La Corrèze avant le Zambèze. Longtemps, Jacques Chirac, décédé jeudi, a été moqué pour sa propension à poser la main sur la croupe de toutes sortes de vaches croisées dans les foires agricoles (son péché mignon), les campagnes (électorales, mais pas seulement) ou sur le si bien nommé plateau de Millevaches, en son fief corrézien. Ancien ministre de l’Agriculture (1972-1974) du gouvernement de Pierre Messmer et grand producteur de clichés pour sculpter sa légende (lire l’épisode 1, « Pshiiit ! »), Jacques Chirac est aussi pour l’éternité l’indépassable héros du Salon de l’agriculture. Capable d’avaler maroilles, calvas, omelettes, gros rouges, punchs (ne jamais oublier « nos amis des DOM-TOM »), choucroutes over garnies (« Ah… mes amis alsaciens ! Avez-vous toujours vos excellentes saucisses de l’an dernier ? »), bières, livarots, pâtés en croûte et autres délices. Le tout en trois à sept heures, selon les années.
J’y étais, j’y retournais. Avec parfois la nausée de le voir bouche grande ouverte, précipitant – plateau en main – des bouts de fromage vers son gosier. Mais aussi plié de rire tant le spectacle était grandiose, surtout quand l’alcool le désinhibait complètement ; et là, gare aux vaches et à la basse-cour. Donc, Chirac le rustaud, bien démago avec les paysans, amateur de grosse musique militaire et de tête de veau sauce gribiche. OK, cette image a longtemps perduré

C’est aussi, à grands traits, ce que je pensais de lui jusqu’en avril 1995. Quelques semaines avant sa victoire élyséenne, je l’avais suivi en compagnie de François Mitterrand, ravagé par la chimiothérapie, dans une exposition consacrée au monde étrusque. En tout petit comité, j’avais assisté à des échanges entre eux d’une grande érudition. Et des deux, surprise, Chirac m’avait bien davantage impressionné par sa connaissance des civilisations.
Des décennies durant, il a cherché à garder la plus secrète possible son immense passion pour les cultures asiatiques, découvertes dès son adolescence au musée Guimet à Paris. Puis, à partir de sa réélection en 2002, sans doute lassé par la vacuité du jeu politique national auquel il avait consacré quarante ans, Jacques Chirac s’est lâché. Au point d’être, pour un temps, une des « grandes voix » du monde.