellement venir mais ils ont pas la force parce que Dieu leur a pas facilité comme moi. »
J’avais pas la haine de la France. Je regardais la France au foot, j’étais pour la France, j’avais plein de meufs, je fumais du shit en France, je parlais avec les policiers alors que faut les tuer, ces connards, je m’entendais bien avec tout le monde.
En un an, Abu Mujahid est donc passé d’un « baise la France » au figuré dans ses punchlines de rap à un « faites exploser la France » au sens propre, dans ses vidéos de l’EI, convaincu qu’il s’agit là d’une prescription divine. « J’ai une arme, j’ai un M16, j’ai une kalash, j’ai un Glock », dit Abu Mujahid, qui pose avec dans une vidéo jihadiste comme il aurait pu le faire dans un clip de rap. Le discours anti-France, antiflics du rap a-t-il facilité son adhésion au jihadisme ? Lui juge que non. Il explique n’avoir jamais eu de détestation pour son pays avant de basculer dans cette idéologie. « Quand j’étais dans ma jahilya, j’avais pas la haine de la France. Je regardais la France au foot, j’étais pour la France, j’avais plein de meufs, je fumais du shit en France, je parlais avec les policiers alors que faut les tuer, ces connards, je m’entendais bien avec tout le monde. J’avais fait des petites conneries, je faisais mes rééducations, j’allais voir les éducateurs correctement. J’ai obtenu mon bac avec la mention, je me sentais bien en France avant de venir dans le minhaj. On balançait des “nique sa mère la France, on s’en bas les reins de la France, on brûle la France, nous on défonce la France”, mais poto, je te dis la vérité, moi la France, c’est là que j’ai grandi, on va pas se mentir, j’ai fait tout là-bas. Donc je suis français, j’ai une nationalité française, j’ai pas d’autre nationalité. Je suis marocain et algérien certes, mais je suis français. Sauf que Dieu il m’a guidé vers “non, t’intègre pas en France, combats la France et tu obtiendras le paradis”. »
Aujourd’hui, il dit à la fois détester la France mais ne pas en vouloir aux Français, qu’il appelle pourtant à tuer. À Montreuil, de la fenêtre de sa chambre, il raconte avoir longtemps fantasmé sur la femme de son voisin. Avant de s’offusquer que celui-ci la laisse sortir en jupe. Il dit ne voir dans la France que le reflet d’une décadence morale et du délitement des mœurs. Il cite l’exemple de Jacquie et Michel, dont il continue manifestement à suivre l’actualité depuis Mossoul. « À Lyon, j’étais choqué, ils viennent d’ouvrir un Jacquie et Michel TV Shop, dit-il. Moi, je résume la société française à ça : libertine et extra-corruptrice. Ouvrir un magasin de pornographie qui appelle les meufs à postuler pour faire des vidéos de cul… Mais j’en veux ni à Jacquie, ni à Michel. Pourquoi ? Parce qu’ils ont pas eu la guidée. Pour eux, ils vont mourir et y a plus rien après la mort. Nous, c’est pas comme ça. » Encore un signe de la décadence de cette société qu’il semble pourtant avoir beaucoup aimé et désiré. « J’étais trop bien en France, explique-t-il. Sur mon ancien Facebook, tu vois mes statuts, j’avais que des 400, des 500 “J’aime”. Des photos avec des meufs, j’avais plein de potes, je sortais dans des soirées avec des Françaises aux yeux bleus, j’étais le seul Arabe. J’étais trop intégré. Niveau statut social, j’étais vachement bien. Donc j’ai pas fait ça pour avoir un meilleur statut. » Comment ne pas entendre l’inverse dans son « j’étais le seul Arabe » ?
Ce profil d’ancien rappeur gagné par la cause de l’État islamique est loin d’être isolé. Comme lui, la quasi-totalité des hommes jihadistes que nous avons pu interviewer (une centaine depuis 2012) expliquent avoir baigné dans le rap avant de passer au jihad. Beaucoup étaient eux-mêmes des rappeurs ratés, ou amateurs. Et ce point commun n’est pas spécifique aux Français. Parmi les jihadistes étrangers, plusieurs rappeurs connus mais au succès relatif ont rejoint l’EI. C’est le cas par exemple de l’Allemand Deso Dogg ou du Tunisien Emino. En juin 2013, nous étions d’ailleurs chez lui, en Tunisie, dans le home studio qu’il avait aménagé dans la maison de sa mère à La Manouba, une banlieue de la classe moyenne tunisoise. Entouré de bouteilles de Jack Daniel’s et de cendriers débordant de mégots de joints fumés la veille, Emino chantait sa haine de la police et son penchant pour les filles, la fête, l’alcool et la fumette. Deux ans plus tard, il postait sur Facebook une photo de lui à Mossoul au pied d’un drapeau géant de l’État islamique. Il a ensuite troqué son rap bling-bling pour des anashid en arabe, à la gloire de l’EI.
Au sein de l’EI, la musique est interdite. « Tu crois pas qu’on écoute du Kaaris ici ? », s’offusque Abu Mujahid. Pourtant, la musique n’a pas disparu. Si les instruments sont jugés illicites en islam et régulièrement brûlés, la voix chantée ne l’est pas. Les jihadistes écoutent donc du soir au matin des anashid, ces chants religieux lancinants a cappella, qui entretiennent leur détermination guerrière et les galvanisent. Fort de son expérience dans le rap, Abu Mujahid espère d’ailleurs enregistrer un nashid en français. Il en parle comme d’une mixtape qui aurait accroché l’oreille d’une maison de disques. « J’ai écrit le nashid avec un frère et normalement je vais l’enregistrer parce que… ça se fait pas par piston mais comme partout, moi je connais lui, je connais lui, bah vas-y. Parce que c’est mon ami, le chef des médias. C’est un Français. On a envoyé le texte, tu vois. Et normalement ils vont l’accepter. Donc je vais enregistrer mon premier nashid. J’espère qu’il va tout éclater. On est sur un gros projet avec les médias, là, une grosse vidéo, mais je sais pas c’est pour quand. Moi, je fais mon nashid et je vais au combat. » Dans « sa jahilya », il aurait peut-être simplement ajouté « un gros son ».
Un “nashid”, c’est comme une poésie. Tu l’écris comme une musique avec le rythme que tu veux. Et après tu le chantes, mais sans instru. Ça poussera à plus d’opérations en Europe mais spécialement en France, pour chauffer un peu les frères.
Du rap aux anashid, tout change pour que rien ne change. Dans les deux cas, le besoin de reconnaissance, le narcissisme, les cibles sont les mêmes. Mais ses victimes symboliques sont devenues physiques et bien réelles. Le premier nashid en français de l’État islamique a été enregistré par l’un des frères Clain, Jean-Michel, un converti réunionnais originaire de Toulouse. Le groupe des Toulousains est composé d’anciens proches de Mohamed Merah qui sont souvent des vétérans du premier jihad irakien en 2003. C’est le cas de l’ex-beau-frère du tueur de Toulouse, Sabri Essid, ou du seul Français occupant un poste religieux important au sein de l’EI, Abu Omar al Madani, Thomas de son prénom, un converti dont les parents sont instituteurs, surnommé ainsi parce qu’il a étudié l’islam et l’arabe pendant plusieurs années à Médine, en Arabie saoudite. Chacun est apparu dans des vidéos officielles. Le premier a fait exécuter un prisonnier par son beau-fils âgé d’une dizaine d’années. Le second, cagoulé, a brûlé son passeport et appelé à commettre des attentats en France. Derrière la Seine-Saint-Denis, les Yvelines et les Alpes-Maritimes, la Haute-Garonne est le quatrième département le plus touché par les départs en Syrie. Les Toulousains sont réputés pour être les plus durs, au sein même des milieux jihadistes. Basée autour de Raqqa, cette poignée de Français est aux manettes de la principale partie francophone de la propagande officielle de l’État islamique. Sa fameuse branche médias, Al Hayat, notamment, est chargée de vendre l’EI comme un État idéal et de menacer la France via le magazine francophone Dar al Islam, équivalent en moins dense de son aîné anglophone Dabiq.
Ce sont eux qui se chargent également du bulletin quotidien de sa radio, Al Bayan. Un journal audio, lu à tour de rôle, en forme de litanie célébratoire de toutes les opérations militaires du groupe dans le monde, mais qui ne communique jamais sur la moindre de ses défaites. C’est sur cette radio que Fabien Clain a été amené à lire le communiqué de revendication des attentats du 13 Novembre. Attentats qui ont d’ailleurs donné lieu à un nashid dédié qui n’était pas sans rappeler les grandes heures du R’n’B, à ceci près... qu’il s’enthousiasmait en chanson de la mort de 130 civils tués à Paris. « Un nashid, c’est comme une poésie, explique Abu Mujahid. Tu l’écris comme une musique avec le rythme que tu veux. Et après tu le chantes, mais sans instru. Ça poussera à plus d’opérations en Europe mais spécialement en France, pour chauffer un peu les frères. »
« Chauffer les frères » en France, c’est la spécialité du voisin d’Abu Mujahid à Mossoul. Sa femme passe régulièrement boire le thé avec la sienne dans leur appartement. Lui aussi est un ancien rappeur raté, originaire de Roanne. Il avait d’ailleurs sorti un maxi avant de rejoindre la Syrie, intitulé « Je suis terroriste ». Auparavant inconnu, il est devenu en six mois l’un des principaux ennemis publics des services de renseignements, après être apparu dans une vidéo de l’EI se félicitant des 86 morts de l’attentat de Nice, tout en décapitant un prisonnier sur une place publique de Mossoul. « C’est ma star, il l’a fait, s’amuse Abu Mujahid. C’est bien, ils leur ont donné un prisonnier à égorger, moi, j’aurais pas pu. Je tue oui, je combats pour tuer, avec une balle dans la tête peut-être, mais j’arriverais pas à égorger un mec. » Sa « star » n’est autre que Rachid Kassim, dont l’influence apparaît dans toutes les attaques de l’été 2016. De celle de Magnanville à l’attentat raté de trois femmes à la voiture piégée aux bonbonnes de gaz en plein Paris, en passant par l’assassinat du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray. En moins de six mois, une quinzaine de personnes sont arrêtées en France alors qu’elles sont sur le point de passer à l’acte et toutes sous son patronage. Certains sont âgés de 15 ans, la moitié sont des femmes. Chaque jour, sur sa chaîne privée Telegram, il diffuse depuis son cybercafé de Mossoul des messages au flow furieux de l’ancien rappeur qu’il est, incitant à tuer en France et proposant des modes d’emploi pour réussir les tueries de masse les plus meurtrières. Il diffuse aussi des listes nominatives de personnalités à exécuter. Parmi ces noms figurent plusieurs rappeurs français qui « égarent la jeunesse » selon ses mots. Quand Booba chante « Je veux devenir ce que j’aurais dû être », lui semble hurler « je voudrais tuer ce que j’aurais voulu être ».
Mis à jour le 15 février 2017 à 12h03. Selon TF1 et LCI, c’est bel et bien Rachid Kassim qui a été la victime d’une attaque ciblée par un drone de la coalition internationale le mercredi 8 février dernier dans la région de Mossoul. Il aurait été identifié par une comparaison ADN ainsi que sur photo.