«Ce jour-là, devant la fenêtre, ma vie m’a semblé atroce. J’ai eu envie de sauter… » Anne, 40 ans, parle d’une voix émue. Encore choquée par ce qu’elle vient de vivre. Trois mois d’une traversée douloureuse avec, en guise de nouveau traitement, un comprimé de Levothyrox à prendre chaque matin. Ce jour-là de fin 2017, tout s’enchaîne très vite. L’une de ses trois filles entre dans la pièce, interrompt ses pensées suicidaires. Anne se ressaisit et se rue sur son téléphone. Objectif : joindre son endocrinologue pour qu’il « baisse (s)on dosage en urgence ». Depuis plusieurs semaines, elle ne dort plus, perd ses cheveux par poignées entières, est victime de crampes, de paralysies, de diarrhées. Le matin, sortir de son lit lui semble insurmontable. Vidée de son énergie, s’occuper de ses trois enfants est devenu un calvaire. Début 2017, suite à l’apparition d’un nodule, Anne a subi une ablation de la thyroïde. La première grosse opération de sa vie. Elle n’est soignée pour aucune autre maladie. Elle ne prendra jamais l’ancienne formule du Levothyrox : lors de sa toute première prescription, la nouvelle est déjà distribuée en pharmacie.
L’entrevue avec son endocrinologue ne se passe pas tout à fait comme prévu. Pas question de modifier son dosage. Il lui annonce qu’il change son médicament. « Je suis tombée de l’armoire. J’ai eu l’impression d’être mal soignée depuis des mois. J’ai exigé des explications », se souvient Anne. Réponse du médecin : ces dernières semaines, les femmes aux idées suicidaires défilent dans son cabinet. Au point qu’il en pleure parfois le soir, lui confie-t-il. Décontenancée, Anne repart avec une ordonnance de L-Thyroxin, médicament produit par Sanofi, alternative au Levothyrox de Merck. Elle se met toute de suite en quête du substitut, a priori moins néfaste. Commence alors une déambulation de deux heures en scooter dans Marseille. Une fois, deux fois, trois fois, elle voit les mines dépitées des pharmaciens… L’équivalent du Levothyrox est introuvable. Les trois grossistes des Bouches-du-Rhône le reçoivent au compte-gouttes. Elle continue d’écumer les officines. « J’ai roulé et roulé encore. Je n’avais pas le choix. Après une ablation de la thyroïde, sans médicament, vous pouvez mourir en deux mois. » Une trentaine de déconvenues plus tard, elle finit par tomber sur une boîte. Un mois de traitement. Son sésame pour un retour à la normale – qui arrivera quelques semaines après la prise du L-Thyroxin. Des mois plus tard, elle ne décolère pas : « Tout est à vomir dans cette histoire ! Les malades qu’on soigne avec un médicament pourri, les pharmaciens qui vous répondent de prendre une aspirine, que ça va passer. Et l’absence d’alternatives, le silence des autorités de santé… On nous doit la vérité ! »
Comment, dans l’un des meilleurs systèmes de santé au monde, des malades dépendants d’un médicament, parfois pour leur survie, ont-ils pu se retrouver dans une telle situation ? Là réside le cœur du scandale qui entoure la nouvelle formule du Levothyrox, ce médicament que Merck a modifié il y a un an, sur demande de l’Agence du médicament (ANSM). Les raisons exactes de la commande au laboratoire restent encore troubles. Comme nous l’avons révélé dans notre série Les lobbyistes, le professeur Philippe Lechat, alors l’un des principaux responsables de l’agence, qui a signé la lettre demandant à Merck la nouvelle formule, avait travaillé pour le laboratoire quelques années auparavant. Lorsque le nouveau Levothyrox est arrivé, en mars 2017, Merck était alors en situation de quasi-monopole en France. Le passage à la nouvelle formule a eu lieu à marche forcée.
J’avais l’impression de marcher à côté de mon corps. Je n’arrivais plus à suivre une conversation, je ne retenais plus rien. J’étais devenue un zombie.
Pour comprendre cette crise sanitaire, il fallait revenir au tout début. Donner la parole aux malades, qui ont si peu été écoutés lors de leurs premiers symptômes. Le timing est identique d’un témoignage à l’autre. Ce n’est qu’à la fin de l’été dernier, voire à la rentrée, que la plupart commencent à soupçonner que leurs maux proviennent du Levothyrox, grâce à des premiers sujets dans les médias. Cela invalide la théorie de l’effet nocebo comme explication principale de la crise, défendue par certains endocrinologues de premier plan – souvent proches du laboratoire, comme nous l’expliquions dans l’épisode 9 des Lobbyistes. Bien avant d’imaginer qu’ils étaient peut-être victimes d’effets secondaires liés à la nouvelle formule, beaucoup de patients soignés pour des problèmes de thyroïde ont vécu des mois plus que pénibles. « C’est une amie infirmière qui en a entendu parler à la radio à la fin du mois d’août. Je n’avais pas pensé une seconde que le problème pouvait venir du Levothyrox », se souvient Gabrielle, retraitée. Elle vient alors de vivre un été de cauchemar. À Saint-Jean-de-Luz, où elle réside, les températures sont montées très haut. Elle a été victime de très fortes bouffées de chaleur accompagnées de diarrhées, nausées, vertiges et douleurs articulaires. À tel point que la nuit, « même le drap me faisait mal. J’étais mieux assise sur une chaise, à ne pas bouger. Je ne me couchais plus, je ne dormais plus ». Ses amis la trouvent alors absente, la reconnaissent à peine. « J’avais l’impression de marcher à côté de mon corps. Je n’arrivais plus à suivre une conversation, je ne retenais plus rien. J’étais devenue un zombie. »
Le Levothyrox est un médicament du quotidien, que les patients prennent par automatisme. Et qui semble presque, à la longue, anodin. « J’avalais mon cachet tous les matins depuis cinq ans. Ne souffrant de rien d’autre, j’avais quasiment oublié que j’étais malade », se souvient Irène, 68 ans. Subitement, à partir de juin dernier, elle commence à perdre ses cheveux, à avoir mal dans plusieurs articulations. La douleur se déplace, disparaît parfois, revient toujours. « En balade, je n’arrivais plus à suivre ma mère, qui a vingt ans de plus que moi. Je ne parvenais même plus à faire ma toilette le matin. J’étais devenue une loque. Je me disais que j’étais en train de vieillir. Puis j’entends parler des problèmes liés au Levothyrox à la radio en septembre… » Elle part dans la foulée se procurer de l’Euthyrox, l’ancienne formule du médicament, en Italie. En quelques semaines, ses problèmes disparaissent. « Je me suis sentie tellement mal et si impuissante. J’ai encore du mal à en parler… », confie-t-elle. Puis c’est la colère, sourde, qui surgit : « Jamais je n’aurais pu imaginer qu’on nous fasse avaler un médicament qui nous rende malades. On nous doit des explications ! Qu’y a-t-il dans cette nouvelle formule ? Je veux comprendre, il en va de ma dignité ! »
Au bout d’un an de crise, l’ire des malades n’est pas retombée. Combien sont-ils, au total, à avoir souffert d’effets indésirables ? La guerre des chiffres s’est enclenchée. L’association Vivre sans thyroïde a dénombré un million de patients qui se sont détournés de la nouvelle formule, à partir des statistiques de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Pour l’Agence du médicament et le ministère de la Santé, c’est moitié moins. Selon la police, selon les syndicats, comme un décompte de manif… Sauf que les bataillons de malades qui ont ingéré la nouvelle formule – ils sont près de trois millions en France – n’en avaient pas été avertis. Les professionnels de santé eux-mêmes ont été mal informés, comme nous l’expliquions dans l’épisode 12 des Lobbyistes.
« C’est moi qui ai appris à mon médecin que la formule avait changé », explique Valérie, 53 ans, qui dirige une entreprise familiale depuis vingt ans. L’été dernier, elle ne parvient plus à se concentrer ni à travailler, ne dort pas plus de quatre heures par nuit, elle est épuisée. Le Levothyrox est son seul traitement depuis une opération de la thyroïde en 2010. Diminuer son dosage ne change rien. Elle décide de se procurer l’ancienne formule en Espagne. Un mois et demi plus tard, elle va mieux. « J’ai alors revu mon médecin pour une prise de sang. Elle ne rigolait plus du tout. Plusieurs de ses patients avaient enduré la même chose que moi. » Elle se souvient de sa première réunion de malades avec le collectif toulousain Victimes du nouveau Levothyrox Occitanie (VNLO). Une trentaine de personnes étaient attendues. Plus de 170 sont venues. « Autant de personnes dont on a bousillé la vie et qu’on a traitées sans humanité. Certaines souffrent encore et personne ne les prend en charge. Il faut qu’elles le soient ! Les pouvoirs publics minimisent depuis le début », s’exaspère-t-elle.
La méconnaissance des médecins et leur manque d’écoute ont plongé certains malades dans une grande solitude. Katy, 58 ans, a été soignée pour un lymphome il y a quelques années. « Je m’entendais bien avec mon généraliste. Mais il n’a pas du tout voulu entendre mes problèmes. Crampes, maux de ventre, migraines… Il a mis ça sur le compte d’une dépression. En moins d’un an, j’ai dû consommer l’équivalent de cinq années de médicaments », se souvient-elle. Elle se retrouve affaiblie, sans plus d’appétit pour rien. Son fils lui résume un jour la situation : « Tu es plus mal qu’avec ton cancer. » « Il avait raison. J’étais tellement mal en point que j’avais envie d’en finir. Je n’ai jamais ressenti ça avec mon lymphome. J’étais très entourée, l’équipe médicale était formidable. Là, j’avais les médecins contre moi. Personne ne me croyait. J’étais terriblement seule, sans comprendre ce qui m’arrivait. » En octobre 2017, son mari part au Portugal et lui rapporte de l’Euthyrox. Depuis, elle a progressivement retrouvé ses facultés.
Mon médecin généraliste ne m’écoutait pas du tout. Mais il n’y en a pas d’autres à proximité, impossible d’en changer sans faire des kilomètres, et je ne peux plus beaucoup conduire… »
Dans certaines régions, les médecins se font rares. Sylvain, 46 ans, vit dans la Nièvre. Son généraliste part à la retraite fin 2016. Il va mettre ensuite plusieurs mois à en retrouver un. Il y a pourtant urgence. « À partir d’avril 2017, mon état se dégradait de jour en jour. Mais je n’avais pas le choix, j’ai quand même pris la nouvelle formule jusque fin octobre. » Au bout de six mois d’attente, il finit par obtenir un rendez-vous avec l’un des trois endocrinologues du département, qui lui prescrit le L-Thyroxin : « Une renaissance ! Il était temps. Mais ma pathologie cardiaque, en parallèle, s’est détraquée. » Lysiane, 65 ans, habite Saint-Avold, en Lorraine. « Mon médecin généraliste ne m’écoutait pas du tout. Mais il n’y en a pas d’autres à proximité, impossible d’en changer sans faire des kilomètres, et je ne peux plus beaucoup conduire… » La frontière est toute proche. Elle s’arrange finalement pour se rendre en Allemagne, où sont vendues des boîtes de l’ancienne formule. Non sans avoir bataillé avec son médecin pour obtenir une ordonnance, indispensable outre-Rhin.
Les récits de détresse se ressemblent. « Certains malades ont changé deux ou trois fois de médecin pour obtenir des prescriptions de produits alternatifs. Et ensuite, ils avaient souvent du mal à les trouver en pharmacie… Moralement, c’était très difficile », explique Sabine Bonnot, vice-présidente de l’association Vivre sans thyroïde, créée sept ans après le lancement, en octobre 2000, du premier forum consacré aux troubles de la thyroïde. Les premiers maux s’y sont rapidement exprimés il y a un an. « Nous avons dû porter de nombreux malades à bout de bras, victimes de douleurs mais aussi d’idées noires », poursuit-elle. Les associations ont tenté de voler au secours des malades les plus isolés. « J’ai rejoint le collectif des Victimes du nouveau Levothyrox Occitanie en septembre 2017. Depuis, nous parcourons toute la région pour informer les autres victimes de cette infâme nouvelle formule du Levothyrox », explique Luc Despotin, 45 ans. Malade de la thyroïde depuis huit ans, il se souvient : « J’ai passé sept mois seul à souffrir, sans information ni aide de mon généraliste. J’étais persuadé d’avoir un cancer de l’appareil digestif. Infiniment diminué, je ne pouvais m’éloigner à plus de deux heures de toilettes sous peine de me faire dessus. »
Si jamais je décède, je veux être reconnu comme victime du Levothyrox.
Les nombreuses lettres recueillies par l’association VNLO témoignent de la détresse des malades les plus âgés, n’ayant souvent pas accès à internet. Parfois, ce sont les familles qui font le récit de la perte très rapide d’autonomie de leurs parents ou grands-parents. Sylvain, lui, a tenu à porter plainte au pénal. « À la gendarmerie, ils ne connaissaient pas la procédure… » Mais il a insisté : « Si jamais je décède, je veux être reconnu comme victime du Levothyrox. »
« L’été dernier, j’étais persuadée que j’allais mourir. Mais j’étais trop épuisée pour ressentir la moindre peur », poursuit Sylvie, qui a fini par trouver une pharmacie en Allemagne acceptant de la dépanner en boîtes d’Euthyrox. « Combien de temps cela va-t-il durer ? Je vais mieux mais n’ai pas encore complètement récupéré. C’est totalement impensable pour moi de reprendre un jour la nouvelle formule. » Même angoisse du côté de Valérie. « J’ai des stocks d’ancienne formule pour deux ans, mais ensuite ? », se demande-t-elle. Passer à un nouveau médicament ? Il faudra alors à nouveau s’adapter, après des mois de souffrance. « C’est un scandale que Merck ne donne pas accès à l’ancienne formule aux victimes d’effets secondaires ! » Sa colère ne faiblit pas : « Tout le monde a le droit à une vie normale et, surtout, digne. Mais les malades ne comptent pas. »