Juste devant le chai, le vieil égrappoir fait un boucan d’enfer. Glissant de la benne en inox arrivée de la vigne, les grappes tombent entières à l’intérieur de la machine, qui les secoue jusqu’à séparer tous les grains de raisin de leurs rafles, qui atterrissent sur le côté, dans des caisses que l’on portera le soir sur les hauteurs du village où les vignerons mutualisent un compost issu de leurs vendanges. Au domaine, Jean-Pierre Charlot a quasiment toujours connu ce modèle. Son beau-père, Joseph Voillot, en avait acheté un premier, expérimental, en 1976, pour leur première vinification commune. Jean-Pierre était alors à l’armée. Il avait obtenu une permission pour venir aider à la vinification, le beau-père avait investi dans l’appareil et l’avait caché dans le chai pour faire la surprise à Jean-Pierre, qu’il imaginait peut-être déjà en successeur. Quarante ans plus tard, le même modèle vibre de partout, casse les oreilles, mais sépare vaillamment toutes les baies des rafles.
Reliée à l’égrappoir, une pompe envoie les grains vers les cuves à l’intérieur du chai, qui se trouve au rez-de-chaussée d’une vieille maison bourguignonne, juste en-dessous de l’église de Volnay. Marius et Céline, les parents de Joseph Voillot, déjà vignerons même s’ils vinifiaient assez peu (lire l’épisode 1, « La vigne devant soi »), vivaient là. Un long balcon domine la cour depuis le premier étage, où plus personne n’habite à l’année. Jean-Pierre y a installé son bureau à côté de deux chambres où logent les visiteurs de passage. Des papiers peints hors d’âge, des armoires et lits en bois massif, de lourdes couettes l’hiver. Les chambres sont juste au-dessus du chai et de la cave, où dort le millésime précédent. Le dormeur de passage a l’impression de veiller le vin.
Ce n’est pas compliqué de vinifier. L’amateur, lorsqu’il sent dans un verre les arômes d’un joli vin, équilibré, soyeux, imagine une alchimie secrète, quelque chose de l’ordre de la magie. Mais les bons vignerons disent souvent que si le travail a été bien fait toute l’année dans la vigne, la suite se déroule sans eux. Un peu modeste, mais il est vrai que l’opération est relativement simple à comprendre. On emplit une cuve de raisins, dont leurs propres levures vont transformer les sucres du fruit en alcool (c’est la fermentation), pendant que la macération permet d’extraire couleur, fruit et tanins contenus dans les peaux et pépins. C’est tout. Au total, entre l’arrivée de la vendange et le décuvage, il s’écoulera à peine deux à trois semaines au domaine Voillot (dans d’autres appellations, cela peut être beaucoup plus long).
Avant le début des fermentations, le raisin reste paisible quatre à cinq jours dans les cuves. Les plus grosses baies éclatent, libérant du jus, laissant flotter leurs peaux et leurs pépins. On appelle ce mélange le moût, qui fermentera. Mais avant, la première macération permet d’obtenir un maximum de fruit, et déjà un peu de couleur. Le pinot noir, cépage quasi exclusif des vins rouges de Bourgogne, est un raisin noir à jus blanc. Pour colorer le vin, il faut extraire des peaux les anthocyanes, pigments contenus dans la pellicule de la baie (ils jouent un rôle antioxydant, bon pour le vieillissement du vin et, dans une certain mesure, pour la santé du buveur). Cette macération, dite préfermentaire, se fait idéalement autour de 15°C, en refroidissant au besoin les cuves, sinon la chaleur déclenche trop tôt les fermentations.
Perché en haut d’une échelle au-dessus des cuves, Jean-Pierre Charlot respire, observe son raisin. Les vendangeurs sont tous repartis, il aime bien ce moment : il a besoin de retrouver du calme pour vinifier, réfléchir et faire les bons choix. Il utilise deux sortes de cuves. Les plus anciennes sont en ciment, alignées à l’entrée du chai, qu’un lourd portail en bois protège. Il a fait installer au-dessus un appareil pneumatique qui coulisse de l’une à l’autre, sur des rails, pour piger mécaniquement le raisin. L’investissement (11 000 euros) évite aux vignerons de se pencher au-dessus des cuves en fermentations avec leurs « pigeous », sortes de bols renversés au bout de longs manches de bois, ou d’entrer carrément dans les cuves pour fouler le raisin aux pieds. Des opérations dangereuses, qui provoquent régulièrement des morts par noyade ou asphyxie (on le verra dans l’épisode suivant).
Mais ces cuves-là, qu’utilisait déjà Joseph avant Jean-Pierre (Marius, lui, vinifiait dans des tonneaux de bois), sont trop grandes (40 hectolitres) pour les quantités de raisin rapportées de la plupart des appellations cette année. Il faut se replier sur une grande quantité de cuves en inox, de contenances différentes. Juste avant que les vendanges ne commencent, le vigneron s’est fait un plan de cuvaison en prenant en compte les rendements que chaque parcelle de vigne semblait promettre. Il ne faut pas trop remplir une cuve : le jus déborderait lorsqu’il prend du volume en se réchauffant lors de la fermentation. Ni la laisser à moitié vide : cela laisserait trop de place au gaz carbonique, dangereux pour ceux qui travaillent-là. Cette année, la récolte était si modeste dans de nombreuses vignes qu’il aurait fallu racheter quelques petites cuves, mais quand le millésime est maigre, on épargne la trésorerie…
Pour l’instant, le nez pique un peu quand on se penche au-dessus d’une cuve. Le domaine « soufre » le moût dès son arrivée de l’égrappoir. C’est un premier choix important : alors que certains vignerons prennent le risque de se passer totalement de soufre, considérant qu’il tue des levures utiles, rend le vin moins vivant, Jean-Pierre ajoute un litre de solution sulfureuse (à 5 %) par tonne de raisins. Il l’utilise comme un antiseptique « qui bloque l’oxydation du moût et inhibe la kloeckera apiculata, une levure qui a un mauvais rendement et peut donner trop d’acidité volatile ». De plus, ajoute le vigneron, « le soufre attaque les cellules des pellicules du raisin, ce qui rend ces dernières plus perméables, aide à extraire la couleur ».
Tous les matins, il faut prendre la température des cuves. C’est souvent Marthe qui s’y colle. Le lycée viticole où elle étudie aime bien envoyer ses élèves en stage au domaine Voillot. Jean-Pierre Charlot a longtemps enseigné là-bas l’œnologie, les vinifications. Il prend du temps pour expliquer, fait réellement travailler ses stagiaires, leur donne des responsabilités lorsqu’il les sent autonomes et investis. Puis suit à distance le parcours de ceux qui deviennent vignerons, s’inquiète pour eux lors des accidents climatiques. Cette année par exemple, Thomas Pico, jeune star du Chablisien qui a passé deux ans au domaine, a presque tout perdu à cause de la grêle, puis du gel.
Marthe est encore loin de ces soucis. Grimpée sur une échelle, elle enfonce une très longue sonde dans la cuve du premier cru Champans, l’un de mes préférés au domaine. La température indique où en est le moût, s’il commence à se réchauffer, signe d’un début de fermentation. Pour l’instant, Champans est à 17,6°C. Au besoin, on refroidira pour retarder le travail des levures ou au contraire on chauffera, pour les mettre au boulot. La vigne de Champans a été relativement préservée du gel et du mildiou, les quantités sont honorables, son raisin remplit l’une des grandes cuves en ciment.
Pendant que Marthe s’affaire, Étienne, le neveu de Jean-Pierre qui va prendre sa suite lorsque l’oncle partira en retraite, prend les « densités » de sucre de chaque cuve. Il prélève un peu de jus pour chacune, le met dans une sorte d’éprouvette lestée de petits plombs de fer, le mustimètre, qui donnera la densité en sucre. À partir de là, une table de conversion permet de déduire le degré potentiel d’alcool que l’on pourra obtenir, avec une règle de conversion (16,83 grammes de sucre donneront un degré d’alcool). En Bourgogne, connaître la densité permet de s’adapter. Les vignerons de cette zone très septentrionale ont en effet le droit de « chaptaliser » leurs moûts, c’est-à-dire de leur ajouter du sucre (pour gagner au final jusqu’à 1,5 degré d’alcool maximum). Cela donne un peu de marge à la vigne, où il vaut du coup mieux récolter un peu trop tôt (on chaptalisera un peu pour rattraper le léger manque de maturité) que trop tard (car l’acidité baisse).
Certaines années, comme en 2015, il n’est pas nécessaire de chaptaliser. En revanche pour le 2016, aux sucres plus réduits, Jean-Pierre Charlot a prévu d’ajouter au total un degré par cuve en moyenne. Il le fera par doses successives, en cinq ou six fois, tout au long de la fermentation, afin de ne pas fatiguer ses levures, que l’afflux de sucre affole au point de les faire patiner, ralentissant la transformation des sucres en alcool. « Je ne cherche pas des vins trop alcooleux, trop chauds », précise Jean-Pierre Charlot. Alors pourquoi ne pas laisser faire le sucre naturel et vinifier, certaines années moins mûres, des vins un peu plus légers ? « L’alcool est important aussi dans le processus de conservation, de vieillissement, répond-il. Pour bien vieillir, le vin a besoin d’une bonne charpente, constituée de tanins, de l’acidité ou de l’alcool. C’est l’équilibre entre tout cela que je cherche. Une belle balance, pour proposer des vins pas trop extraits, délicats. »
Quand tu maîtriseras, tu me mettras dehors d’un coup de pied au cul.
Après avoir appris à Étienne comment reporter les analyses et les quantités de sucre ajoutées dans les différents cahiers, calculer la chaptalisation, il lui en laisse progressivement la responsabilité. Un jour, le neveu devra vinifier seul. « Le plus tard possible », dit Étienne. « Quand tu maîtriseras, tu me mettras dehors d’un coup de pied au cul », répond l’oncle. À tour de rôle, ils vont au laboratoire du Centre œnologique de Beaune, où le domaine fait analyser les échantillons de ses différents moûts, pour connaître avec plus de précision le grammage en sucre, les niveaux d’acidité et l’azote, carburant des levures lorsqu’elles transforment le sucre en alcool.
Les laborantins aiment bien voir arriver Jean-Pierre. Il a de l’expérience, connaît leur métier comme le sien, et a souvent un sac de croissants au beurre à la main. Le labo est un endroit important pour avoir une vue d’ensemble du millésime d’une région. Il concentre les analyses réalisées pour les domaines dans toutes les appellations. Cela permet de comparer, de savoir où en sont les autres, ce que l’on a fait de mieux ou de moins bien, ce qui tient seulement au millésime. Tout le monde discute beaucoup dans les villages, pendant ces phases de vinification. Au domaine, il y a beaucoup de passage. Un soir l’épouse d’un vigneron voisin, un matin Francis, qui a pris sa retraite et récolte désormais des truffes, après avoir longtemps vendu au domaine des produits phytosanitaires pour traiter les vignes. En passant d’un domaine à l’autre, les visiteurs colportent les nouvelles sur les quantités récoltées, la qualité du raisin, les maturités, les degrés… L’oncle répète souvent à son neveu qu’il est décisif de ne pas s’enfermer, d’échanger beaucoup avec les autres vignerons que l’on estime pour mieux juger, moins se tromper.
Tu comptes prendre des notes toute la journée ou je peux te faire travailler un peu ?
Au retour du labo ce matin-là, Jean-Pierre se tourne vers moi. « Tu comptes prendre des notes toute la journée ou je peux te faire travailler un peu ? » Moi, je ne demande que ça, j’aime autant sentir ce que j’écris, et puis j’ai toujours rêvé d’être vigneron. Il me met au remontage, opération qui consiste à arroser les parties solides et flottantes du moût avec le jus que l’on pompe en bas de la cuve. J’arrose un moment les pépins, les peaux, les grains. Cela forme une mousse blanche, odorante, ça permet d’homogénéiser la cuve, de répartir complètement le soufre et le sucre, tout en empêchant ce que l’on appelle le « chapeau » de sécher. Avec cette aération, les levures se multiplient dans la cuve, puis elles se mettront au boulot, transformeront le sucre en alcool, dès qu’on les privera d’air (en fermentation, les remontages se feront sans aération).
Chaque soir, on goûte les cuves pour jauger leur évolution. Vérifier que de mauvais goûts ne s’installent pas. Dans la cuve de volnay village, de jolis arômes de groseilles. Dans les Champans, du fruit et une acidité prometteuse, une couleur soutenue. L’odeur du raisin se transforme, jour après jour. Elle envahit le chai, où les cuves commencent à se réchauffer. C’est le signe que les fermentations, phase la plus délicate, vont démarrer…