C’est un groupe de jeunes hommes heureux, admirés, qui vivent à l’abri du besoin par le miracle d’un jeu de balle. Ils font face à une injustice. Pourquoi s’en préoccuperaient-ils ? Sont-ils comptables des souffrances des faibles ? Assis ce jour-là dans le hall d’un hôtel luxueux, à la veille d’un grand match, ils y réfléchissent et ne parlent nullement de tactique, ni de préparation physique. « Pourquoi pas une banderole avec l’inscription “Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie” ? », propose l’un d’eux. « Génial ! », s’écrient les autres. Cette banderole et ce slogan d’apparence banals seront des missiles contre la tyrannie. Ils détruiront la peur en montrant à toutes les victimes qu’elles ne sont pas seules. Les joueurs devenus héros des opprimés maintiendront cette tactique jusqu’à la fin de la dictature.
Cette réunion ne s’est pas tenue au Qatar, bien sûr, mais au Brésil, en 1983, entre les footballeurs de l’équipe mythique des Corinthians de São Paulo, qui imaginèrent la « démocratie corinthiane ». En pleine dictature militaire, ils faisaient la nique aux tortionnaires et aux criminels en élisant leur coach et leur président, en votant même sur le contenu des entraînements. Le milieu de terrain Sócrates, devenu une légende au Brésil, avait bien compris le pouvoir qu’il détenait sur les injustices avec le jeu préféré de l’humanité : « Évoquer ces sujets dans un environnement comme celui du football augmente considérablement la portée du débat. Vous touchez des gens moins informés, moins instruits. Cela permet à davantage de gens de parler politique. Tous les Brésiliens comprennent le foot, mais pas la politique. En combinant les deux, on peut éduquer et transformer la société. » Joueur de génie et joyeux fêtard aussi, Sócrates est mort en 2011 et peut-être une idée du football avec lui.

Réunion de talents exceptionnels, les Bleus d’aujourd’hui savent-ils même qu’il a existé et vécu ainsi ? On l’ignore, mais placés face à l’absurdité d’une Coupe du monde à 220 milliards d’euros de dépenses désastreuses pour le climat (lire l’épisode 3, « Écologie : le Mondial simule »), expédiés dans un régime théocratique autoritaire accusé d’avoir acheté le Mondial et d’y avoir sacrifié les vies de milliers de travailleurs migrants (lire l’épisode 1, « Au Qatar, Amnesty la met au fonds »), ils ont abdiqué sans murmurer. Les joueurs français sont dans l’univers des super-riches, avec des salaires mensuels en centaines de milliers d’euros