Le flacon est rose iris et la fragrance oscille, selon la communication de Louis Vuitton, « entre une séduction charnelle et une empreinte intimiste ». Le parfum s’appelle Spell on You, il est vendu par une publicité qui célèbre sans subtilité la femme sensuelle mais indépendante sur la chanson ondoyante chantée par Nina Simone en 1965, I Put a Spell on You. Rien de vraiment surprenant dans ce choix, car, en 2023, Nina Simone est partout, vingt ans pile après sa mort, le 21 avril 2003. Impossible de regarder une série télé, une pub, un film ou un télé-crochet sans entendre Feeling Good, My Baby Just Cares for Me, Little Girl Blue ou la cavalcade de piano de Sinnerman. La vie triste et rageuse de Nina Simone se croise aussi au rayon des romans ou des livres pour enfants, sur Netflix dans le documentaire What Happened, Miss Simone? (2015) ou au cinéma dans le biopic catastrophique Nina (2016). Au théâtre, elle était récemment en France dans Le Silence et la Peur, de David Geselson, dans Miss Nina Simone d’Anne Bouvier ou dans United Snakes, vies et mirages de Nina Simone, de Mélanie Menu… Sans cesse, on ressasse la vie archétypale d’Eunice Kathleen Waymon, née noire en 1933 dans la Caroline du Nord ségréguée avant de devenir une génie précoce du piano, de se voir refuser une carrière d’instrumentiste classique et de se réinventer en Nina Simone, interprète incendiaire, autrice et compositrice magistrale dans une carrière qu’elle ne voulait pas. Là, elle a créé une nouvelle musique fascinante qui mêle des airs populaires et les fugues de Bach, la soul, le gospel et le récit des racines africaines des enfants d’esclaves.
On écoute aussi Nina Simone, bien sûr : alors que j’écris ces lignes, trois de ses compilations règnent sur les écoutes jazz en France et la première, sortie chez Sony, dépasse les 230 000 exemplaires vendus depuis 2007
Nina Simone est un personnage romanesque : le sublime et la plantade complète, l’extravagance et l’oubli, les sunlights et la pizza au champagne dans un restaurant où personne ne la reconnaissait.
Mais pourquoi la musique et l’histoire de Nina Simone surgissent-elles comme ça de partout aujourd’hui, bien plus qu’à sa mort en 2003, près d’Aix-en-Provence où elle vivait un peu oubliée depuis 1992 ? Elle était alors décrite dans Libération comme une « diva imprévisible, parfois capricieuse », et ses frasques faisaient bien plus parler que son passé glorieux : concerts annulés, retards légendaires, tenues rocambolesques et insultes lancées au public. Les médias ressassaient ses errances sans voir les éclats de beauté qui ont continué à surgir au milieu d’une vieillesse faite de très hauts et de très bas. « Aujourd’hui, Nina n’est plus là pour tout détruire, donc on ne retient que le meilleur », s’amuse Gerrit de Bruin, l’ami néerlandais aux yeux bleu mer du Nord, qui fut l’un des acteurs de sa fragile renaissance dans les années 1980. Le meilleur, c’est cette figure de souffrance qui coche toutes les cases des luttes qui s’entrecroisent dans notre XXIe siècle qui veut construire une autre société. « Une partie de sa légende a posteriori s’est construite sur ce qu’on a négligé de son vivant : sa tristesse », m’a glissé André Klopmann, écrivain suisse et habitué du festival de Montreux où Nina Simone a souvent joué. Il raconte aussi comment elle lui a un jour demandé de l’épouser, comme elle l’a fait avec tant d’autres, pour étancher sa solitude : « Les gens aiment bien donner leur affection à ceux qui en ont bavé et Nina Simone est un personnage romanesque : le génie, le sublime et la plantade complète, l’extravagance et l’oubli, les sunlights et la pizza au champagne dans un restaurant de Genève où personne ne la reconnaissait. Il y a tout chez elle. »
En premier lieu, il y a une femme qui a fini sa vie très seule et a sans cesse été déçue, voire utilisée, par les hommes. C’est ce qui a beaucoup marqué Mélanie Menu, qui a coécrit et interprète United Snakes, vies et mirages de Nina Simone : « Ses rapports avec les hommes sont affreux, sa vie amoureuse est une sorte de carnage et pourtant, sur scène, on a toujours l’impression d’une force incroyable. Par rapport à nos réflexions actuelles sur le féminisme, il y a quelque chose qui résonne : voilà une femme qui a les atours d’une prêtresse, une grande indépendance d’esprit, et qui pourtant fait les mauvais choix dans sa vie privée parce qu’elle considère qu’elle rate quelque chose si elle n’a pas un homme qui gère à ses côtés. Elle est en même temps un modèle et un antimodèle. » Notamment parce que Nina Simone, née en 1933 et élevée dans une famille très religieuse (sa mère était pasteure) du Sud conservateur américain, est aussi le portrait d’une femme de son temps.
Il y a ensuite une figure de femme noire à qui le monde de la musique américain demandait de ne pas faire de vagues et qui s’est rangée malgré tout du côté du mouvement pour les droits civiques, à qui elle a offert des hymnes intemporels : Four Women, Mississippi Goddam, To Be Young, Gifted and Black… Ce combat-là, qui est le cœur de sa créativité artistique, résonne très fortement aujourd’hui, dans l’époque de George Floyd, de Black Lives Matter et de la fierté noire. C’est ce que pointe la chanteuse Sandra Nkaké, qui mène une carrière baignée par l’ombre fière de Nina Simone, à qui elle dédie une chanson intime de son dernier album : « Nina Simone est un modèle pour la femme noire parce qu’elle était intransigeante. Elle a semé en nous la graine du combat, cette idée de ne pas avoir peur, d’être qui nous sommes. On questionne aujourd’hui le monde ultralibéral et patriarcal dans lequel nous vivons ; or tout ça transparaît dans sa musique et ses interprétations, qui sont des combats. » Sur la question du racisme avant toute chose, « on se rend compte aujourd’hui que les combats culturels et politiques de Nina Simone ne sont pas terminés, pointe pour sa part David Geselson, auteur et metteur en scène de la pièce Le Silence et la Peur. Malgré les avancées politiques, scientifiques, légales, le racisme est toujours très puissant. Donc elle reste parfaitement pertinente. »
Femme noire militante dans la lumière, femme seule écrasée par un monde d’hommes en privé ; notre époque a fini par mettre un mot sur ce que représente Nina Simone en 2023 : elle est devenue une parfaite figure intersectionnelle. Un point de jonction des combats contre les inégalités. Une icône du féminisme et de l’antiracisme réunis. « Je ne m’en étais pas rendu compte en écrivant mon livre, mais j’ai vite compris qu’il se passait quelque chose et encore plus lors de son adaptation théâtrale, se souvient ainsi Gilles Leroy, auteur en 2013 d’un beau livre, Nina Simone, roman, qui fictionnait sa fin de vie mais pas ses luttes et ses sentiments profonds. Dans la salle, on voyait des jeunes filles noires qui avaient des lumières dans les yeux. Après la représentation, elles disaient : “C’est nous ! On est noires et aussi des femmes et il faut mener tout ça de front.” On ne parlait pas encore d’intersectionnalité, mais tout d’un coup Nina Simone s’est mise à parler énormément à une nouvelle génération. »
Pour les plus jeunes, la question ne se pose pas un instant : Nina Simone est une femme noire féministe, même si elle ne le disait pas comme ça.
Katia Dansoko Touré, qui est journaliste à Libération et travaille sur cette fierté noire très active aujourd’hui, a également vu cette figure parfaite émerger depuis une dizaine d’années. « Pour les plus jeunes, la question ne se pose pas un instant : Nina Simone est une femme noire féministe, même si elle ne le disait pas comme ça. Pour les jeunes personnes qui cherchent des héroïnes féministes aujourd’hui, elle est obligée de l’être parce que sa musique, ses paroles, parlent de ces combats. Elle est devenue un archétype. » Si un débat existe aussi sur l’idée de plaquer des idées d’aujourd’hui sur des figures d’hier, c’est le symbole qui écrase tout. « Est-ce qu’elle se considérait comme féministe ? Je pense que oui, tranche Sandra Nkaké sans hésiter. De manière personnelle et intime, elle fait partie des totems qui construisent mon féminisme. Quand on a si peu de modèles, elles prennent une importance encore plus grande. »
À côté de ces combats politiques, plus prosaïque mais pas moins puissante, il y a une autre révolution qui a tout changé pour la musique de Nina Simone, malgré les errances de la gestion de son héritage par sa fille Lisa. C’est le streaming, la musique en ligne illimitée, partout et tout le temps, qui permet depuis une dizaine d’années à une nouvelle génération de l’écouter toujours plus. « Pouvoir raconter ces histoires de racisme, de ségrégation, que cette artiste a réussi malgré tout cela à faire une carrière plus grande encore, peut-être, que celle qu’elle aurait eu en tant que pianiste classique, c’est un super beau storytelling », avoue Pascal Bod, qui dirige le label Decca, chargé du catalogue jazz au sein d’Universal Music France. « Ce n’est pas quelqu’un qu’on célèbre une fois tous les vingt ans, ses titres performent tous les ans, continue-t-il. Cette année, elle est dans le top des ventes ; l’année dernière aussi, elle était numéro un des ventes jazz. »
Universal, qui possède son catalogue des débuts jusqu’en 1967, comme Sony qui gère celui qui va de 1967 à 1974, exploitent aujourd’hui ce regain d’intérêt jusque dans les derniers recoins du monde de la musique. En remettant dans les bacs de vinyles les grands albums emblématiques et des compilations pas chères qui font de beaux cadeaux de Noël, mais surtout en plaçant Nina Simone dans les playlists qui sont devenues un moteur essentiel de la découverte sur les plateformes de streaming. Dans des playlists de jazz, de blues, de tubes d’Halloween (I Put a Spell on You, encore), dans une sélection pour « travailler à la maison avec Nina Simone » ou d’autres dédiées de façon plus surprenante à la bonne humeur, on la croise partout. Et cela change aussi notre façon de l’écouter. Car si les plus engagé·e·s dans les combats sociaux d’aujourd’hui citent tout de suite Four Women ou Mississippi Goddam parmi les classiques incontournables, ce ne sont pas les chansons les plus écoutées en ligne. Désormais, c’est le plus insouciant My Baby Just Cares for Me qui domine, les claquements de doigts de I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free, la reprise du Here Comes the Sun des Beatles ou la douce comptine Little Girl Blue. C’est surtout l’explosif Feeling Good, une chanson chipée par Nina Simone à une comédie musicale de seconde zone et transformée en 1965 en hymne conquérant sur procession de cuivres, que la publicité comme le cinéma collent sans cesse sur des images qui appellent à profiter de la vie
Quitte à effacer totalement l’histoire de cette chanson et de Nina Simone dans les années 1960. Car Feeling Good, dans sa version originale comme dans la reprise qu’elle en a faite et qui est sortie quelques mois à peine après les marches de Selma à Montgomery contre la ségrégation, est une chanson ouvertement politique. Un cri de liberté lancé par une chanteuse noire à ceux qui ne veulent pas de l’égalité, à un moment où la confrontation devient violente sur le terrain. Le portrait de la Nina Simone qui passionne notre époque est donc ambivalent aujourd’hui : l’artiste combattante est omniprésente quand sa musique est en partie vidée de son sens pour n’en garder que les aspects plaisants
Tout le monde revendique ainsi un bout de Nina Simone aujourd’hui, vingt ans après sa disparition. Chacune et chacun s’approprie ce qui l’arrange de son histoire et de sa très vaste discographie, pour adoucir la journée ou pour se donner du courage dans les combats politiques du moment. « Notre époque peut enfin réaliser tout le pouvoir extraordinaire de sa musique et des défis qu’elle a croisés », résume Roger Nupie, président du fan-club international et ami proche qui l’accompagna un peu partout en tournée des années 1980 jusqu’à la fin. « Quelle incroyable revanche c’est, de voir qu’elle est partout comme cela aujourd’hui. Et en même temps, quelle tristesse qu’elle n’ait pas connu ça de son vivant, sourit tendrement Gilles Leroy en évoquant cette musicienne qui l’accompagne depuis son enfance. Quand elle est décédée, on connaissait son nom mais c’était quelqu’un du passé pour beaucoup de gens, même pour ses combats pour les droits civiques aux États-Unis. On en a parlé vite fait, mais je n’ai pas le souvenir que sa mort ait été un événement particulier. » Nina Simone venait de s’éteindre loin de tout le monde dans sa maison de Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône, où plus grand-monde ne savait qu’elle vivait. C’était le terminus d’une longue errance humaine autant que musicale qui a peu à peu enterré sa légende.