Même pour les amateurs d’histoire états-unienne, la date du 30 janvier 1835 n’évoque pas grand-chose, loin de celle du 22 novembre 1963, entrée dans la mémoire collective avec l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas. Et pourtant ce jour-là, pour la première fois, on tente d’ôter la vie d’un président en exercice aux États-Unis. Cette date-là est tombée dans l’oubli pour une première raison simple : Richard Lawrence, l’agresseur d’Andrew Jackson, président depuis 1829, rate sa cible, après un concours de circonstances invraisemblable. Armé de deux pistolets, il parvient à tirer sur Jackson, qui sort des funérailles du représentant Davis au Capitole, en visant le cœur. Mais l’une puis l’autre des armes de Lawrence s’enraye. Une fois le tireur ceinturé, sa personnalité fait peu pour le retentissement de l’affaire. S’étant enfoncé depuis plusieurs mois dans une psychose délirante non diagnosticable en amont par la médecine de l’époque, ce peintre en bâtiment au chômage s’était convaincu d’être le roi Richard III d’Angleterre (mort quatre siècles auparavant), auquel les États-Unis devaient une somme considérable d’argent qui le rendrait riche pour toujours. Son jugement fut donc expédié, Richard Lawrence étant reconnu non coupable pour irresponsabilité mentale et enfermé pour le restant de ses jours, finissant sa vie en 1861 dans la première institution publique fédérale ouverte pour les aliénés en 1855, l’hôpital gouvernemental de Washington, D.C.
Pourtant, à y regarder de plus près, cette première tentative d’assassinat dit beaucoup de l’histoire états-unienne. Andrew Jackson, quoiqu’ayant participé à la guerre d’indépendance (1776-1783) dans ses jeunes années, était déjà le septième président de la jeune république : pourquoi a-t-il été le premier ciblé ? Bien que délirantes, les motivations de Lawrence, révélées par les interrogatoires policiers subis par la suite, apportent un début de réponse. S’il en est venu à haïr le président en particulier, c’est à cause de la suppression de la seconde banque des États-Unis, dont il pensait qu’elle le paierait plus facilement, en tant qu’héritier du trône britannique. Or, la Banque des États-Unis, institution fédérale de crédit et de création monétaire refondée en 1816, était mise en cause par Jackson parce qu’elle aurait désavantagé les fermiers de l’Ouest au bénéfice des riches élites industrielles et financières du Nord-Est qui en étaient les principaux actionnaires. Ayant mené toute sa campagne de réélection de 1832 sur son refus de signer le renouvellement de la charte de la Banque des États-Unis signée pour vingt ans, Jackson peut ainsi réactiver son identité politique fondatrice de défenseur des classes populaires contre les élites intellectuelles et économiques. Sa victoire triomphale lui permet après 1833 de laisser dépérir la Banque des États-Unis en répartissant les fonds fédéraux qui y étaient placés dans des banques locales de chacun des États dont Jackson a défendu la souveraineté économique et financière.
Cet activisme présidentiel de Jackson est entièrement nouveau et c’est bien pourquoi Lawrence, son presque assassin, avoue aux policiers qu’il le considère comme un tyran, pour l’avoir lu dans les journaux. Ce sont en effet là deux traits essentiels caractéristiques de l’époque jacksonienne par rapport aux précédentes. La presse est en plein essor, et les journaux couvrent pour la première fois en masse les campagnes électorales qui deviennent dès lors des affrontements de personnalité mis en relief par les journaux. À bien des égards, Andrew Jackson est une des premières « célébrités » de l’histoire américaine, ce qui n’a pu qu’exciter le ressentiment d’un illuminé tel que Lawrence. La presse a accompagné sa carrière politique. Il l’a d’abord instrumentalisée avec son groupe de partisans pour se faire connaître dans tout le pays. Ses équipes prennent l’habitude de « placer » dans des journaux amis en province
Après sa défaite sur « tapis vert » lors de l’élection présidentielle de 1824
Le pauvre peintre égaré n’avait d’ailleurs pas été le seul à être imprégné de ces campagnes de presse négatives contre ce président autoritaire. Dès mai 1833, il est victime d’une première agression physique, commise par un officier de marine, Robert Beverley Randolph, accusé de malversations financières et que Jackson a décidé, de sa seule autorité, de rayer des cadres militaires. Lors d’un déplacement officiel en Virginie le 6 mai 1833, alors que Jackson reçoit ses concitoyens assis dans sa cabine à bord d’un navire à vapeur, le Sydney, Randolph lui saute dessus et lui tord le nez pour le casser, dans un geste sudiste traditionnel d’humiliation masculine. Or, en dépit de cette attaque sur un président en exercice, Randolph n’est pas poursuivi par la justice. Il est même acquitté des accusations de malversations financières. Cette mansuétude peut paraître exceptionnelle mais elle renvoie déjà à l’attitude de Jackson pour se défendre contre ses deux agresseurs. Face à Randolph comme face à Lawrence, le président saisit sa canne pour rouer de coups son agresseur, dans la conception du duel qui régissait encore les débats politiques que les mots n’étaient pas parvenus à régler. En 1806, Jackson lui-même n’a pas hésité à tuer un rival, Charles Dickinson, et en 1813 à se battre avec un de ses plus proches alliés, le futur sénateur du Missouri Thomas Hart Benton, à la suite d’un contentieux sur un duel. Devenu président, Jackson garda d’ailleurs dans le bras jusqu’en 1832 la balle tirée par Jesse Benton, frère de son adversaire, lors de cette bagarre.
Ce président violent, reflet d’une époque politique qui ne l’était pas moins, estimait, malgré son âge, n’avoir besoin de personne pour se défendre. En 1833, il avait utilisé, une fois de plus, la presse amie du Washington Globe pour publier les lettres de menaces de mort régulières qu’il recevait et démontrer son absolue indifférence au danger éventuel. Et cela rejoignait le consensus politique sur le fait que seuls les rois et les tyrans avaient besoin de garde prétorienne, non le représentant d’une république. C’est bien pourquoi, après l’attentat de Lawrence, aucune mesure n’est prise pour fournir la moindre protection au président des États-Unis qui reste entièrement libre de ses mouvements, tandis que la Maison-Blanche reste largement ouverte aux visiteurs. La seule conséquence politique majeure est l’apparition, sans doute pour la première fois, de la théorie du complot comme compagne de la tentative d’assassinat présidentiel. Sauf que cette fois, la théorie émane du président lui-même. Alors que Lawrence était maîtrisé par plusieurs compagnons du président
À la suite de cette accusation, deux témoins providentiels viennent déclarer sous serment à la justice qu’ils ont vu Lawrence entrer dans la maison de Poindexter lors du dernier mois. Le sénateur, voulant laver son honneur, exige la mise en place de la première commission d’enquête sénatoriale relative à une tentative d’assassinat présidentiel
Cette querelle politique et juridique autour de l’assassinat raté de Jackson souligne les traces durables qu’il laissera dans la vie politique, à commencer par une polarisation partisane inédite. La structuration définitive en deux partis du champ politique