Les climatologues la nomment « silent killer », la tueuse silencieuse. Avec elle, les toits ne sont pas arrachés, les arbres ne tombent pas sur les voitures, l’eau n’envahit pas les maisons, ne noie personne. Ce n’est pas une tempête ou une inondation. Non, la vague de chaleur extrême plombe sans bruit ceux qui la subissent. Sous l’effet du changement climatique qui la démultipliera, la canicule va devenir l’ennemie numéro 1 des habitants des villes. Ils ne mourront pas tous, mais tous seront frappés. Surtout à Paris, la commune la plus densément peuplée et la plus minérale de France.
« On va visualiser le quartier en 2050, avec huit canicules par an et 47°C à 14 heures. » C’est à cet instant que Michèle Didier a manqué tourner de l’œil. Lorsqu’elle repense à l’été dernier, l’image qui lui vient est celle d’un « rat » pris au piège d’une cage que serait son propre appartement, au troisième étage de la tour Grenoble, sur la dalle des Olympiades, un quartier populaire du XIIIe arrondissement de Paris. « C’était à se taper à la tête contre les murs. » Alors, 2050 par près de 50°C à l’ombre…
Se projeter dans le futur climatique est une gageure, une route vertigineuse. La suivre oblige à affronter la réalité d’un monde bouleversé. C’est pourtant la seule manière de savoir comment vivre avec. Car le changement climatique est un processus sans retour. À Paris, quels que soient les scénarios globaux (qui dépendent des émissions de gaz à effet de serre mondiales), les vagues de chaleur
Michèle Didier s’est installée aux Olympiades avec son mari, Claude, en 1976. Les promoteurs de ce grand ensemble alors tout juste sorti de terre
Dans le trois pièces cuisine, blanc et rangé, collé à l’angle de la tour, il y a bien des doubles vitrages qui datent un peu, mais pas de volets. Dix ans plus tôt, le bailleur social qui a pris la relève de la SNCF avait proposé d’en poser. Les loyers en auraient été augmentés d’une quinzaine d’euros par mois. Les 350 locataires ont voté contre. Chez les Didier, une longue série de fenêtres donne à l’ouest, vers la tour Rome. Les rideaux si épais qu’ils paraissent sortis d’un théâtre n’y font rien : l’été venu, le soleil écrase la dalle, chauffe à blanc le parvis central, braise le béton qui règne en maître. « Ce qu’il a de moche dans ce mur, c’est qu’ils ont oublié de l’isoler », remarque placidement Claude, grand gaillard tout de noir vêtu, debout dans son salon lumineux même en plein hiver. Quelle température y fait-il au cœur de la canicule ? Michèle, en tunique rose et les yeux soulignés de khôl, refuse de le savoir. « Qu’est-ce que ça change ? Ici, on subit. Je me suis sentie impuissante, acculée, sans solution », se remémore-t-elle. Depuis l’été 2022, Michèle Didier est hantée par le spectre de la fournaise qu’est devenue sa dalle et, à 66 ans, serait prête à camper en forêt en juillet si Claude avait un peu plus l’esprit d’aventure.
C’est ainsi qu’ils se retrouvent, début décembre, dans un local de la régie de quartier, au milieu des restaurants asiatiques aux allures de pagodes du centre de la dalle. Un groupe d’étudiants, futurs architectes et ingénieurs, participent à un concours d’idées de la ville de Paris destiné à se projeter dans les différentes crises qui pourraient survenir d’ici à 2050. Leur terrain d’étude est la dalle des Olympiades. Un scénario prospectif leur sert de guide. Il prévoit que les Parisiens devront composer l’été avec un dôme de chaleur à 50°C. « Moi-même, j’ai du mal à me rendre compte. Pour le rendre palpable, il faut bien imaginer les conséquences d’un tel phénomène », remarque Léa Lippera. C’est elle, qui travaille pour le studio spécialisé Design friction, qui a créé ce scénario. Il s’agit « de mettre un pied dans un futur possible, à quinze ou vingt ans, pour imaginer comment faire face et continuer à avancer ».
Il faut désormais s’imaginer que des vagues de chaleur très fortes pourront se produire à partir du mois de mai et jusqu’au mois de septembre, quand les activités et l’école auront repris, envisager des températures au-delà de 45°C.
Est-ce de la science-fiction ? Pas vraiment. À l’été 2021, un dôme de chaleur s’est installé pendant deux semaines au-dessus de l’Ouest du Canada. À Lytton, en Colombie-Britannique, la température a atteint le 29 juin 49,6°C, soit près de 24 degrés de plus que la normale, frôlant les 50°C. Les feux de forêt ont ensuite réduit le village en cendres. Cette vague de chaleur extrême qui a fait 800 morts dans le pays, a été décrite par le gouvernement canadien comme une « apocalypse du XXIe siècle ». « Les réseaux électriques sont tombés en panne, l’asphalte a fondu, les autoroutes se sont déformées et les fruits ont cuit sur les vignes et les arbres », lit-on dans le rapport sur les événements météorologiques de 2021. Cette année, de gigantesques feux de forêt ont encore brûlé plus de 6 millions d’hectares depuis janvier dans le pays. Les fumées sont arrivées en France il y a quelques jours, après avoir traversé l’Atlantique, mais le Canada semble encore loin. Pourtant, le Grec francilien, l’équivalent du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat) à l’échelle de l’Île-de-France, prend des pincettes mais le dit quand même : « Un saut de record de températures tel qu’observé en Colombie-Britannique, pouvant porter les records bien au-delà de 43,6°C (record actuel francilien en 2019), ne peut pas être exclu dans les décennies à venir. »
En Île-de-France, cela pourrait ressembler à cela : en fin de période de canicule, l’arrivée d’une dépression avec des vents de sud-ouest apportant de l’air très chaud venu d’Afrique du Nord et d’Espagne crée un dôme qui fait cuire la capitale. « Il faut désormais s’imaginer que des vagues de chaleur très fortes, comme celles des dernières années, pourront se produire à partir du mois de mai et jusqu’au mois de septembre, quand les activités et l’école auront repris après l’été, envisager des températures plus élevées que celles que nous avons connues, au-delà de 45°C, et comprendre ce que cela signifie pour une ville comme Paris », précise Robert Vautard, climatologue, directeur de l’Institut Pierre-Simon Laplace. Cette réalité n’a pas échappé à certains élus parisiens. Après six mois d’auditions d’experts, d’élus et de membres de la société civile, la mission d’information et d’évaluation du Conseil de Paris, présidée par l’élu écologiste Alexandre Florentin et consacrée à l’adaptation de la capitale aux vagues de chaleur, a rendu son rapport fin avril 2023 à Anne Hidalgo. Intitulé « Paris à 50°C », il détaille notamment 85 préconisations destinées à « présenter des solutions qui permettront, dans un premier temps, de retarder l’arrivée du point critique, puis dans un second temps, de prévoir des mesures atténuant les impacts sanitaires, sociaux et environnementaux d’un Paris à 50°C ».
Aux Olympiades, le scénario sur lequel planchent Michèle et Claude Didier prévoit, aux alentours de 2044, un décret municipal garantissant à tous un « droit à la fraîcheur ». Par quels moyens, c’est à eux de trouver. « Si on en arrive à ces extrémités, il faudrait vivre en sous-sol, suggère Odile, une dame bien mise qui habite la tour Londres depuis quarante ans. Ou alors, il faudrait peut-être muter. » « C’est trop long, la mutation », rétorque Jean-Louis, son mari. Claude Didier imagine laisser couler de l’eau recyclée le long des façades pour les rafraîchir ainsi qu’une voûte de parapluies pour ombrager le parvis central. « On pourrait faire une copie de la dalle, par exemple dans le Massif central, et au début de l’été, on partirait tous ! », lance la dame de la tour Londres.
Les mâts brumisateurs ne marchent jamais. Quand c’est la canicule, aller jusqu’au métro, c’est comme traverser le désert des Tartares.
Envisager la migration chaque été des 11 000 habitants des Olympiades, voilà qui pourrait faire rêver Delphine Didier, la seconde enfant de Michèle et Claude. Car chez les Didier, on tient à son quartier populaire. Delphine, son mari et leurs deux filles habitent désormais celui de la place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement, dans le nord-est de Paris. La famille y est propriétaire. Comme les Olympiades, la place des Fêtes est une dalle, entourée d’immeubles de grande hauteur, issue d’un programme dantesque de rénovation urbaine des années 1970, qui a consisté à raser les habitations du haut de la butte de Belleville pour ériger ces tours. L’opération était à l’époque justifiée par « l’adaptation des cités aux besoins nouveaux et aux conditions de la vie moderne ». Aux yeux de Delphine Didier, cette place, longtemps considérée comme un lieu mal famé, porte merveilleusement son nom : il y a le grand marché plusieurs fois par semaine, des animations de rue le week-end, toutes les familles s’y croisent… Décrépit, le lieu a été rénové en 2019. Un « solarium » en forme d’arène y a été aménagé, neuf arbres plantés, des mâts brumisateurs installés. « Ils ne marchent jamais. Quand c’est la canicule, aller jusqu’au métro, c’est comme traverser le désert des Tartares », se désole Delphine Didier.
Depuis son septième étage, elle domine la place cernée par une forêt de béton. De ces hauteurs, le regard porte loin, vers l’ouest, à plusieurs kilomètres, jusqu’à la silhouette du nouveau palais de justice de Paris dont les mille vitres scintillent même par ciel couvert. C’est exactement à son aplomb que se couche le soleil, à 22 heures, après avoir bombardé le logement de Delphine tout l’après-midi. Quand la canicule s’installe, il fait si chaud dans ce trois pièces dépouillé que les murs deviennent « bouillants ». Où aller, pour échapper à ce chaudron en plein été, avec deux enfants en bas âge ? La ville de Paris a élaboré une stratégie de rafraîchissement, intitulée « Paris s’adapte », dans laquelle on trouve pêle-mêle le nombre d’arbres plantés dans l’année (25 000 en 2023), de nouvelles fontaines (40), de logements rénovés thermiquement dans le parc social (5 000), de rues nouvellement végétalisées (80). Une carte montrant le réseau de 1 200 « îlots de fraîcheur », salles de mairie climatisées, églises ouvertes, ombrières, zones de baignade, est à portée de clic. « Mais moi, j’ai besoin d’un lieu climatisé avec des espaces pensés pour les enfants », explique Delphine, au regard doux sous un carré châtain. Un soir d’août dernier, elle a craqué et embarqué son mari et ses deux filles de 2 et 6 ans vers un hôtel de banlieue collé à un échangeur autoroutier, qui vantait une chambre climatisée. De quoi permettre aux petites de se retaper au moins une nuit. Le refuge espéré s’est révélé si exigu que la troupe a fait demi-tour, la mort dans l’âme. « On a préféré souffrir chez nous. »
Delphine Didier sait parfaitement que les canicules reviendront, plus éprouvantes chaque été. Dans ces conditions, pourquoi rester à Paris ? Son doigt désigne la cour de l’école, en bas, sans arbre, et les salles de classe, sans stores, dont l’une est celle de sa fille aînée. On y croit, chez les Didier, à l’école publique. Delphine comme son frère ont fait des études supérieures brillantes. Dans son esprit, c’est à Paris qu’elle le doit, où cela reste possible, même en étant né·e aux Olympiades. Et puis, il y a la vie quotidienne : les parents jeunes retraités aident quand une petite est malade, les enfants partent à l’école avec les voisins… « C’est inestimable, ça ne se recrée pas comme ça, on est tiraillés entre notre quartier qu’on aime et savoir qu’il va devenir de moins en moins vivable », explique-t-elle en avouant lorgner les annonces immobilières vers la baie de Somme et le Cotentin, pour élever ses filles un peu plus proches de la nature.
En attendant, à l’assemblée de copropriétaires, il y a toujours d’autres chats à fouetter, les charges qui augmentent sans cesse et les ascenseurs qui tombent en panne dès qu’il fait trop chaud (les moteurs sont au dernier étage). Delphine Didier hésite sur un devis de plusieurs milliers d’euros pour des stores occultants extérieurs : « A-t-on le droit ou pas ? Au pire, je m’en fiche, on n’a pas d’autre solution, on va sans doute le faire en espérant quelques degrés de moins, lâche-t-elle. Mais cet appartement ne verra pas nos vieux jours. Paris à 50°C, ce sera sans moi. » Ses filles demeureront-elles là où leurs parents et leurs grands-parents ont vécu, dans cette capitale qu’ils aiment pourtant toujours ? En 2050, elles auront 33 et 29 ans. En trois générations, l’espace de soixante-quatorze ans, cette famille de Parigots, et leurs 2,2 millions de voisins, auront éprouvé ce qu’est un climat qui change.
Merci à Liliane Guillard pour son travail sur l’édition de cette série.