Le vernis des convenances aura tenu deux heures, avant d’éclater devant l’évidence : l’affaire de Tarnac ne peut pas se dérouler poliment devant le tribunal, avec des prévenus dociles qui se retiendraient de le déborder, comme s’ils avaient fini par accepter la légitimité de neuf ans de poursuites antiterroristes et du procès sans étiquette (lire l’épisode 22 de l’obsession En relation avec une entreprise terroriste, « Tarnac, les recalés de l’antiterrorisme ») qui s’est ouvert ce mardi en début d’après-midi au palais de justice de Paris. Après avoir franchi une haie de caméras, les « huit de Tarnac » ont pourtant démarré l’audience sur des œufs, jouant la courtoisie à l’appel de leurs noms. Oui, ils s’appellent bien Christophe Becker, Mathieu Burnel, Julien Coupat, Bertrand Deveaud, Manon Glibert, Elsa Hauck, Yildune Lévy et Benjamin Rosoux. « Le groupe de Tarnac ». Ou bien, pour reprendre l’expression de la ministre de l’Intérieur de l’époque Michèle Alliot-Marie, « l’ultra-gauche, mouvance anarcho-autonome » qui, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, aurait ourdi le sabotage de voies TGV.
Les voici dix ans après tous venus répondre de délits beaucoup moins graves que le terrorisme initial. Selon les cas : dégradations commises sur les voies, association de malfaiteurs, détention de documents falsifiés ou refus de prélèvement ADN. Ils habitent bien aux adresses indiquées, à Tarnac, Rouen, Nantes et ailleurs. Ils ont « parfaitement » compris leurs droits de garder le silence, de répondre aux questions ou de faire des déclarations spontanées. Dans la salle d’audience, les prévenus sont assis en deux rangées, aux côtés de leurs avocats Jérémie Assous, Marie Dosé et Jean-Christophe Tymoczko, et encadrés par deux murs symétriques : à droite, les journalistes ; à gauche, le public – familles, amis, colocs, militants – et les avocats des parties civiles, la SNCF et Réseau ferré de France. Les soutiens restés bloqués dans la salle des pas perdus, faute de place, scandent quelques slogans.
Le premier jour d’un procès sert généralement à faire le point sur le dossier et à régler quelques questions de procédure. Mais au fil de l’après-midi s’installe un petit jeu de rôles, qui s’amplifie jusqu’à exploser en fin d’audience. En écoutant la liste des délits qui lui sont reprochés, Julien Coupat tourne lentement la tête dans toutes les directions et se balance, les deux mains sur la barre. Mathieu Burnel, assis derrière lui, chuchote dans sa direction : « Julien, fais pas l’autiste. » Ils installent tout juste le duo qui fera office de porte-parole du groupe : Julien Coupat en intello un peu perché, lancé dans des développements que seul un exégète professionnel du dossier peut comprendre, son copain Mathieu Burnel venant à sa rescousse avec plus de sens pratique, mais aussi capable de tenir le crachoir pendant deux minutes sans respirer. Quand il reprend son souffle ou se retourne pour consulter les autres prévenus, leur avocat Jérémie Assous a encore de quoi décocher deux droites au procureur. Si Olivier Christen est sa cible favorite, ce n’est pas seulement parce qu’il représente la persistance de l’accusation sur une décennie, mais aussi parce qu’il a dirigé le parquet antiterroriste pendant une bonne partie de l’enquête. À bas bruit, la redoutable triplette se met en place, tandis que les autres prévenus et les avocats d’Yildune Lévy, l’ex-compagne de Julien Coupat, gardent profil bas.
Plusieurs points doivent être examinés avant de rentrer dans le dur. Cinq policiers de la Sous-direction antiterroriste, la Sdat, ayant participé à la filature de Julien Coupat et d’Yildune Lévy dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, ont été cités comme témoins par le parquet. Comme l’autorise la loi en cas de danger pour « leur vie » ou « leur intégrité physique », tous ont demandé à pouvoir rester anonymes : désignés par un numéro, visages cachés et voix modifiées, en visioconférence depuis une salle aménagée. La défense s’y oppose. Jérémie Assous rappelle que leurs noms figurent dans le dossier sans qu’ils ne soient « victimes de rien ces dix dernières années » et cite illico les cinq noms. Julien Coupat renchérit : « Les témoins anonymes dans ce dossier, ça nous rappelle quelques mauvais souvenirs, si vous voyez ce que je veux dire. » Il fait allusion à Jean-Hugues Bourgeois, un agriculteur dont le témoignage sous X avait justifié son maintien en détention provisoire pendant six mois.
Au total, la défense a fait citer une soixantaine de témoins, dont quelques personnalités « prêtes à répondre à n’importe quel micro tendu au début de l’affaire », se moque Jérémie Assous : Bernard Squarcini (l’ancien patron de la DCRI), Jean-Claude Marin (procureur de Paris au moment des arrestations) ou Michèle Alliot-Marie. Ils ont fait savoir qu’ils ne viendraient pas. Le procureur raille la tentation de « faire le procès du procès », la défense leur « art de l’esquive ». Prise entre deux feux, la présidente Corinne Goetzmann essaie de se montrer ouverte, tout en demandant à Julien Coupat de ne pas « prendre son goûter » dans la salle (il grignotait une barre de céréales). Mathieu Burnel, sur le ton de la blague : « Est-ce qu’on aura une pause pour le goûter ? » La présidente : « Une suspension oui, mais le tribunal ne fournit pas les barres de céréales. »
S’ensuit un débat sur la demande, formulée par la défense, de se transporter sur les lieux du sabotage, à Dhuisy, en Seine-et-Marne. « Indispensable pour comprendre le dossier », insiste Jérémie Assous, puisque ce déplacement permettrait de mettre en évidence les « invraisemblances » du PV de filature : de nombreuses incohérences sur les trajets du couple Coupat-Lévy, les routes empruntées et la disposition des lieux. « En constatant par vos propres yeux, vous pourrez considérer que [ce PV] ne vaut pas grand-chose », soutient l’avocat Jean-Christophe Tymoczko. Se rendre sur place serait aussi l’occasion de voir si les tubes de 2 mètres – retrouvés dans la Marne – ont vraiment pu rentrer dans la Mercedes de Julien Coupat et servir ensuite à réaliser les sabotages. Le procureur ne s’y oppose pas, « convaincu » que le procès-verbal réalisé cette nuit-là et attaqué par la défense depuis comme un « faux » s’en trouverait renforcé.
L’audience est suspendue pendant trois heures, le temps d’un débat à huis clos sur les témoins. Lorsque Jérémie Assous sort de la salle, le temps du délibéré, il attire instantanément les caméras sur lui. On voit Christophe Becker, l’un des prévenus les moins connus des journalistes, sortir une tête pour voir si la voie est libre. Les télés sont obnubilées par l’avocat. Marie Dosé exfiltre alors discrètement les prévenus pour qu’ils puissent aller fumer une clope. À elle seule, cette scène symbolise les deux stratégies de défense en présence. Dans les jours à venir, elles pourraient s’avérer incompatibles ou complémentaires.
Lorsque l’audience reprend, à 18 h 30, la présidente annonce sans surprise que le transport à Dhuisy, « utile à la manifestation de la vérité », aura lieu le vendredi 23 mars avec la participation des fonctionnaires de la Sdat présents en 2008. Elle reconnaît que les reconstitutions, pendant l’enquête, « n’ont pas forcément été faites dans le respect du contradictoire ». En revanche, les cinq policiers témoins seront entendus sous le sceau de l’anonymat.
Ah non, monsieur le procureur, pas le nom, c’est le 1, le 2, le 3 ou le 4 ?
Il aurait peut-être fallu s’arrêter là, mais la présidente tient à entrer dans le vif du dossier alors que la soirée est déjà entamée. Dans les minutes qui suivent, les tensions commencent à fissurer l’audience et la triplette de l’enfer Coupat-Burnel-Assous réclame sans cesse la parole. Le procureur lâche par mégarde le nom d’un des policiers de la Sdat qui doit témoigner anonymement. Jérémie Assous bondit : « Ah non, monsieur le procureur, pas le nom, c’est le 1, le 2, le 3 ou le 4 ? » La présidente, voulant calmer tout le monde : « C’est le numéro 5. » L’avocat tient son petit triomphe du jour. Mathieu Burnel se glisse dans la brèche pour dire qu’il craint un « biais » où « tout le monde serait sympathique et poli » sans que les prévenus ne puissent « accéder aux éléments qui nous permettent de nous défendre ».
L’enquête judiciaire sur le groupe de Tarnac a été ouverte plusieurs mois avant les sabotages, sur la seule foi d’éléments réunis par les services de renseignement, sans qu’on n’en connaisse l’origine exacte ou la fiabilité. La présidente cherche pourtant à en comprendre la genèse. Le premier procès-verbal du dossier mentionne une hypothétique mouvance « anarcho-autonome » centrée autour de Julien Coupat, ses voyages à l’étranger et sa ferme en Corrèze. Rien n’est sourcé mais la justice peut parfois se transformer en archéologue. Pour retracer le travail souterrain des services de renseignement, la présidente s’appuie sur des éléments versés au dossier par la défense. Comme une note des RG datée du 12 février 2008, intitulée « Identification des lieux de transit de militants anarcho-autonomes en Limousin ». Vraisemblablement rédigée par un policier obsédé par le groupe, elle mentionne déjà les noms de la plupart des interpellés du 11 novembre 2008. À l’époque, le Magasin général, l’épicerie de Tarnac cogérée par Benjamin Rosoux et ses amis, faisait également l’objet d’une écoute administrative. Enfin, un espion anglais infiltré, Mark Kennedy, a côtoyé certains futurs interpellés et servi de source aux services de renseignement. À l’étranger, son intervention trouble a entraîné l’abandon des poursuites dans plusieurs procès. Pas en France, où l’audience doit reprendre ce mercredi.