À Courson-les-Carrières (Yonne)
Jean-Claude Denos est maire de Courson-les-Carrières depuis 1989. Soit trente ans au service des quelque 950 habitants de cette petite commune de l’Yonne située au sud d’Auxerre. Ça suffit bien. Alors, à 76 ans, cet homme souriant aux épaules solides comptait raccrocher. Profiter un peu de sa vie de retraité, de ses petits-enfants et du grand jardin qui entoure sa maison située juste en face du garage qui fut jadis le sien, à la sortie sud de Courson, en direction de Clamecy l’endormie. C’est d’ailleurs ce qu’il m’avait dit en 2018, lorsque je m’étais arrêté dans son village pendant un reportage sur la colère qui montait contre les 80 km/h. La nouvelle limitation de vitesse y était testée sur la nationale 151, ses virages dangereux, ses bosses trompeuses et ses sous-bois à la lumière changeante. Jean-Claude Denos était contre, comme tout le monde ici, mais il le disait surtout en tant que citoyen. Pour le maire, c’était déjà la dernière ligne droite. Son premier adjoint allait se présenter à sa suite et voilà. Il aurait bien donné à Courson.
On dit qu’on va s’arrêter, mais pour passer la main à qui ? Il n’y a pas de postulants, les gens ne veulent pas trop s’impliquer.
Et puis non. Frédéric Vassent, ce premier adjoint, a renoncé devant la montagne. « Ça prend énormément de temps », m’a dit celui qui est aujourd’hui chef d’atelier dans une usine de production de lessives et détergents installée non loin de Courson. « J’avais projeté d’y aller, mais quand je vois Jean-Claude… Ça, ajouté au travail c’était compliqué. » Alors Jean-Claude Denos a décidé d’y retourner une fois de plus. « Ça fait cinq mandats, il faut savoir s’arrêter, explique-t-il avec le regard bleu d’un homme qui semble bouger tout le temps. Mais c’est comme ça… On est nombreux dans ce cas dans le canton. J’en parlais encore récemment avec Jacques Baloup, le maire de Sementron. On dit qu’on va s’arrêter, mais pour passer la main à qui ? Il n’y a pas de postulants, les gens ne veulent pas trop s’impliquer. »
Courson-les-Carrières n’a rien d’exceptionnel dans ce domaine, comme le rappelle Gilles Laferté, qui est sociologue (et actuellement gréviste) au Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux, à Dijon. « Les gens ne sont pas devenus individualistes, mais de fait, dans les villages et les petites communes, on assiste à ce qu’on appelle une “désuperposition” des scènes résidentielles et professionnelles à mesure de la croissance des mobilités pendulaires. Avant, le travail était sur place ; désormais, il est à distance. On voit des gens qui viennent résider dans ces communes, notamment les classes populaires qui accèdent à la propriété là parce qu’elles sont chassées des grands centres urbains, qui travaillent à une heure de route et du coup ont un investissement plus réduit que l’ancien boucher ou l’ouvrier de la petite usine du coin. »
C’est exactement ce qui se passe à Courson, qui se vide le matin pour se remplir le soir. Même si la commune a gagné des habitants en faisant construire des lotissements de petites maisons et des résidences pour les seniors, le bourg a surtout vu arriver des employés et ouvriers peu qualifiés, des populations qui s’engagent historiquement peu en politique. « C’est un problème structurel des campagnes que l’on voyait déjà dans les années 1960, continue Gilles Laferté, dans la mesure où on a eu un départ massif d’emplois (notamment dans l’agriculture et l’industrie) et une sous-représentation des catégories qui classiquement remplissent les fonctions d’élus : les cadres, les professions intermédiaires, les employés de la fonction publique ou les enseignants. Pendant longtemps, c’étaient aussi les agriculteurs avec le foncier le plus important qui occupaient ces fonctions. Mais aujourd’hui, on a une concentration de l’agriculture, avec une ou deux exploitations par commune et donc plus de réserve pour ces postes d’élus… On aurait pu imaginer que les classes populaires prétendent à la fonction de maire, mais elles se tiennent généralement à l’écart » de la politique locale.
À ces évolutions sociologiques des campagnes, s’ajoute la complexification des tâches du maire, qui doit aller chercher des sous toujours plus loin. « C’est de plus en plus un travail à plein temps, affirme aux Jours Jean-Pierre Soisson, 85 ans aujourd’hui, qui fut maire d’Auxerre, ministre et député de l’Yonne au fil d’une longue carrière omnipotente où il s’est rapproché du petit maire de Courson-les-Carrières. Quand on est élu aujourd’hui, il faut tout le temps voir le député, le président du département, le préfet, les promoteurs si on veut avoir des projets… Ça n’en finit pas et c’est à toutes les heures. » Jean-Claude Denos tempère un peu son engagement. Pour lui, « c’est quatre heures par jour », auxquelles il faut ajouter « beaucoup de réunions le soir ». Le soir de notre interview, il devait se rendre à Mézilles, à une grosse demi-heure de route, à l’autre bout de la gigantesque communauté de communes de Puisaye-Forterre, à laquelle Courson est désormais rattaché. La veille, il était à Auxerre pour rencontrer les sapeurs-pompiers. La semaine suivante, il est aussi « pris tous les jours ». Aujourd’hui à la retraite, être maire est devenu son occupation principale, mais Jean-Claude Denos a fait le choix de Courson il y a longtemps déjà. « Quand j’ai perdu ma femme en 1999, j’ai eu le choix : lâcher la mairie et me consacrer au garage, ou revendre le garage. C’est le choix que j’ai fait quand j’ai pu, et la mairie est devenue mon métier. » Il touche pour cela une indemnité de 950 euros par mois, soit un euro par habitant. La commune est trop petite pour le salarier, donc il reste un bénévole défrayé.
Au deuxième tour, on a fini avec une majorité à une voix, c’était très tendu. Les gendarmes étaient inquiets et à la fin, on m’a demandé d’être maire. Mais moi, j’avais pas du tout envisagé ça, j’avais jamais assisté à un conseil municipal !
« Tous les maires de mon ancienne circonscription sont différents, continue Jean-Pierre Soisson, mais Jean-Claude est l’un des plus dynamiques. Courson lui doit beaucoup. » L’ancien ministre est devenu « un ami » de Jean-Claude Denos au fil des longues années de travail en commun, mais parmi les gens de passage croisés sur la place du château, la place centrale de Courson qui fait face au beau bâtiment devenu aujourd’hui la mairie, les avis sont aussi polis que dépolitisés. Une mère de famille trouve que le maire « fait bien son travail, il est disponible ». Une autre que « les écoles fonctionnent bien » (même si elles ne relèvent pas que de la mairie). Un agriculteur apprécie surtout que « Courson [soit] redevenu vivant, avant c’était un peu mort ». Avant 1989 donc, avant que Jean-Claude Denos ne se retrouve « élu par accident » comme il le dit aujourd’hui. À l’époque, la petite ville commençait à peine à se relever d’un XXe siècle qui l’avait vue perdre de son importance. La faute à l’arrêt des carrières de pierre calcaire alentour dont elle tire son nom, mais plus globalement à des décennies de choix nationaux faits au profit des grands centres urbains. Courson était resté en dehors du mouvement, un peu loin d’Auxerre, encore plus de Sens ou de Paris, à l’écart de l’autoroute A6 aussi… Politiquement, le Parti socialiste et la droite gaulliste s’opposaient frontalement dans un territoire « qui a plutôt le cœur à gauche mais l’esprit très pragmatique », estime aujourd’hui Jean-Pierre Soisson.
« Moi, j’étais arrivé depuis quelques années, raconte Jean-Claude Denos. J’avais monté mon garage et de ma position, je connaissais tout le monde. Dans ce boulot, on fait les réparations, mais surtout, on fait les accidents jour et nuit… En 1989, le maire de droite est donc venu me chercher. » Il s’agissait de boucler la liste du futur conseil municipal, de « mettre un peu de sang neuf ». Le médecin du village, Dominique Breuillé, a aussi été embarqué dans cette affaire, mais rien ne s’est passé comme prévu. Dans une commune de moins de 1 000 habitants, on vote pour des personnes et pas pour une liste, on peut donc rayer des noms sur une liste et voter pour des personnes présentes sur des listes concurrentes. En 1989, sur la liste de droite, « tout le monde a été balayé par un électorat de café, sauf moi et le docteur, continue Jean-Claude Denos. Les gens se réunissaient dans un café pour refaire le monde, ils n’étaient pas très crédibles… Ça a été un peu la douche. Au deuxième tour, on a fini avec une majorité à une voix, c’était très tendu. Les gendarmes étaient inquiets et à la fin, on m’a demandé d’être maire. Mais moi, j’avais pas du tout envisagé ça, j’avais jamais assisté à un conseil municipal ! Et puis, j’avais ma clientèle ».
C’est sa femme qui s’est largement occupée du garage avec ses employés, pendant que Jean-Claude Denos découvrait la vie de maire. Et il est évident que, même s’il veut raccrocher aujourd’hui, il aime ça. Peut-être davantage comme un chef d’entreprise que comme un politique, lui qui répète qu’il n’est « pas politique » : « Ça n’a pas de sens d’être politisé au niveau de la ruralité. Les gens sont axés sur le développement de la commune. » Depuis 1989, Jean-Claude Denos est donc « sans étiquette » comme la grande majorité des maires ruraux
Son truc, c’est avant tout la gestion, les projets. C’est sa fierté, beaucoup plus que l’image ou l’ambition politique, qui n’a jamais dépassé son canton. Jean-Claude Denos a plein d’histoires sur les développements qu’il a portés à Courson. La place du château ? C’est lui qui est allé « retrouver la vieille fontaine qui avait été vendue. Personne ne savait où elle était ». Le beau bassin en pierre blanche dormait dans la nature sur une exploitation agricole et le maire l’a échangé contre un raccordement à l’eau. Il a aussi installé une supérette dans un ancien bout du château sur la place, fait construire une école maternelle, accueilli un collège, installé une nouvelle caserne pour les pompiers. Et permis à une petite usine spécialisée dans le verre trempé d’ouvrir à la sortie sud de la ville. « Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone d’un jeune industriel qui cherchait à s’implanter dans le secteur. Il cherchait deux hectares. Je lui ai dit de venir discuter, mais j’avais pas un mètre carré pour lui ! » C’est finalement un adjoint agriculteur qui vendra un terrain à la commune pour permettre d’aller au bout de ce projet qui a « permis à des gens de rester vivre à Courson ». C’est la grande préoccupation du maire encore aujourd’hui, et il faut croire que ce pragmatisme de chef d’entreprise est aligné avec l’époque, puisque Jean-Claude Denos est réélu depuis trente ans sans opposition.
Dans un bourg rural, c’est la personnalité du maire qui compte. C’est lui qui tire tout le monde.
Mais la vie de maire n’est pas non plus un long fleuve tranquille et Courson a eu son feuilleton à rebondissements qui a duré près de dix ans : le projet de carrière de carbonate de calcium, une matière première de la construction et de la sidérurgie. En 2007, la mairie de Courson-les-Carrières a décidé de rouvrir un site d’extraction dans le bois des Rochottes, une parcelle boisée située sur le chemin de Festigny, au sud de la commune. Mais une association de riverains s’est opposée au projet, obtenant au fil des années de multiples annulations des permis d’exploitation avant que le Conseil d’État ne valide finalement le projet en 2016. Sollicité, le président de cette association ne souhaite plus s’exprimer sur le sujet. Il parle d’une « triste histoire », où un bout de forêt a été rasé et la tranquillité sacrifiée pour encore plus de camions sur les routes. Le maire répond que la loi oblige l’entreprise qui exploite la carrière à acheter le double d’hectares de forêt pour compenser ses destructions, à quoi la mairie de Courson a « ajouté 86 hectares » sur le territoire de la commune. « Il y a plus de forêt aujourd’hui grâce à ce projet, on n’est pas perdants », affirme le maire. Pour Jean-Claude Denos, cette longue affaire judiciaire était « le combat d’une personne plus qu’un combat écolo » : « Moi, je me suis retrouvé sept fois au tribunal administratif. Je me suis retrouvé seul face à une centaine d’opposants. » Être maire rural est souvent un exercice solitaire au milieu d’un conseil syndical qui peut manquer d’expérience ou d’expertise. « Dans un bourg rural, c’est la personnalité du maire qui compte, résume Jean-Pierre Soisson. C’est lui qui tire tout le monde. Jean-Claude c’est ça, alors les gens s’accrochent à lui. Courson, c’est Jean-Claude aujourd’hui ! » Mais demain ?