Ce samedi, pour la première fois depuis l’incendie qui a détruit le toit et la flèche de la cathédrale, une messe s’est tenue à Notre-Dame de Paris, dans la chapelle de la Vierge, qui n’avait pas été touchée par le feu. François Pinault, Bernard Arnault, la famille Bettencourt au grand complet et une délégation de patrons du CAC 40 y ont participé en toute simplicité avec – sécurité oblige – un casque de chantier sur la tête. Pendant la cérémonie religieuse, Mgr Michel Aupetit, l’archevêque qui officiait, s’est lancé dans un sermon pour expliquer que, certes, il est normalement plus difficile pour les riches d’entrer dans le royaume de Dieu que de faire passer un chameau dans le trou d’une aiguille mais que, vu le paquet de fric que ces derniers avaient versé pour reconstruire Notre-Dame, leur place au paradis serait… Ah, on me dit que j’ai rêvé cette scène. Selon le service anti-fake news des Jours, il semblerait que seuls quelques prêtres et chanoines aient pris part à cette messe (avec des casques de chantier sur la tête, ça c’est vrai). L’Église n’a pas eu l’indécence d’inviter ses riches mécènes. Mais est-on certains que cet office n’aura jamais lieu et que tous les grands donateurs n’auront pas droit à leur carré VIP quand la cathédrale sera rouverte au public ? Déjà, on a vu Antoine Arnault, le fils de Bernard, passer avec sa femme les barrières de sécurité quelques jours après le sinistre pour aller constater l’étendue des dégâts en compagnie de personnes soigneusement choisies par le gouvernement…
Ce que je n’ai pas rêvé, et vous non plus, c’est cette spectaculaire course aux dons (enfin, promesses de dons, puisque l’argent n’a pas encore été versé, apprenait-on ce vendredi) qui a eu lieu quelques heures à peine après l’incendie de la cathédrale. Souvenez-vous. Le 16 avril à minuit et demi, la famille Pinault est la première à placer les enchères très haut. Alors que les cendres du toit de Notre-Dame sont encore chaudes et que les pompiers s’affairent toujours, François-Henri Pinault fait savoir à l’AFP que lui et son père vont « débloquer » 100 millions d’euros via la holding familiale Artemis. Au petit matin, c’est Bernard Arnault qui renchérit : 200 millions ! De sa part et de LVMH, le groupe qu’il préside. Puis, dans la journée, le monde du capitalisme français poursuit le potlatch géant : Patrick Pouyanné, le patron de Total, annonce un « don spécial » de 100 millions. La famille Bettencourt et L’Oréal (le groupe de produits cosmétiques dont elle est le principal actionnaire) promettent 200 millions. Martin et Olivier Bouygues 10 millions à « titre personnel », parce qu’ils ont été « très touchés » par le « tragique incendie »… À la fin de la journée, on compte plus de 700 millions de promesses de dons : la question du financement de la reconstruction de Notre-Dame semble réglée.
Cet épisode est exemplaire de ce que nous voulons vous raconter : l’importance croissante que prennent les mécènes dans le financement d’activités jusque-là assurées par l’État : le patrimoine, la culture, mais aussi la recherche, l’éducation, le social, la santé… D’un côté, il y a un État conquis par l’idéologie libérale et qui souhaite se désengager de ses missions traditionnelles. De l’autre, des familles très fortunées et des grandes entreprises qui veulent choisir leurs causes et en profiter très prosaïquement pour améliorer leur image. Et au milieu, des associations qui cherchent à financer des projets d’intérêt général et se tournent donc de plus en plus vers le guichet privé. Mais comme beaucoup de Français l’ont découvert à l’occasion de l’incendie du 15 avril, la générosité des mécènes a un coût tout sauf léger. Par la grâce des mécanismes de défiscalisation, chaque don permet de réaliser une économie d’impôt très importante : 60 % de la somme versée pour les entreprises, 66 % pour les particuliers.
Autrement dit : quand L’Oréal et la famille Bettencourt disent qu’ils vont dépenser chacun 100 millions d’euros pour reconstruire Notre-Dame, ils pourront soustraire 60 et 66 millions de ce qu’ils doivent au fisc, ce qui fait que leur don ne leur coûtera respectivement que 40 et 34 millions. Et, insistons, si vous n’avez pas compris : les 60 et 66 millions économisés seront un manque à gagner pour l’État et seront donc à la charge de la collectivité. C’est-à-dire de nous tous. Notons d’ailleurs que certains trouvent que l’exonération fiscale n’est pas suffisante. Le 15 avril au soir, l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon (rédacteur en 2003 de la loi qui porte son nom et instaurait ladite disposition fiscale) a suggéré qu’on fasse passer la réduction d’impôt à 90 % pour tout don « en faveur du grand chantier de restauration de Notre-Dame ». Le fait que, quelques années après son départ de la rue de Valois, il soit devenu conseiller de François Pinault (pour l’amour de l’art, évidemment) n’est peut-être pas dû au hasard…
Après avoir rendu public leur don, François Pinault et son fils François-Henri se sont rapidement rendu compte du risque de mauvaise publicité et annoncé renoncer à l’avantage fiscal. Pas question de « faire porter la charge » de la donation pour Notre-Dame de Paris « aux contribuables français », a ainsi promis la famille Pinault dans un communiqué. Bernard Arnault a suivi son vieux rival en affaires quelques jours après, mais en expliquant que, de toute façon, il n’y avait pas droit car il avait dépassé les plafonds légaux (de 0,5 % du chiffre d’affaires des entreprises, mais reportable sur cinq ans). Alors, fin de la polémique ? Évidemment non ! D’abord parce que la plupart des autres donateurs n’ont, eux, pas dit quelles étaient leurs intentions. Ensuite, parce que la question de la charge pour les finances publiques n’est pas propre à Notre-Dame. La Cour des comptes a calculé qu’en 2017 la niche fiscale sur le mécénat d’entreprise avait coûté 900 millions d’euros à l’État. Un montant en forte augmentation : il a été multiplié par dix depuis la loi Aillagon de 2003. Et derrière ces chiffres, il y a un secteur philanthropique qui se porte très bien. Aujourd’hui, toutes les entreprises du CAC 40 ont leur fondation, les grands musées publics et certaines universités se sont dotés de services de « fundraising » pour aller récolter l’argent des gens fortunés, presque tout un chacun peut ouvrir son fonds de dotation (une sorte de minifondation) pour financer sa cause… Ce secteur en fort développement louche sur le modèle américain où des philanthropes comme Bill Gates disposent de budgets considérables leur permettant de concurrencer les politiques publiques.
Très friande de tout ce qui permet de marier public et privé, la Macronie est naturellement à l’aise avec ce monde-là. Depuis quelques mois, Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale et chargé du secteur associatif, plaide ainsi pour faciliter les actes de philanthropie et « valoriser » auprès du grand public toutes les formes de dons, qu’ils viennent des riches ou des moins riches. Le 6 juin, le benjamin du gouvernement – il a 30 ans – organisait ainsi à Paris une matinée de débat avec les professionnels du secteur intitulée « Philanthro… quoi ? », au cours de laquelle il a salué « l’engagement » et « la générosité » des entreprises qui permettent aux associations de se « professionnaliser » et de mettre en place des « laboratoires d’innovation ». Et Gabriel Attal de citer comme exemple une récente décision du gouvernement : « Si L’État a annoncé des mesures pour limiter les sorties sèches de l’Aide sociale à l’enfance, c’est parce qu’il avait la confiance de l’expérience menée par les Apprentis d’Auteuil et financée par BNP Paribas ». Le secrétaire d’État, qui aime décidément bien la banque française au logo vert et blanc, était d’ailleurs le 11 juin dernier au côté de Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, à l’inauguration de L’Ascenseur, un immeuble du IVe arrondissement de Paris qui réunit plusieurs associations promouvant l’égalité des chances soutenu par le groupe bancaire. Le gouvernement était largement représenté pour cet événement : la porte-parole Sibeth Ndiaye et le secrétaire d’État à la Protection de l’enfance Adrien Taquet étaient eux aussi présents.
En même temps, on n’est pas encore aux États-Unis : les résistances restent grandes vis-à-vis d’un mécénat généralisé. Dans une partie de l’opinion et aussi au sein de l’aile gauche de la majorité. Le peu connu mais très influent Joël Giraud, rapporteur du budget à l’Assemblée nationale, veut mettre à bas cette niche fiscale. L’an dernier, il avait essayé de plafonner à 10 millions d’euros l’avantage pour les entreprises. En vain, le monde de la culture s’y était opposé. Cette année, il a reçu le soutien de Bercy, qui cherche à faire des économies afin de financer les mesures prises pour calmer la révolte des gilets jaunes. Le rapporteur du budget envisage ainsi de faire adopter lors de la prochaine loi de finances un mécanisme de dégressivité des taux. « Il ne faut pas que le mécénat soit de la défiscalisation systématique. Sinon, au bout d’un moment, le système devient un peu pervers », a déclaré il y a une dizaine de jours l’intéressé devant l’association des journalistes économiques et financiers, après avoir rebaptisé la cathédrale de Paris « Notre-Dame de Gucci ».
La philosophie derrière ces attaques, c’est de dire que le mécénat est douteux. C’est une erreur fondamentale quand on voit l’état de la société française : fracturée et où la haine s’est développée.
Face à la menace de voir se tarir une partie de son financement, le monde du mécénat se mobilise et menace le gouvernement d’un « crash philanthropique ». François Debiesse, président d’Admical, le lobby des fondations d’entreprise, multiplie les rendez-vous à Bercy, à Matignon ou à l’Élysée pour plaider sa cause. Comme il l’a confié aux Jours, il devrait aussi rencontrer cette semaine la commission des finances de l’Assemblée nationale. Sa défense du dispositif fiscal actuel tient en deux points. D’une part, la loi Aillagon n’est pas à proprement parler une niche fiscale puisqu’elle ne permet pas de réduire son impôt pour son propre profit (mais pour le profit de tous). D’autre part, les associations qui assurent des missions d’intérêt général ont déjà subi en 2018 une baisse des dons due à la suppression de l’ISF, l’impôt sur la fortune. « La philosophie derrière ces attaques, c’est de dire que le mécénat est douteux, s’énerve François Debiesse. C’est une erreur fondamentale quand on voit l’état de la société française : fracturée et où la haine s’est développée. Le mécénat permet de rassembler des énergies qui viennent du monde public, du monde associatif et de l’entreprise. C’est un outil important de création du lien social. »
Le mécénat et la philanthropie sont-ils vraiment utiles à la société ? Les riches mécènes sont-ils aussi désintéressés qu’ils le disent ? L’État contrôle-t-il vraiment toutes ces fondations qui assurent concourir à l’intérêt général ? Y aura-t-il des défilés Gucci à Notre-Dame ? On va vous raconter tout cela lors des prochains épisodes, avec un regard très attentif sur la manière dont la Macronie va ou non se déchirer sur l’autel des avantages fiscaux accordés au mécénat.