Eh oui, direct la nostalgie. Pas vraiment le choix avec ce déluge de louanges et d’images vintage, même si elles ne sont pas si anciennes. Jacques Chirac est mort ce jeudi, à 86 ans, et on l’adore ! Avec lui, tout était déjà pardonné depuis sa sortie de l’Élysée, sa maladie et sa « Bernie »
Il m’a offert un Bi-Bop, cet ancêtre du téléphone portable (avec lettre personnalisée et signée) quand, maire de Paris, il achetait depuis l’hôtel de ville de Paris la presse dite « municipale » et des journalistes stars de l’époque à coups de cadeaux, de passe-droits en tout genre, voire d’attributions de logements sociaux (Jean-François Kahn en a, par exemple, bénéficié). Il avait pour maîtresse une journaliste et lui téléphonait dans la salle de presse sous le pseudonyme de « Monsieur Nicolas ». Autant dire que l’on reconnaissait sa voix à nulle autre pareille. Il en a tant produit que cet homme-cliché suscite l’anecdote.
Chirac, président de la République, s’est un jour penché vers mon oreille pour me traiter de « foutriquet », et ce mot si désuet m’a aussitôt fait beaucoup rire. Un article lui avait déplu mais je ne sais plus pourquoi celui-là en particulier, ni qui le lui avait signalé alors qu’il se targuait de ne jamais lire la presse. Il m’a, des années plus tard, fait parvenir les deux tomes de ses mémoires de Président retraité avec des dédicaces chaleureuses et personnelles… mais identiques.
Dans un hôtel en Afrique, lors d’un voyage présidentiel auquel je participais, il m’a conseillé « d’arrêter la clim pour ne pas finir en salade molle », m’a beaucoup amusé un jour à Troyes avec ses mocassins à glands et son pantalon au dessus du nombril, m’a fait faire de l’hélico autour de la tour Eiffel en rentrant de l’ossuaire de Douaumont-Verdun, dans la Meuse. D’autres souvenirs à la volée quand il parlait de Mao, « dernier empereur de Chine », depuis le petit bureau vert de l’Élysée, ou racontait des histoires de Touaregs en bordure du désert à Tombouctou ; ou encore sa science du « narval avec son incisive, car c’est une dent, pas une corne, qui se nourrit de calamars et de petits crustacés ».
Quand même, déplacer la République à l’autre bout du monde pour voir des gros types se bagarrer et me pourrir mon week-end…
Et puis le must : une virée à Tokyo maquillée par l’Élysée en « visite officielle du président de la République française » pour aller voir les finales de la saison des combats de sumos (sa grande passion). Dans les tribunes, Henri Proglio, un patron du CAC 40 (Veolia à l’époque) convoqué dans la délégation française, s’était endormi sur mon épaule. Dans un sursaut de réveil, il m’avait lancé : « Merde… Quand même, déplacer la République à l’autre bout du monde pour voir des gros types se bagarrer et me pourrir mon week-end… » Souvenir, enfin, de fou rire en Guyane en se remémorant cette phrase lâchée par Chirac en fin de journée : « Coucouche panier, bouboule en rond, papattes croisées… »
Sa fille, Claude, communicante omniprésente à ses côtés depuis les années 1980 et habitée jusqu’au tréfonds d’elle-même par l’idée que sa mission sur terre était de protéger son père, l’appelait « Chirac » quand elle en parlait aux journalistes. J’ai beaucoup plus couvert le « Chirac » président de la République que maire de Paris. Mais c’est à l’hôtel de ville que je l’ai connu et ai découvert l’ampleur de la mystification chiraquienne.
Ma première rencontre, en petit comité, avec Jacques Chirac s’est déroulée dans un restaurant du XIIe arrondissement de Paris, Le Quincy, en 1992. Depuis, je pense à lui à chaque fois que je passe devant. Il fêtait ses 60 ans. La fameuse « presse municipale » avait été invitée à s’y goberger de manière roborative. Chirac y engouffrait ce jour-là de la queue de bœuf et sa mythique « tête de veau sauce gribiche ». Le tout arrosé de bière, « bien fraîche, s’il vous plaît ». Chirac avait donc 60 ans. Mais c’était tabou, le service de presse de la mairie de Paris m’avait prévenu, « c’est inutile de l’écrire ». Le grand homme du RPR devait rester « incroyablement dynamique », c’était à l’époque sa marque de fabrique, il se teignait les tempes.
Tout frais journaliste, je travaillais depuis quelques semaines au Parisien, chargé de l’hôtel de ville. Jusqu’alors, mon seul contact avec Jacques Chirac avait été rugueux : c’était avec ses « voltigeurs » à deux sur des motos, matraque en main, rue Monsieur-le-Prince, dans le VIe arrondissement, durant les manifestations contre la loi Devaquet en décembre 1986. Ils nous avaient poursuivis, délogés de dessous les voitures et frappés. Cette nuit-là, un étudiant, Malik Oussekine, est mort. Chirac s’en était voulu et avait retiré sa loi.
Me voilà donc au restaurant Le Quincy, en retard, très en retard même. Poignée de main avec l’immense paluche du maire de Paris curieusement tendue à l’horizontale : « Prenez place, vous allez voir, ici on mange bien… » Assis en bout de table, mon voisin journaliste du Monde, que je ne connais pas, se montre tout de suite très chaleureux. Je lui confie les raisons de mon retard, un rendez-vous à la mairie du XIIe arrondissement avec l’édile, Paul Pernin, vieux bonhomme que je qualifie de « sinistre », entre autres délicatesses. Des yeux convergent vers moi, mi-moqueurs mi-gênés, et le journaliste du Monde couvrant la mairie de Paris sourit vers moi : « Je signe mes articles “Jean Perrin” mais mon vrai nom, c’est Jean-François Pernin. Le maire du XIIe arrondissement, c’est mon père… » Bienvenue en Chiraquie, où même Le Monde avait, de fait, fait le choix de l’allégeance au maire de Paris alors que derrière les murs de cet hôtel de ville
Autre époque d’une presse totalement connivente et muselée. Je l’écris aujourd’hui sans réécrire l’histoire, ce que j’ai découvert au cours de ce repas des mœurs de cette cour m’a horrifié. Certes, Chirac était assez drôle à table, raclant les assiettes de ses voisins et enquillant les demis, entre anecdotes insignifiantes et vacheries calibrées. Une bête de foire, en sorte, adulée par ceux qui étaient censés être ses contradicteurs.
Ce Chirac de conquête, avec le pouvoir suprême en ligne de mire, avait depuis longtemps
J’ai vu le maire de Paris faire campagne les poches pleines de grosses coupures de banque, sortir des billets de 500 francs chez le fleuriste ou le libraire, sans reprendre la monnaie. Acheter des cadeaux à ses collaborateurs, à ses officiers de sécurité, à des journalistes. Il ouvrait aussi son portefeuille en lâchant des billets à ceux qui venaient lui glisser un mot à l’oreille, à la sortie de l’église ou d’une réunion publique en Corrèze…
Votre question n’intéresse pas les Parisiens.
À l’hôtel de ville, les conférences de presse étaient une mascarade. Aucune question n’était autorisée en dehors de celles relatives à ses activités de maire. Il était pourtant président du RPR, leader de l’opposition nationale et futur candidat à l’Élysée. Mais la censure venait des journalistes. D’abord des journalistes de la « presse municipale » qui manifestaient bruyamment leur désapprobation quand une question sortait du cadre établi, puis de Jacques Chirac lui-même qui me répondait sempiternellement : « Votre question n’intéresse pas les Parisiens. » Des années plus tard, lorsque je le suivais à l’étranger comme chef de l’État pour Libération, il utilisait une technique similaire pour ne jamais répondre aux questions domestiques : « Écoutez, monsieur Guiral, je ne réponds jamais aux questions d’ordre national quand je suis à l’étranger. »
J’ai observé Chirac des séances entières de conseil municipal. La matinée, durant trois à quatre heures et sans lever le nez, il signait des centaines de pages insérées dans des parapheurs bordeaux. Bras chargés, les huissiers se relayaient pour les lui déposer à la tribune où il siégeait, entouré par le tout-puissant secrétaire général, le préfet de police de Paris, la haute administration de la ville, parfois un élu. Il ne venait pas l’après-midi pour la suite des débats, laissant son premier adjoint présider la séance. Depuis son pupitre, un petit bouton lui permettait de couper à sa guise les micros des intervenants pour glisser un bref commentaire à un élu (« Ce que vous dites est inélégant »), se féliciter (toujours !) des interventions du communiste Henri Malberg, et se lancer dans des tirades antigouvernementales dès qu’un des nombreux ministres socialistes par ailleurs élu municipal se risquait à prendre la parole. Jacques Toubon, Alain Juppé, Françoise
Dans ce théâtre de tous les faux-semblants, on fumait le cigare à la buvette attenante à la salle du conseil. Les liqueurs et cafés (gratuits) s’ingurgitaient tôt le matin, tandis que les formes de certaines femmes élues alimentaient les conversations bien plus que les opérations immobilières de la cité. Jacques Chirac avait assis son autorité sur la haute administration préfectorale qui dirigeait de fait la ville sans les élus. Il avait aussi chargé un trio corse de tenir la machine politique en distribuant les prébendes : Jean Tiberi, Jacques Dominati et Roger Romani. Ce dernier, chargé de la questure, distribuait voitures de fonction (souvent avec chauffeur), petit personnel, jetons de présence dûment rémunérés dans la myriade de sociétés d’économie mixte de la ville, places de spectacle et de sport, appartements à loyer très modéré (on m’en a bien sûr proposé un au détour d’une discussion). Avec son fameux « domaine privé » constitué de beaux appartements haussmanniens et son office HLM de luxe, le bien nommé Opac, la Chiraquie municipale a arrosé très large : artistes, grands médecins, journalistes, membres des cabinets ministériels, élus de tous bords, Corréziens, rejetons des familles en vue, cousins ou amis. J’avais un ami corse de gauche, membre du PS, qui allait distribuer des tracts pro-Tiberi quand, Xavière, l’épouse du maire du Ve, le lui demandait. Sa famille, originaire de Corte (comme celle de Xavière, née Casanova), avait obtenu un superbe logement pour mon ami monté à Paris par l’intermédiaire des Tiberi. Il était « redevable ». Un autre copain, journaliste pigiste et fils de rabbin, s’était fendu d’un énorme bouquet de fleurs à Bernadette Chirac après l’obtention d’un coquet trois-pièces aux Halles pour un loyer dérisoire.
J’ai vite quitté Le Parisien. À cause de Chirac. J’avais écrit un article politique sur son revirement en matière de logement pour contrer sur le terrain social Édouard Balladur, « l’ami de trente ans » devenu l’ennemi à abattre au premier tour de la présidentielle de 1995. L’article avait déplu, Chirac s’était personnellement fendu d’un coup de fil à la famille Amaury, propriétaire du journal, pour se plaindre et menacer de couper les budgets publicitaires de la municipalité. On ne m’a pas viré sur le champ mais presque, en m’expédiant une lettre contenant la mention d’un « carton jaune » assorti d’un sous-texte implicite pour que je parte. Parfait, j’avais d’autres projets et une vraie nausée des écuries de l’hôtel de ville.
Les juges ont mis entre dix et quinze ans pour traiter et parfois condamner les acteurs du système parisien : faux électeurs des IIIe et Ve arrondissements, emplois fictifs du RPR, frais de bouche du couple Chirac (plus de 700 euros par jour !), cassette Méry, marchés publics suspects… En revanche, la justice abandonnera les poursuites dans le dossier des billets d’avion payés en liquide, qui sera à l’origine de la phrase « elles font pschitt ! » quand l’affaire sortira, en 2001. Mais dès 1995, Chirac est rattrapé par Paris et déploiera durant douze ans tous les moyens en son pouvoir présidentiel pour maintenir les juges loin de lui. Il lâche un à un ses anciens amis devenus encombrants, comme Jean Tiberi, tandis que Juppé
Alors oui, Jacques Chirac si « sympa », mais au prix d’un clientélisme d’une ampleur ahurissante pour conquérir le pouvoir et d’un système de corruption des esprits d’une noirceur absolue.