Rien ne vaut des articles dans la presse anglo-saxonne sur la radinerie supposée de François Pinault et Bernard Arnault pour débloquer des situations inextricables. Il y a quelques jours sortait un chiffre pas vraiment à la gloire de nos milliardaires : malgré des promesses de dons pour la reconstruction de Notre-Dame de plus de 800 millions d’euros, ces derniers n’avaient toujours rien versé, plus de deux mois après l’incendie. Et on se dirigeait vers une situation où les travaux de consolidation de la cathédrale allaient être uniquement financés par les petits donateurs. Les « french tycoons » n’ont pas mis un « penny », notait avec malice l’agence américaine AP, une information largement reprise outre-Atlantique. Interrogés, les intéressés se retranchaient derrière le fait qu’aucune « convention de mécénat » n’avait été signée et que les discussions avec l’État, la fondation Notre-Dame et la Fondation du patrimoine (toutes deux chargées de recueillir les dons), prenaient du temps, ce qui était bien normal. Et puis voilà que, ce mardi, les familles Arnault et Pinault annonçaient avoir finalement débloqué en urgence » 10 millions d’euros chacune, sans attendre de parapher une quelconque convention. Une somme qui servira notamment à payer les entreprises qui démontent l’échafaudage installé à l’origine pour restaurer la flèche de la cathédrale.
Voilà j’espère de quoi vous redonner foi en notre pays. Oui, chers confrères anglo-saxons, nos milliardaires sont bien aussi généreux que les Bill Gates ou Warren Buffet qui consacrent l’essentiel de leurs fortunes à des projets philanthropiques ! Mais avant de pavoiser complètement, notons que la question des fameuses conventions de mécénat, elle, n’est toujours pas réglée. Avant le versement total des sommes promises, quelques bras de fer risquent de se reproduire. On peut parier en effet que les Pinault, Arnault ou Bettencourt (la famille est actionnaire principale de L’Oréal) vont essayer de poser des conditions pour reconstruire la cathédrale. Cela n’aurait rien d’inhabituel : la plupart du temps, les donateurs versent leur obole en attendant quelque chose en retour.
Pour comprendre ce soupçon, intéressons-nous à ces mystérieuses conventions de mécénat. Ce type de document, habituellement confidentiel, est très courant dans le monde de la philanthropie et du don. Il a pour fonction de récapituler les promesses des deux parties. Du côté du mécène, l’engagement le plus important, c’est le montant à verser (sous forme numéraire ou en nature, dans le cas d’une mise à disposition de personnel ou de locaux). Du côté du bénéficiaire du don, ce qui compte, c’est que l’argent soit bien être utilisé pour ce qui a été convenu. Ce qui évite, en principe, d’affecter les sommes reçues à une autre cause. Comme, dans le cas de Notre-Dame, à restaurer d’autres églises délabrées. D’autres points sont souvent mentionnés : la date et le mode de versement du don (en une fois ou en plusieurs tranches), les interlocuteurs chez les deux parties, le mode de règlement d’éventuels litiges… Mais le plus long et surtout le plus important, c’est la question des contreparties. « Contreparties comme dans “échange” ? », dites-vous ? « Ne serait-ce pas contradictoire avec l’esprit du don qui, dans le langage courant, décrit ce qu’on abandonne sans rien recevoir en retour ? », poursuivez-vous ? Oui, vous avez bien lu. Il est courant que les mécènes demandent, et obtiennent, des contreparties pour leurs « dons ». Voire que les bénéficiaires les proposent eux-mêmes.
Prenons ainsi au hasard la convention signée entre la ville de Lyon et le groupe Total pour son musée des Beaux-Arts en 2017 – comme elle concerne un acteur public, elle est disponible sur le net. Il y a deux ans, le groupe pétrolier accepte de financer l’exposition Los Modernos : dialogues France/Mexique à hauteur de 80 000 euros. En échange, la municipalité garantit la totale à Total : « La présence du logo sur les documents et supports de communication pour toute action d’information relative au projet (y compris audiovisuel) », « l’accueil d’une soirée au musée pour 120 personnes accompagnée d’une visite de l’exposition », « la fourniture de catalogues et de laisser-passer dans l’exposition » et « la mise à disposition d’espaces du musée un après-midi pour accueillir des personnes actives dans le champ social avec visites menées par des médiateurs conférenciers de l’exposition ». Il est même précisé que cinq groupes de 25 personnes devaient pouvoir bénéficier de ces visites accompagnées.
Tout cela est parfaitement légal, à condition de ne pas dépasser un certain seuil. Comme l’explique le site du ministère de la Culture, « la valeur des ces contreparties doit demeurer dans un rapport de 1 à 4 avec le montant du don, c’est à dire qu’elle ne doit pas dépasser 25 % de ce montant ». La logique derrière ce principe, c’est, selon l’administration des impôts, qu’il n’y ait pas de « disproportion marquée entre les sommes données et la valorisation de la “prestation” rendue par l’organisme ». Mais, comme il n’est assorti d’aucune limite numéraire, cela peut représenter des sommes importantes. Ainsi, si l’on revient au cas du musée des Beaux-Arts de Lyon, on apprend en lisant la convention que les « contreparties consenties par la ville de Lyon dans le cadre de ce mécénat ont été strictement évaluées à 20 000 euros et restent dans les limites de 25 % admises par l’administration fiscale ». 20 000 euros récupérés, donc, pour 80 000 euros versés : c’est toujours ça de pris !
Si on ajoute la réduction fiscale de 60 % sur les sommes versées (lire l’épisode 1, « Le mécénat, c’est vraiment très intéressé »), le retour sur don est assez exceptionnel pour les entreprises mécènes. Et c’est un argument de vente brandi sans fausse pudeur par tous ceux qui font appel à la générosité privée. Ainsi, dans la brochure « Devenir mécène » éditée par les « Amis du château de Fontainebleau », les deux avantages sont additionnés. On peut ainsi lire que, « pour un mécénat de 10 000 euros », l’entreprise qui veut aider le château « obtient un crédit d’impôt de 60 %, c’est-à-dire de 6 000 euros » et que, « de plus », le château « peut offrir une contrepartie de 25 % de la somme versée, ce qui équivaut à 2 500 euros ». En conséquence, « ce mécénat équivaut à un coût réel de 1 500 euros pour l’entreprise ». Résumons l’équation : on dit donner 10 000, et on ne débourse effectivement que 1 500 en cumulant les deux avantages. Bref, c’est fromage et dessert, et en plus, il y a café gourmand : comme le note l’Admical, le lobby des fondations, « aucune règle n’a été donnée pour valoriser les contreparties dont peuvent bénéficier les donateurs. Chaque organisme bénéficiaire retient ses propres modes de calcul ». Une entreprise donatrice qui négocie bien peut donc se retrouver avec un don qui, in fine, ne lui aura rien coûté !
Revenons maintenant à notre cathédrale incendiée. La situation est-elle différente ? En théorie, non. Avant le sinistre, la fondation Avenir du patrimoine à Paris (qui dépend de la fondation Notre-Dame) proposait des contreparties pour récolter de l’argent destiné à restaurer le bâtiment (ou d’autres églises parisiennes abîmées). Exemple d’« avantages » mentionnés dans sa brochure à destination des entreprises mécènes : une « visite privée d’une église de votre choix, menée par un architecte en chef des Monuments historiques, un historien de l’art ou un conférencier », la « mise à disposition d’espaces », la participation à une « soirée exclusive de lancement et de clôture des travaux » ou au « dîner annuel des entreprises mécènes (…) permettant d’inviter (…) clients ou collaborateurs dans des lieux emblématiques ». Il était aussi envisagé pour les plus méritantes – les entreprises versant les plus gros chèques – une « reconnaissance patrimoniale pérenne dans et/ou à l’entrée des églises », c’est-à-dire un écriteau mentionnant le nom du donateur, et l’intégration à un « comité de parrainage des mécènes fondateurs ». Et enfin, une cerise personnalisée sur le gâteau : « des contreparties spécialement imaginées pour vous, selon vos spécificités ».
Alors, va-t-on offrir tout cela à François Pinault et Bernard Arnault ? Réponse de Christophe-Charles Rousselot, le délégué général de la fondation Notre-Dame : « Si LVMH veut organiser un défilé de mode dans la cathédrale, la réponse est “non” ! » Aux Jours, l’homme assure qu’il a déjà eu des rendez-vous avec les équipes de Bernard Arnault et que ces questions n’ont, jusque-là, pas été posées. « C’est une affaire de bon sens, explique-t-il. Il ne peut y avoir de contrepartie. Les sommes en question seraient ingérables. » Effectivement, on voit mal comment on pourrait trouver un avantage à la hauteur du don de la première fortune française. À moins d’installer une nouvelle flèche avec un fanion Givenchy ! Mais rien ne dit que les mécènes n’obtiendront rien du tout. Christophe-Charles Rousselot n’est pas opposé à des demandes de « visites de chantier » par les salariés d’entreprises donatrices ou à des concerts sponsorisés dans la cathédrale reconstruite. « L’important, c’est de respecter l’identité des lieux », ajoute-t-il. Ainsi, pas question, selon lui, d’organiser des ventes aux enchères dans le collège des Bernardins, propriété du diocèse de Paris dans le Ve arrondissement, une demande qui aurait été régulièrement faite par des entreprises (avant l’incendie). Mais des débats autour de la culture, sans problème.
Le rôle des mécènes n’est pas d’émettre des choix sur les partis pris architecturaux, (…) mais ils peuvent souhaiter financer plus particulièrement une partie du projet.
Même son de cloche (de Notre-Dame) du côté de la Fondation du patrimoine (par où devraient transiter la plupart des dons des grandes entreprises). « Les mécènes n’ont pas fait état de demandes de contreparties à ce stade, au-delà de la communication que la fondation peut faire sur leur mécénat », nous a déclaré une porte-parole. Pour autant, alors qu’on l’interrogeait sur les demandes de Total (qui a promis 100 millions d’euros), elle nous a répondu que, « au cas où des visites de groupes seraient proposées, Total pourrait envisager d’en faire profiter des jeunes éloignés de la culture ». La question n’est donc pas tranchée. Tout comme le fait de savoir si les donateurs ont des demandes précises sur la reconstruction même de Notre-Dame. À la Fondation du patrimoine, on nous a ainsi expliqué que « le rôle des mécènes n’est pas d’émettre des choix sur les partis pris architecturaux », mais que, « en revanche, ils peuvent souhaiter financer plus particulièrement une partie du projet ». Autrement dit, certains attendent avant d’en savoir plus sur ce projet pour l’instant très flou de restauration. Ce n’est pas tout à fait la même chose de contribuer à une reconstruction à l’identique ou à un « geste architectural ambitieux », comme le veut Emmanuel Macron.
Face à ces enjeux délicats en matière d’image, beaucoup de mécènes se retranchent derrière le « no comment ». Contactés par Les Jours, la fondation Bettencourt, BNP Paribas, JCDecaux et BPCE (qui ont promis respectivement 100, 20, 20 et 10 millions) ont refusé de s’exprimer. D’autres restent très imprécis sur le contenu de ces futures conventions. Ainsi, Total nous a seulement précisé que les 100 millions d’euros promis ne seront pas versés avant la création de « l’établissement public pour la maîtrise d’ouvrage des travaux », prévu par le projet de loi pour la reconstruction. « Notre don transitera par la Fondation du patrimoine dont nous sommes partenaire historique, avec qui nous allons établir une convention ad hoc dès lors que l’établissement public sera créé », a détaillé une porte-parole. Ajoutant que, en même temps, la Fondation du patrimoine devrait aussi négocier une convention directement avec l’établissement public.
Mais si cette structure étatique tarde à voir le jour, c’est parce que le débat parlementaire coince. Les sénateurs ont refusé d’adopter l’article 9 de la loi sur Notre-Dame, car il prévoit de déroger aux règles habituelles sur la réhabilitation du patrimoine. Le texte concocté par le gouvernement veut en effet se dispenser de respecter les Codes de l’environnement et de l’urbanisme afin de raccourcir les délais de restauration de la cathédrale – et tenir l’objectif de cinq ans brandi par Macron –, tout en donnant la possibilité de ne pas reconstruire à l’identique le monument. Deux objectifs qui font craindre le pire pour certains experts du patrimoine. Déjà, les cabinets d’architecture imaginent des projets plus loufoques les uns que les autres (toiture en verre, flèche remplacée par un faisceau lumineux, promenade végétalisée…). Si, en échange de leur argent, les mécènes réussissent à faire fléchir le chef de l’État sur ces deux points, alors, on pourra leur dire merci, sans ironie.