Dimanche soir à la Goutte-d’Or, on se bouscule pour parler de « Bylka », brusquement passé du statut de policier à la condition de détenu. Comme l’ont révélé Les Jours vendredi 17 juin, deux fonctionnaires de la BAC du XVIIIe arrondissement de Paris – Karim M. dit « Bylka » (« le Kabyle »), 45 ans, et l’un de ses collègues âgé de 38 ans – ont été mis en examen ce jour-là, notamment pour corruption et trafic de drogue. Karim M. a été placé en détention provisoire, son collègue sous contrôle judiciaire lui interdisant d’exercer sa profession. Sur le plan administratif, la préfecture de police indique aux Jours que « compte tenu de leur situation pénale », les deux policiers vont être privés de traitement. Malgré nos recherches, leurs avocats n’ont pas pu être joints. D’autres policiers du coin ont été convoqués dans la même affaire, sans poursuites à ce stade.
Sur les placettes et dans les parcs de la Goutte-d’Or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, les « jeunes » ont des histoires plein les poches. Cette catégorie de population autoproclamée, sans vraie limite d’âge, désigne aussi bien des lycéens survoltés en pleine partie de foot (« les petits ») que des trentenaires pas débordés de boulot, restés vivre dans le quartier ou revenus y traîner (« les grands »). Ils passent du temps à observer ce qui se passe, à dealer aussi pour certains, et sont régulièrement confrontés à la police.
Si le nom de Karim M. est connu depuis longtemps dans la rue, c’est son surnom, Bylka, qui revient le plus souvent. Mais ça n’a rien d’affectueux : les habitants rencontrés lui attribuent un système de racket massif, rodé et ancien, allant de vols réguliers (d’argent, de stupéfiants, d’objets de valeur) à la possibilité de monnayer sa protection. Une expression consacrée revient sans cesse : pour éviter les ennuis avec Bylka, il fallait « payer l’assurance ». Ces témoignages réduisent les équipiers du policier au rôle d’accompagnateurs passifs, ou de complices par leur silence. Bylka est localement désigné comme « le boss du quartier ».
Ici, les méthodes du policier étaient un sujet de conversation bien avant que l’affaire n’éclate. Une plainte à l’IGPN, déposée en novembre dernier et consultée par Les Jours, reproche des violences à Bylka et ses collègues lors d’une interpellation. L., 31 ans, accuse les fonctionnaires de la BAC de lui avoir mis une balayette pour le faire tomber dans l’escalier de son immeuble, alors qu’il était menotté. L’homme, blessé à la tête, est conduit aux urgences médico-judiciaires quatre heures après son arrestation. Il passe un scanner. Pris de vomissements, il s’est vu attribuer cinq jours d’ITT. « Pendant sa garde à vue, il a passé plus de temps à l’hôpital qu’au commissariat », raconte son avocat, Thibaud Cotta, qui a rédigé la plainte alors que son client était en détention.
Il me demandait de “prendre l’assurance”, il me disait que si je le payais, il me laisserait tranquille.
La version des policiers, couchée sur procès-verbal, affirme au contraire que L. s’est blessé tout seul à la tête, en se débattant contre une marche pendant qu’ils tentaient de l’arrêter. Depuis la plainte, « il ne s’est rien passé du tout », constate son avocat. Les témoins cités nommément, il y a sept mois, n’ont jamais été entendus. Les antécédents de L. n’ont sans doute pas joué en sa faveur : il est passé trois fois par la case prison, dont deux après avoir été interpellé par Karim M. et ses collègues. À la suite de cette interpellation contestée, L. a été condamné en décembre à huit mois de prison ferme pour menaces de mort contre les policiers, outrage et rébellion. Il doit encore 700 euros de dommages et intérêts à Karim M. et 700 euros à l’un de ses collègues.
Ce n’était pas la première fois que L., rencontré par Les Jours dans son quartier, alertait la « police des polices » sur les agissements de Bylka. « En 2015 ou 2016 », il affirme avoir adressé un signalement à l’IGPN via la plateforme web dédiée, accusant Karim M. de faux témoignage dans une affaire de stups (pour laquelle L. a ensuite été relaxé). Sa plainte de 2018 en fait mention, et sous-entend que les violences pourraient découler de cette dénonciation. D’après ses souvenirs, L. reprochait aussi à Karim M. des menaces, un acharnement particulier contre lui et des demandes d’argent. « Il me demandait de “prendre l’assurance”, il me disait que si je le payais, il me laisserait tranquille », raconte-t-il aujourd’hui. Après ce signalement, L. dit avoir reçu un appel téléphonique de l’IGPN lui demandant le nom du policier. Mais à l’époque, il ne connaissait « que le surnom Bylka ». L’IGPN ne lui a plus jamais donné de nouvelles. En revanche, il pense que Karim M. « était au courant » de ce signalement : « Il est venu me voir après coup en me disant : “Comment ça je t’ai demandé de l’argent ?” »
Vous voulez que je leur dise quoi ? Qu’on m’a carotté le shit que je vends ?
Keren Saffar, avocate de plusieurs habitants du quartier dans des affaires de stups depuis 2017, considère que le XVIIIe arrondissement a une réputation particulière parmi les commissariats parisiens. Outre « des clients défoncés de coups à l’issue de leur garde à vue », ce qu’elle a pu constater elle-même ou sur photos, l’avocate a entendu des critiques inhabituelles de leur part. « Ils me disaient : “Ils viennent chez nous, ils volent des choses en perquisition.” Ils se plaignaient que pendant les contrôles, on prenait ce qu’ils avaient sur eux – l’argent, les stups – sans aucune procédure derrière. Ils me disaient que ce policier faisait la loi dans le quartier, et qu’en échange d’une petite commission, on les laissait tranquilles. Ils ne voulaient pas dénoncer ces faits puisque c’était leur activité. »
Lors d’un procès qui s’est tenu en 2018 à Paris, Keren Saffar a contesté plusieurs procès-verbaux établis par Karim M. et ses équipiers. « Mes clients m’affirmaient très formellement que certaines interpellations ou saisies ne s’étaient pas produites à l’endroit indiqué. Ils n’avaient aucun intérêt à remettre en cause ces détails. » À l’époque, la justice a maintenu sa confiance dans le travail de la police. Le procès en appel doit se tenir en décembre prochain. Keren Saffar compte bien revenir sur le travail d’un policier « certes présumé innocent » mais mis en cause pour des faits graves.
Même si l’affaire a éclaté au grand jour, les jeunes de la Goutte-d’Or ne parlent que sous conditions. Aucun des témoins rencontrés n’accepte qu’on écrive son prénom. Leur « métier » explique en partie ces réticences : certains interrompent fréquemment leurs conversations pour finaliser une vente sur les points de deal du quartier. Ils savent que leur secteur d’activité, ni légal ni bien vu, affaiblit leur propos. Si L. est allé jusqu’à porter plainte, cette solution semble incongrue aux autres. « Vous voulez que je leur dise quoi ?, nous demande un jeune homme dans la vingtaine, près du « city stade » du square Léon. Qu’on m’a carotté le shit que je vends ? »
Natif de l’Est parisien populaire, Français d’origine algérienne, Karim M. n’a pas grandi si loin de ceux qu’il contrôlait. Sa présence professionnelle dans le quartier semble remonter à des temps immémoriaux. Ils cherchent. Quinze ans ? Vingt ans ? Il y en a qui l’ont toujours connu, d’abord comme « képi » (policier en uniforme) puis en civil à la BAC. Brigadier depuis deux ans, Karim M. mesure 1,70 m pour 80 kg. Physique épais, grosse tête, cheveux très courts et pli derrière la nuque, d’après les rares vidéos glanées sur des portables au fil de notre promenade. Sur l’une d’entre elles, tournée en 2018, on l’aperçoit pendant dix secondes. La caméra ne le dérange pas. Souriant, il conduit un deux-roues. Derrière lui, un gamin sans casque a l’air super content que le policier l’emmène faire un tour. Décrit comme sûr de lui, exerçant une forte influence sur ses collègues plus jeunes, Bylka n’avait pas l’air mal à l’aise dans le quartier où il travaillait. En confiance, en tout cas en sécurité.
Dans l’article des Jours révélant l’affaire, vendredi, nous écrivions que les policiers étaient notamment soupçonnés d’avoir racketté des dealers, revendu de la drogue et blanchi l’argent. Les deux policiers sont mis en examen pour corruption passive (c’est-à-dire avoir accepté de l’argent), trafic de stupéfiants, blanchiment, faux en écriture publique, vol, détournement de fichiers, violation du secret professionnel et recel. Les deux autres mis en examen, qui ne sont pas policiers, se voient reprocher de les avoir corrompus tout en se livrant au trafic. Très peu d’articles de presse ont apporté d’autres détails depuis. Citant une source proche du dossier, l’AFP complète : les policiers sont soupçonnés d’avoir « protégé des trafiquants de stupéfiants contre rémunération » et « revendu des informations sur les dispositifs policiers de lutte antidrogue ». Le JDD se concentre sur Bylka : « “Il avait instauré comme un droit de travail pour les dealers du secteur, résume une source policière. S’ils ne voulaient pas être arrêtés, les revendeurs étaient obligés de payer. Mais c’était devenu intenable avec des mecs qui menaçaient de tout balancer…” »
Dans les rues de la Goutte-d’Or, il a fallu trier dans les récits. Les dates et les détails font souvent défaut. Mais certains témoignages, impressionnants de récurrence, éclairent les charges retenues par la justice. Une dizaine de personnes rencontrées sur place racontent s’être fait voler de l’argent ou de la drogue lors de contrôles de la BAC, sans autre forme de procès. D’autres affirment que tel ou tel objet de valeur a été emporté lors d’une perquisition chez eux, sans être placé sous scellé : de l’or, une Rolex, des bijoux, des vêtements de marque. Ils déplorent la disparition de grosses sommes d’argent liquide, ou un montant constaté sur PV inférieur à la réalité.
La plupart des « stupeux » rencontrés, déjà passés par la case prison, affirment que Bylka leur a déjà proposé de « prendre l’assurance » pour ne plus être arrêtés. Cette proposition aurait eu lieu, selon les cas, lors d’un contrôle dans la rue ou dans une voiture qui les ramenait au commissariat. Tous disent avoir refusé. Des rumeurs sur les montants pratiqués circulent, mais elles sont invérifiables. Un trentenaire désigne du doigt un ami à lui. « Lui, il a pas payé l’assurance, regardez. » L’ami retrousse sa jambe de pantalon, découvrant un bracelet électronique. Un peu plus tard, dans un autre secteur du quartier, un commerçant raconte une scène qu’il situe en février dernier. « Bylka est venu faire un contrôle de l’établissement, en disant que c’était un repaire. Il a demandé à voir les papiers de la société, la police d’assurance. Il a dit qu’on n’avait pas une bonne assurance, et qu’il en avait une meilleure. » Pour lui, l’allusion est transparente. « Il a dit : “Je te fais une fleur pour cette fois mais si je suis amené à revenir, c’est pas sûr.” »
Si les habitants concentrent leurs reproches sur Bylka, tous les flics du XVIIIe arrondissement ne sont pas mis dans le même sac. Entre deux bouffées de chicha, un jeune homme rappelle sa considération pour l’un d’entre eux, qu’il sait « honnête » même s’il l’a « envoyé en prison ». « C’était mérité », estime-t-il, bon prince. Les petits dealers accusent Karim M. de ne pas avoir joué dans les règles, et d’avoir injustement chargé ceux qui ne voulaient pas suivre les siennes. L’un d’eux dit s’être retrouvé « avec des galettes de crack dans la poche » alors qu’il ne vend « que du shit ». Un autre avoir dû « monter chez l’OPJ [l’officier de police judiciaire, ndlr] avec le double de stups » par rapport à ce qu’il avait ce jour-là. En quelque sorte, il est reproché au policier d’avoir faussé le trafic. « Y’a des coins où ils passaient des mois sans interpeller et des coins où ils tapaient tout le temps. » L’homme à la chicha résume : « À Marseille, ils l’auraient déjà fumé. » Et se félicite que ce cercle vicieux ait été brisé par la justice plutôt que par les armes.
Mis à jour le 19 juin 2019 à 10 h 50. Pour le surnom de Karim M., nous avons opté pour l’orthographe « Bylka ».