Toute bonne histoire de start-up commence par un « pitch », alors tentons de résumer en peu de mots le contexte de cette nouvelle série des Jours. Juin 2017, au salon VivaTech, l’un des gros raouts des nouvelles technologies en France. Emmanuel Macron vient d’être élu Président. Devant le gratin du numérique, le chef de l’État promet de transformer l’Hexagone en une « start-up nation ». Il s’enflamme en anglais : « Entrepreneur is the new France ! » La formule est un peu sibylline, mais son auditoire la reçoit cinq sur cinq : le pouvoir veut désormais chouchouter les créateurs d’entreprise, en faire des modèles de réussite. Déjà dans les tuyaux, la réforme de la fiscalité, celle de l’assurance-chômage et la promesse d’un plan de 10 milliards d’euros s’adressent au moins en partie aux entrepreneurs et aux investisseurs.
Quelques semaines plus tard, Xavier Niel, l’iconoclaste patron de Free, ouvre à Paris Station F, le plus gros incubateur de start-up au monde. Plus de mille boîtes seront couvées dans 34 000 m2, nourries au grain, dans l’espoir d’en faire des championnes. Septembre 2017, enfin : le baromètre annuel de France Digitale, principale association et groupe de pression du secteur, est extatique. « Les start-up sont en hyper-croissance, leurs revenus ayant crû de 33 % en un an, pour atteindre 5,3 milliards d’euros en 2016, s’enthousiasme l’étude. […] Cette tendance positive devrait se poursuivre : 49 % des start-up prévoient de doubler leur chiffre d’affaires en 2017. » Les start-uppeurs et Macron pourraient appeler ça un « momentum », une sorte d’alignement des planètes. La France va-t-elle enfin devenir une petite sœur crédible de la Silicon Valley ?
On entend généralement par start-up une entreprise avec une croissance très forte, générée par un produit qui s’appuie sur une innovation technologique et qui finance son développement par des investisseurs plutôt que par des banques.
Il n’existe pas de définition officielle de la start-up qui mettrait tout le monde d’accord. Et qui permettrait à l’Insee, par exemple, de les recenser avec précision, comme elle le fait avec les PME. Ni leur taille – souvent petite – ni leur secteur – les nouvelles technologies – ne sont des indices suffisants. « On entend généralement par start-up une entreprise avec une croissance très forte, générée par un produit qui s’appuie sur une innovation technologique et qui finance son développement par des investisseurs plutôt que par des banques », avance Olivier Ezratty, blogueur vétéran de la « tech » française. D’autres observateurs y incluent toutes les entreprises qui sont encore à la recherche de leur modèle économique. En croisant plusieurs bases de données, Bpifrance, la banque publique d’investissement, estime à 10 600 le nombre d’entreprises « innovantes ».
Difficile aussi d’évaluer les retombées en matière d’emploi, mais cette question préoccupe assez peu le secteur, qui juge que sa force d’attraction est ailleurs. « Les start-up font partie du mythe d’une économie moderne, assure Ezratty. Elles titillent les grandes entreprises. Un pays qui n’en a pas vieillit. » Tout cela a de quoi intriguer le profane qui n’a jamais pris part à une « aventure entrepreneuriale ». Pourquoi est-il devenu si valorisé d’entreprendre en France ? Qui sont ces néobusinessmen prompts à ringardiser l’économie à la papa ? D’où vient le cash qui semble couler à flot pour abreuver leurs boîtes ? Le monde des start-up est-il si enchanté qu’il le paraît ?
La « start-up nation » n’a pas encore d’ambassade à même de délivrer des visas pour un voyage exploratoire, mais une multitude de structures fonctionnent déjà un peu comme des États fédérés. Dans le seul Grand Paris, l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) recense plus de 110 incubateurs, pépinières ou accélérateurs, dont les trois quarts créés après 2010. Ces organismes sélectionnent des graines d’entreprises dites « innovantes ». Ils leur fournissent locaux et services contre un abonnement ou contre des parts au capital des jeunes pousses, qu’ils ont intérêt à faire grandir pour récupérer leur mise, et si possible au-delà. Il existe des incubateurs publics et privés, généralistes ou spécialisés, gérés par des entrepreneurs, des écoles de commerce ou d’ingénieur, voire des grandes entreprises.
Dans le centre de Paris, caché derrière une lourde porte cochère du quartier des Halles, l’incubateur 50 Partners est l’un des acteurs-clés de l’« écosystème » start-up, cette communauté soudée où gravitent, autour des boîtes, investisseurs, écoles, cabinets d’avocats, grandes entreprises, presse spécialisée… Créé fin 2012, il s’est installé dans une ancienne sellerie qui garde des souvenirs de son faste passé. Au rez-de-chaussée, un guichet en bois massif et sa lucarne coulissante où commerçaient les négociants en cuir. En face, un monte-charge en fer forgé. Plusieurs dizaines de bureaux sont répartis sur deux étages ouverts, surmontés d’une immense verrière.
Ambiance chic et studieuse, sans être solennelle, culture start-up oblige. Marine Nardou, « happiness manager », a son bureau à l’accueil. La jeune femme organise pique-niques et apéros de « networking ». Elle pêche aussi sur Internet la citation de la semaine. « Use your smile to change the world. Don’t let the world change your smile », conseille la devise hebdomadaire, sur une ardoise, entre deux cœurs. La start-up nation, c’est aussi ce curieux mélange d’univers financier et d’atmosphère post-adolescente. La plupart de ses acteurs ont le tutoiement immédiat, les emails émaillés de smileys et le prénom en guise de signature, comme une allergie revendiquée au formalisme. Beaucoup adoptent baskets, hoodies et bureaux équipés de tables de ping-pong. Autant de promesses d’un rapport au travail réinventé. Créer sa boîte, certes, mais le plus loin possible du cliché de la PME pétrie d’ennui, façon The Office, avec son petit patron aux costumes anthracites et à la mentalité de gestionnaire. Comme si, ici, la crise, les burn-out et les rapports de force ne pouvaient avoir prise…
Chez 50 Partners, une trentaine de start-up – appelées « rockstars » pour la touche glamour – sont accompagnées par cinquante associés, eux-mêmes entrepreneurs. Elles leur cèdent 7 % de leur capital en échange de locaux, conseils et ouverture de leur carnet d’adresses. On aperçoit les « partners » en conciliabule dans les recoins du loft, commentant les Powerpoint de leurs poulains, suggérant de rectifier un pitch, d’affiner un business model. Sept à neuf start-up rejoignent chaque année l’incubateur, sur 1 200 candidates. La sélection est éclectique. Le Closet, site de location de vêtements par abonnement, côtoie PandaScore, start-up d’analyse de compétitions de jeux vidéo. Glowee, qui crée de la lumière avec des bactéries, croise Animaute, la plateforme des amis des bêtes et de leurs « petsitters ».
Chaque jeudi, les résidents prennent le petit-déj’ ensemble pour s’écouter « pitcher » à tour de rôle. Ce matin d’octobre, c’est Quentin Hayot qui s’y colle. On a poussé les canapés du rez-de-chaussée et étalé des viennoiseries sur un comptoir en bois. Quentin s’avance, en chemise claire, pull marine et baskets. Ordinateur branché sur écran géant, il déroule une présentation qu’il connaît par cœur. Ce diplômé de Centrale Paris, 28 ans, a cofondé Le Closet avec un autre ingénieur, Ralph Mansour. « On achète des vêtements à des marques et on met notre stock en location dans des “box” par abonnement », décrit-il en balayant l’assistance, 30 ans de moyenne à la louche, masculine à 80 %. « Quelle est votre clientèle et votre cible ? », s’enquiert un participant. Les échanges se poursuivent autour des croissants. « T’es dev, toi ? Le back, il est sur quoi ? » lance un jeune barbu à l’adresse de Thomas P., 27 ans, un blondinet en blouson de cuir, programmeur embauché par Quentin le mois dernier.
Leur start-up est accompagnée par 50 Partners depuis deux ans. La plupart des boîtes y arrivent en phase d’« amorçage », ni trop jeunes ni trop mûres. « Elles ont déjà un produit, un peu de clients et de chiffre d’affaires, et sont souvent à la veille d’une première levée de fonds », à laquelle l’incubateur, qui dispose aussi d’un fonds d’investissement, les prépare, décrit Virginie Augagneur. Cette trentenaire, blonde et chaleureuse, a rejoint 50 Partners dès sa création après des postes dans l’hôtellerie-restauration, pour s’occuper de l’événementiel. Ce jour-là, vers 11 heures, comme chaque premier jeudi du mois, Virginie Augagneur accueille à l’incubateur un groupe un peu spécial : des « touristes ». Cette fois-ci, deux Texans. Entrepreneurs passés ou en devenir, ils ont déboursé une centaine d’euros pour découvrir des lieux emblématiques de la tech parisienne. Le circuit est organisé par Airbnb, qui vend désormais sur son site des visites atypiques. Une heure plus tôt, le groupe petit-déjeunait dans les locaux de la plateforme de covoiturage BlaBlaCar, la plus célèbre « licorne » française.
La France est un endroit incroyable pour créer une entreprise. Les mecs de la tech sont vraiment bons ici, nous avons des grandes écoles d’ingénieurs gratuites. Bpifrance donne facilement de l’argent aux entreprises innovantes.
À l’aise, enthousiaste, Virginie Augagneur maîtrise à la perfection son rôle d’émissaire de la « start-up nation ». En français comme en anglais, son pitch est rodé. Et prend parfois des accents de plaidoyer pour l’État-providence. « La France est un endroit incroyable pour créer une entreprise, assure-t-elle face aux invités qui progressent par étapes, du hall aux étages. Les mecs de la tech sont vraiment bons ici, nous avons des grandes écoles d’ingénieurs gratuites. Bpifrance donne facilement de l’argent aux entreprises innovantes. Et si vous avez suffisamment travaillé avant, vous avez droit à deux ans d’allocations chômage. » En fronçant les sourcils, Virginie regrette que « malheureusement », beaucoup de chômeurs ne mettent pas à profit ce temps et cet argent pour lancer leur boîte. « Mais c’est très incitatif pour les entrepreneurs », insiste-t-elle.
L’un des deux visiteurs, Alan, qui travaille dans le traitement des données, semble épaté. « Whaaaa… », souffle-t-il plusieurs fois. Len, le second, est séduit par « la passion et l’excitation [qu’il] ressent ici ». « Aux États-Unis, commente-t-il, les start-up existent depuis plus de quinze ans, les gens sont peut-être plus blasés. » Leur escale chez 50 Partners touche à sa fin. Une dernière étape les attend dans leur virée des jeunes pousses érigées au rang de monuments : un repas au siège parisien d’Airbnb, avec vue sur l’opéra de Paris, servi par Deliveroo.