Trois jeunes arpentent l’avenue de la République à Paris. Ils sont asiatique, noir et maghrébin, ils sont parisiens. Tenue de sport et ballon de basket sous le bras, les trois amis marchent nonchalamment sans se soucier d’autre chose que de leur jeunesse. À contresens, une compagnie de CRS remonte l’avenue sirène hurlante. Elle suit la manifestation du samedi 20 juin dernier en hommage à Lamine Dieng, tué en 2007 dans le XXe arrondissement par plaquage ventral dans un fourgon de police. « Wé gros, t’as peur ? », demande le jeune Maghrébin à l’Asiatique, sous le regard complice du Noir. « J’ai pas peur, qu’est-ce que tu racontes ? » Mort de rire, le jeune homme noir répond : « Beh pourquoi t’accélères en voyant les flics ? »
Forcément, la scène résonne avec les mots de Camélia Jordana le 23 mai dernier sur le plateau d’On n’est pas couché : « Il y a des milliers de gens qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic et j’en fais partie. » Cette simple phrase a suffi à donner une poussée d’urticaire aux syndicats de policiers et au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner s’emportant contre des « propos mensongers et honteux [qui] alimentent la haine et la violence ». La chanteuse ne faisait pourtant que réagir à l’accumulation de témoignages et d’images de contrôles policiers violents réalisés pendant le confinement. Deux jours après, le 25 mai, un Américain noir, George Floyd, meurt étouffé sous le genou d’un policier de Minneapolis et depuis les États-Unis, une révolte inédite contre le racisme et les violences policières gagne le monde entier.
L’écho est particulièrement fort en France où le comité Vérité pour Adama, à la faveur d’une expertise qui rend les gendarmes responsables de la mort du jeune homme quatre ans plus tôt au cours d’une interpellation, réclame justice devant le tribunal de grande instance de Paris. Plus de 20 000 personnes manifestent dans le calme ce 2 juin et certainement autant le 13 juin, place de la République. Un mouvement est en train de naître. Auquel répondent les offuscations des syndicats de policiers face à la remise en cause de la technique de l’étranglement par Christophe Castaner, des jetés de menottes et des manifestations nocturnes des forces de l’ordre à haute portée symbolique devant Radio France ou le Bataclan pendant que le pouvoir bégaye, Emmanuel Macron voyant dans le combat des antiracistes une « récupération par des séparatistes ». La question est pourtant simple et tient en peu de mots : la police est-elle raciste ?
Pour y répondre, Les Jours vont écouter ce que disait le Défenseur des droits qui, dans un rapport de 2017, affirmait que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont vingt fois plus de chances d’être contrôlés que les autres. Écouter ceux qui, depuis des années, réclament justice. Écouter ceux dont le premier rapport avec le service public et l’État, et parfois le seul, est un uniforme bleu, en permanence dans le paysage.

Assis sur le canapé du salon, Malo, 14 ans, raconte aux Jours son interpellation violente du 18 mars dernier à Courbevoie, en région parisienne. Le gamin a la peau mate, « on pourrait le prendre pour un métis », souffle sa mère, assise à ses côtés. Elle ne le lâche pas des yeux. Elle ne s’est toujours pas remise de ce que son fils a subi et regrette de ne pas avoir trouvé les mots pour répondre aux policiers lorsqu’ils lui ont ramené son fils le visage tuméfié, avec pour simple explication : « On l’a un peu secoué. » Elle regrette d’avoir incité son fils à sortir se dégourdir les jambes en bas de son immeuble. Tout comme elle regrette de ne pas avoir porté plainte contre les trois agents qui l’ont malmené. « Comment faire ? On était en plein confinement, si j’étais allée chez le docteur faire constater les coups, je me serais pris une amende ça se trouve. Et puis aller porter plainte où ? On était bloqués chez nous ! » La peur, le sentiment d’impuissance et d’injustice la rongent.
Ce mercredi de mars, Malo est à peine à 50 mètres de chez lui, il est environ 16 h 30. Tenue de sport, masque sur le nez, autour de la taille une banane contenant quelques centimes, son téléphone, sa carte d’identité et l’autorisation de sortie dérogatoire recopiée à la main par sa mère. Il rejoint un ami du collège qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Les rues de la ville sont désertes. Les deux gamins marchent au milieu de la chaussée lorsque, au croisement d’une rue, ils aperçoivent le véhicule de police. Le chauffeur du véhicule sérigraphié active la sirène et fonce dans leur direction. Malo et son ami ne comprennent pas ce qu’il se passe. Le véhicule pile, deux agents en sortent, le troisième reste au volant. Les adolescents n’ont pas le temps de réfléchir. Paniqués, ils échangent un dernier regard et se mettent à courir chacun dans une direction opposée.
L’équipage prend en chasse Malo. Il court, bifurque, passe d’une rue à l’autre, distance les deux agents à pied. « Je ne sais pas pourquoi j’ai couru, je pense que j’ai eu peur de me prendre une amende parce que nous étions deux, je crois qu’on n’avait pas le droit de se retrouver. Je ne voulais pas rentrer à la maison avec une contravention. » Malo court. Il court, raconte-t-il, avec le sentiment d’être un gibier pris en chasse, il court jusqu’à perdre haleine, jusqu’à ce que la voiture de police le rattrape. L’ado s’arrête, lève les mains, à bout de souffle, il a la tête qui tourne un peu. Il nous relate ce dont il se souvient, ses propres mots et gestes comme ceux des policiers. Le chauffeur sort du véhicule, Malo lui dit : « C’est bon, j’arrête de courir. » Le policier lui colle une droite sur l’arcade gauche. L’ado encaisse, recule d’un pas, vacille et se prend une énorme baffe sur la joue gauche. « Je ne sais pas ce qu’il m’a fait après, peut-être une prise de judo, mais je me suis retrouvé par terre face contre terre. Le policier m’écrasait le dos avec un genou et me faisait une clé de bras. » Les insultes fusent : « enculé », « bâtard », se souvient Malo… Essoufflé, apeuré, il ne bouge pas, ne dit plus rien mais les coups continuent de tomber. Malo se rappelle que des voisins regardent ce qu’il se passe par leurs fenêtres. « Rentrez chez vous, il n’y a rien à regarder », leur lance un des policiers. Les curieux s’exécutent.
Avant d’embarquer Malo, un des agents déploie sa matraque télescopique et le menace, rapporte l’adolescent : « On va chercher ce que tu as fait, ça va mal se passer pour toi ! » Pendant le court trajet, un des policiers lui demande de déverrouiller son téléphone : il veut envoyer un message au copain de Malo afin de l’appâter. L’adolescent répond qu’il ne peut pas envoyer de texto, qu’il n’a plus de forfait. Nouvelle baffe. Le portable déverrouillé, le policier constate qu’il ne peut effectivement rien envoyer. Le passager avant fouille la banane, photographie la carte d’identité puis le visage de Malo avec son téléphone personnel. Et, soudain, se rend compte de l’âge qu’a Malo. « Ils ont commencé à se regarder bizarre et puis ils m’ont dit qu’ils me ramenaient à la maison. » Avant que Malo rentre dans son immeuble, un des policiers le prévient : « Si je te revois traîner, tu es mort ! Tu m’as bien compris ? »
Il a fallu plus d’un mois pour que mon fils puisse marcher normalement dans la rue sans qu’il ne se retourne toutes les trente secondes pour voir s’il n’était pas suivi par la police.
Plusieurs semaines après l’interpellation, Malo rumine, il en rêve la nuit et ne décolère pas : « Je me suis senti impuissant, incapable de me défendre. » Chaque fois qu’il aperçoit un véhicule de police passer devant ses fenêtres, il pense que c’est le même équipage qui le cherche. Sa mère, les larmes aux yeux : « Il a fallu plus d’un mois pour que mon fils puisse marcher normalement dans la rue sans qu’il ne se retourne toutes les trente secondes pour voir s’il n’était pas suivi par la police. »
Dans le monde d’avant, Ramatoulaye pensait que la police était là pour la protéger, elle n’avait pas peur en croisant un véhicule de police. Elle se sentait même en sécurité. La jeune fille de 19 ans est du genre sans histoire : scolarisée en terminale, elle est admise en BTS à la prochaine rentrée. L’adolescente d’origine sénégalaise nous confie que depuis sa violente interpellation pendant le confinement, elle a peur. Peur de croiser la police, peur de se faire à nouveau frapper. « Un soir, j’ai aperçu la police, j’ai couru me cacher derrière une voiture. Jamais je n’aurais fait ça avant. »

Le 19 mars dernier à Aubervilliers, accompagnée de son frère de 7 ans, Ramatoulaye sort faire quelques courses, du lait pour son bébé de sept mois et d’autres choses pour la maison. Il n’y a pas d’imprimante chez elle, elle emprunte l’autorisation dérogatoire de sortie de sa cousine pour la photocopier et la modifier. Pas de bol, le taxiphone est fermé. Le supermarché est à quelques minutes à pied de son appartement, alors Ramatoulaye continue sa route, fait ses courses et revient les bras chargés. À 50 mètres de chez elle, elle fait une pause. De l’autre côté de la route est stationné un équipage de policiers. Elle n’est pas inquiète, elle pense être dans son bon droit. L’un d’entre eux l’apostrophe : « Qu’est-ce que tu fous là ? » « Comme vous le voyez, j’ai fait des courses, quand j’ai fini de faire ma pause, je rentre chez moi. » Les policiers traversent la route, l’encerclent et commencent à la provoquer, raconte la jeune femme. Elle fait le dos rond : « Je me dis que si je reste calme, si je leur montre que je suis gentille, si je leur souris, ça va bien se passer. » Elle réfléchit, pense que son attitude a pu déplaire. Ramatoulaye rapporte les dialogues tels qu’elle s’en souvient :
« Tiens, vu que tu fais la maline, sors-nous ton attestation, assène le premier policier.
Puisque tu n’as pas d’attestation, on va te coller une amende, lui balance un second policier.
Un troisième, sourire aux lèvres, lui demande : Qui va payer ton amende ? Ton frère ? Ton cousin ? Moi, si j’étais à ta place, je ne la paierais pas ! »
Tiens, rentre là-dedans choper le coronavirus.
La jeune fille est alors cernée par cinq policiers, son petit frère est isolé par trois autres. Deux sœurs de Ramatoulaye s’approchent pour filmer : « Si tu filmes, je te tape », menace un des agents. En pleurs, Ramatoulaye demande, en peul, à ses sœurs de rentrer chez elles. « Tu ne sais pas parler français ? », lui balance un des agents. « C’est pas votre souci si je ne sais pas parler français ! », répond Ramatoulaye. Les insultes fusent, gravées dans sa mémoire : « Ferme ta gueule ! », « sale pute ! », « petite merde ! », « sale pétasse ! » Comme Ramatoulaye n’a pas sa langue dans sa poche, l’un des policiers lui demande de se taire et, estimant qu’elle est trop près de lui, la menace : « Recule ou je te tase. » Elle n’a pas le temps de bouger qu’il l’électrocute. Des voisins assistent à la scène depuis leur fenêtre, la filment et la diffusent sur les réseaux sociaux. Ramatoulaye est projetée au sol, immobilisée, menottée, jetée dans le fourgon.

Le temps du trajet, les insultes et les baffes s’abattent sur son visage : « T’as plus rien à dire maintenant », « Tu fais moins la maline ! » Ramatoulaye se souvient avoir pensé à Adama Traoré. Elle a peur qu’ils la tuent si elle répond. Elle se rappelle qu’un agent lui a dit : « On s’en bat les couilles, on est policiers, tu comprends ? » Au commissariat, ils continuent à l’insulter, raconte la jeune femme, l’enfermant dans une cellule déjà occupée par un vieil homme : « Tiens, rentre là-dedans choper le coronavirus. » Elle est libérée au bout d’une heure sans aucune explication, le visage tuméfié, blessée à l’épaule et au poignet. Un certificat médical atteste des blessures et lui accorde cinq jours d’ITT. Son avocat, Nabil Boudi, explique aux Jours que Ramatoulaye a souhaité porter plainte pour « violences en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique avec usage d’une arme » et « injures », mais que les policiers ont refusé de la recevoir. Il a donc décidé, en plus du signalement à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et au Défenseur des droits, de saisir directement le procureur de la République. « Je m’attendais à une augmentation des violences policières dans les quartiers populaires avec le confinement, explique-t-il. L’histoire de Ramatoulaye est importante, elle est significative de ce qu’il s’est passé pendant cette période. »
Trois mois plus tard, la jeune femme ne comprend toujours pas pourquoi elle a été frappée, humiliée et placée en cellule. Elle s’en veut d’avoir fait une pause, de s’être arrêtée à la hauteur d’un fourgon de police. Son petit frère est traumatisé, confus : « Pour lui, les policiers, c’étaient des gentils. Maintenant, ce sont des méchants. » Elle espère qu’un procès lui permettra d’obtenir des réponses, d’être reconnue en tant que victime, d’obtenir justice.
Madame Diallo, elle, n’a toujours pas été entendue. Cette mère de famille française d’origine sénégalaise habite à Saint-Denis depuis dix-sept ans. L’histoire qu’elle nous raconte s’est passée en 2015. Juste en bas de chez elle se déroule alors une scène dont elle dit n’avoir que trop l’habitude : un fourgon de police passe, s’arrête, les agents alignent les gamins face au mur, les fouillent et contrôlent leur identité. Son fils aîné fait partie des jeunes contrôlés. Madame Diallo est assise un peu plus loin avec d’autres mères de famille. Les femmes s’approchent et demandent ce qu’il se passe. « Simple contrôle d’identité », répond un agent de police. Le fils de madame Diallo, qui a 19 ans, est sorti sans ses papiers.
Le parc est situé juste au pied de l’immeuble où vit la famille. Les policiers connaissent tout le monde : « Ils m’appelaient par mon nom, mes fils par leurs prénoms, ce n’est pas la première fois qu’ils les contrôlaient. » Qu’importe, la mère propose d’aller chercher la carte, le policier lui dit d’y aller. Le temps de monter et redescendre, le jeune homme est menotté et embarqué dans le camion : « On l’emmène au commissariat pour un contrôle d’identité. » Madame Diallo se rend au poste, accompagnée de son second fils, pour présenter les papiers de son aîné. À l’accueil, le gardien de la paix prend le document et lui demande de rentrer chez elle. La mère de famille refuse de repartir sans son fils. Elle se souvient et nous raconte les échanges avec les policiers : « Monsieur, nous nous connaissons, vous savez où nous habitons, c’est un contrôle d’identité, il n’y a aucun souci. Vous avez sa carte d’identité, vous pouvez le relâcher maintenant. » Un autre agent s’interpose sèchement, rapporte-t-elle : « Madame, vous êtes bornée, on vous dit de rentrer chez vous. » Madame Diallo encaisse sans broncher mais son second fils voit rouge : « C’est ta mère qui est bornée. » Le ton monte, d’autres policiers se mêlent à la conversation jusqu’à ce qu’une bousculade ait lieu. La mère et son fils quittent le commissariat.

Plusieurs heures plus tard, une patrouille passe et contrôle à nouveau les jeunes en bas de chez madame Diallo. « Je n’entends pas ce qu’il se passe mais je vois les policiers contrôler mon fils et lui écraser la tête contre le mur. » Le jeune de 16 ans se débat, il est mis au sol, menotté et frappé par cinq gardiens de la paix. La mère de famille essaie de s’interposer, en vain : son fils est embarqué à son tour. Madame Diallo ne se démonte pas et contacte son avocat. Une demi-heure plus tard, le mineur est dehors.
Ils le contrôlaient tout le temps, plusieurs fois par semaine. Une fois, ils sont même venus le chercher à 8 heures du matin, il correspondait soi-disant à la description d’un voleur.
Madame Diallo, qui dit se considérer comme « une vraie Française », raconte avoir discuté de l’histoire avec des Blancs et s’être rendu compte qu’ils ne vivaient pas la même réalité. « Cette histoire m’a anéantie, je me suis sentie insultée et trahie par les forces de l’ordre. […] On le sait que ce n’est pas facile avec les jeunes d’aujourd’hui, mais les policiers représentent le pouvoir. S’ils rabaissent les jeunes, les insultent et les humilient, comment cette jeunesse peut ne pas avoir la haine ? Comment nous, parents, ne pouvons-nous pas nous sentir rabaissés dans notre rôle, ne pas avoir honte face à nos enfants ? » Madame Diallo a porté plainte auprès de l’IGPN.
La mère de famille nous raconte le harcèlement que son fils a subi pendant trois ans. « Ils le contrôlaient tout le temps, plusieurs fois par semaine. Une fois, ils sont même venus le chercher à 8 heures du matin, il correspondait soi-disant à la description d’un voleur. » Fin 2018, l’affaire est jugée au tribunal pour enfants de Bobigny. Le fils de madame Diallo est condamné à payer une amende de 200 euros pour outrage et rébellion et doit verser un euro symbolique à l’un des brigadiers au titre de dommages et intérêts. Maître Laurent Leyendecker, avocat de la famille, dit ne pas avoir eu de nouvelles de la plainte à l’IGPN, qui n’a pas donné suite à nos demandes : « C’était une affaire dans l’affaire, je pense qu’elle a été classée sans suite. » Madame Diallo conclut : « Si mon fils fait des conneries, je serais la première à le dénoncer. Mais là, ce que nous a fait la police, ce n’est pas normal. »
Les histoires que nous ont racontées Malo, Ramatoulaye et madame Diallo n’ont rien d’original. Il suffit de se poser dans n’importe quelle banlieue et de tendre l’oreille pour entendre les mêmes, voire pire. Dans un texte intitulé Le gibier de police, immuable ou changeant ?, publié en 2010 dans la revue Archives de politique criminelle, le sociologue Fabien Jobard parle de « la clientèle policière ». Il écrit : « Les hommes noirs ou maghrébins […] sont nettement surreprésentés parmi les personnes objets de contrôle. Les policiers se concentrent donc sur une population-cible particulière, définie d’abord par son sexe (masculin) et son apparence, qui mêle sans que l’on puisse les distinguer l’une de l’autre la couleur de peau, ou l’origine apparente, et l’accoutrement vestimentaire. » C’est un quotidien auquel les Blancs échappent parce qu’ils sont Blancs, tout simplement.