Les voilà donc les « monstres », les « barbares ». Les voilà, les trois hommes tant vilipendés après la diffusion fin mars de la troisième vidéo de l’association L214. Filmée dans l’abattoir public de Mauléon-Licharre (Pyrénées-Atlantiques), on y voyait Bastien frapper des agneaux avec un crochet et Christophe donner un coup de pied à un animal. Puis Gérard intervenir trop tard pour sauver un mouton de l’écartèlement. Le jour de la diffusion, leur directeur leur réglait leur compte au micro de France bleu : Ça me dégoûte. Eux c’est fini, ils se font jeter, mais alors, comme des merdes ! Je vais les poursuivre. Ça c’est clair.
Pour le directeur, tout est alors de la faute de deux abrutis
(au moment où il s’exprime, le troisième homme, Christophe, n’a pas encore été reconnu sur la vidéo). Le député Olivier Falorni, qui lance alors sa commission d’enquête parlementaire, s’indigne à son tour sur RTL et s’interroge sur leur comportement vis-à-vis de nos congénères humains
. Les « saigneurs » n’auront pas l’occasion de lui répondre. Falorni ne les a pas auditionnés dans le cadre de sa commission d’enquête, alors même que le député se vantait mardi, lors de la remise de son texte, d’avoir reçu tous les acteurs du sujet
(lire l’épisode 5, « Le rapport Falorni garde les abattoirs à l’œil »).
Je les ai rencontrés cet été, un peu plus de trois mois après la diffusion de la vidéo. Ils ont accepté de me raconter leur histoire. Ils ont entre 18 et 30 ans. Leurs bras et leurs mains, taillés pour le rugby et par la manipulation d’animaux et de carcasses de plusieurs centaines de kilos, sont impressionnants. Après la diffusion de la vidéo, ils ont d’abord vécu deux semaines de mise à pied conservatoire, puis ont été sanctionnés de cinq jours de mise à pied pour faute. Les premiers jours, ils sont restés chez eux. Quand ils ont recommencé à sortir, dans les villages du coin, ils sentaient les regards se tourner vers eux. Pendant leur entraînement de rugby, Christophe et Bastien ont entendu un cri venant de la rue : Assassins !
Gérard n’est pas retourné à l’abattoir, son CDD se terminait fin avril. Quand je le rencontre, il est plutôt en forme et très calme. Christophe et Bastien n’ont finalement pas été licenciés et ils ont l’air épuisé, surtout Christophe, si jeune et si timide, qui s’endormira peu à peu pendant notre entretien. Ce jour-là, ils sortent d’une matinée de travail intense, après une embauche à 4 heures du matin.
Normalement, on fait entre 800 et 1 000 agneaux par semaine. Ce jour-là, 860 agneaux sont passés.
Gérard, le plus âgé, dit se souvenir parfaitement du jour où la vidéo de L214 a été tournée. Il raconte les faits calmement : Normalement, on fait entre 800 et 1 000 agneaux par semaine. Ce jour-là, 860 agneaux sont passés. Et il n’y a pas que ça, il y a les bovins aussi. Il y avait aussi du personnel en moins, beaucoup d’arrêts de travail.
Bastien poursuit : Moi, on me voit mettre trois coups de crochet à trois agneaux qui me sautent dessus. La machine ne marchait pas, les agneaux sautent par-dessus. C’est le ras-le-bol de fin de journée, le geste part, on doit pas le faire ce geste, mais 800 agneaux, ça fait un agneau toutes les 5 secondes. Le geste part, c’est un geste dans la journée, voilà.
La machine qui ne marche pas ce jour-là s’appelle le « restrainer ». L’agneau y pénètre, avance, puis une pince le bloque et l’électrocute. Normalement, il est alors inconscient et peut être suspendu, puis saigné. Ce jour-là, la machine marche effectivement mal et des agneaux ne sont pas étourdis. Officiellement, le salarié doit arrêter la chaîne à chaque incident pour reconduire l’animal au début du processus. Dans les faits, c’est impossible, raconte Bastien : Les volumes n’étaient jamais diminués quand on était moins. Donc si on n’envoie pas, on commence à 4 heures du matin et on finit à 5 heures de l’après-midi. Tu rentres, tu vas dormir et le lendemain tu rattaques à 4 heures, et comme ça pendant un mois. S’ils diminuaient les tonnages, on pourrait travailler plus simplement.
Gérard confirme : Tout le monde était au courant que ça marchait comme ça, le directeur aussi. Le matin on commençait à 4 heures, lui il venait vers 6h30 et il disait :
Concernant l’écartèlement de l’agneau, il précise : Vous avez fait que 300 agneaux ?
Normalement on est deux, là j’étais tout seul. On le voit sur la vidéo que je suis tout seul. J’étais en train de saigner. Je le vois l’agneau, j’éteins la machine. Le temps que j’arrive, que je pose le couteau, ça va trop vite. […] En dix ans, ça m’est arrivé deux fois. Et là, c’est filmé.
L’univers que décrivent ces salariés est violent, à tous points de vue. On n’est pas surpris : de nombreux témoignages ont dénoncé les conditions de travail dans les abattoirs, notamment deux excellents documentaires : Saigneurs de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier (2015), et Entrée du personnel de Manuela Frésil (2011). On y voit des salariés débordés par les cadences, éclatés par la fatigue. Des salariés qui se blessent ou qui craquent, aussi. Une enquête du Monde diplomatique révélait déjà en 2011 que les grands abattoirs ne parvenaient plus à recruter via les sociétés d’intérim françaises et faisaient appel à des intérimaires roumains, polonais, slovaques… C’est si dur comme boulot qu’il est très difficile de trouver du personnel. Olivier Falorni nous a confié après une visite : Je me demande comment on peut faire ce travail toute sa carrière. Pour moi, c’est physiquement impossible.
Malgré des semaines de tentatives, nous n’avons jamais eu le point de vue des responsables de l’abattoir de Mauléon. Au standard, on nous a répondu : On n’a pas de temps à perdre avec les journalistes.
Après moult relances, le nouveau directeur nous a fait savoir qu’il n’avait rien à déclarer
. L’ancien directeur, parti à la retraite en mai, ne nous a quant à lui jamais répondu. Les services vétérinaires et le ministère de l’Agriculture nous ont indiqué ne pas vouloir s’exprimer. Quant au maire de Mauléon-Licharre, Michel Etchebest, président de la régie de l’abattoir, il nous a sèchement demandé fin août de ne plus appeler d’un lapidaire On ne communiquait pas avant sur l’abattoir, on ne communique toujours pas
. Visiblement, ni la diffusion de la vidéo de L214, ni la polémique qui a suivi, ni le déclenchement de la commission d’enquête n’ont eu d’effet sur l’atmosphère d’omerta qui règne dans cet abattoir.
Si on devait travailler en pratique comme c’est écrit dans la théorie, il faudrait six personnes en plus qui font trois heures en plus par jour. C’est impossible sinon.
Près de deux mois après la diffusion de la vidéo, fin mai, l’abattoir a rouvert. À l’époque, la préfecture a assuré que des améliorations avaient été apportées. Pourtant, selon les trois salariés, la machine incriminée n’avait toujours pas été remise en marche quand nous les avons rencontrés, au début de l’été. Pire, les horaires sont aujourd’hui toujours beaucoup trop élevés, assure Bastien : Si on devait travailler en pratique comme c’est écrit dans la théorie, il faudrait six personnes en plus qui font trois heures en plus par jour. C’est impossible sinon.
Les cadences sont selon eux au cœur du problème. Dans Le Monde, l’ancien directeur Gérard Clémente le reconnaissait d’ailleurs au moment de la publication de la vidéo : Il faut tuer 15 000 agneaux en quinze jours pour Pâques [période durant laquelle est prise la vidéo, ndlr]. Si on travaillait plus sereinement, ils ne commettraient pas ce type d’action.
Mais quelques semaines plus tard, son discours a changé lorsqu’il est interrogé à l’Assemblée nationale devant la commission d’enquête : Durant la semaine incriminée, le maximum d’heures effectuées s’établit à 40 heures. Pour travailler depuis 40 ans dans cet établissement, je peux vous dire que 40 heures d’abattage n’ont rien de rédhibitoires.
Il ajoute : Effectivement, en cas de cadence trop élevée dans un abattoir, il peut arriver qu’un salarié ait un comportement anormal parce qu’il n’arrive pas à suivre et bâcle les opérations. Cela n’est pas le cas dans notre établissement, car nous adaptons la cadence de la chaîne au nombre de personnes qui y opèrent.
Selon Gérard, l’un des trois salariés, les chiffres sur le temps de travail avancés par l’ancien directeur pendant son audition sont erronés : Le tableau qu’il a présenté est faux. Il y en a deux [des salariés, ndlr] qui sont en arrêt maladie longue durée et ils ont des heures de travail sur le tableau.
Là-dessus aussi, on aurait aimé avoir le point de vue de la direction.
En France, 34 millions d’animaux de boucherie sont tués chaque année dans les 263 abattoirs répartis sur le territoire. Les 37 000 employés de cette filière sont victimes de deux fois plus d’accidents du travail que la moyenne nationale (80 accidents avec arrêt de travail pour 1 000 salariés dans la filière boucherie contre 34 pour la moyenne nationale). Ces accidents sont aussi deux à trois fois plus graves, selon un indice calculé par la Direction des risques professionnels de l’Assurance maladie. Certes, les choses s’améliorent depuis au moins dix ans (on comptait 150 accidents avec arrêt dans la filière en 2008), mais travailler dans un abattoir reste l’un des métiers les plus dangereux et les plus ingrats qui soit. En moyenne, les ouvriers des abattoirs gagnent 1 560 euros net par mois.
Dans son livre À l’abattoir, Stéphane Geffroy, qui y travaille depuis 26 ans, témoigne : On est un peu là comme des ouvriers d’autrefois, comme ceux qu’on voit parfois dans des vieux films du genre Charlot.
Il regrette aussi : Les ouvriers et les ouvrières en abattoir, on n’en parle presque jamais dans les médias.
Ce n’est pas exact. Les salariés des abattoirs sont même toujours les premiers cités en cas d’incident, et a fortiori à chaque diffusion de vidéos par L214. Leur situation rappelle parfois ce village imaginé par Boris Vian dans L’Arrache-cœur, dont les habitants ont pris l’habitude de jeter toutes leurs horreurs dans un ruisseau : des ordures, mais aussi des morceaux de chairs venant d’enfants battus ou de bêtes torturées. Les villageois chargent un bouc-émissaire, appelé La Gloïre, de repêcher ces choses avec les dents. Son travail est dur et dégradant, les immondices lui souillent le visage
. En échange, les habitants lui versent des montagnes d’or. Ils me paient pour que j’aie des remords à leur place
, explique La Gloïre.
Le 20 septembre, jour de la remise du rapport Falorni, les trois salariés de l’abattoir ont pu longuement exposer leur version des faits. Ils étaient convoqués par la gendarmerie dans le cadre de la procédure engagée après la plainte déposée fin mars par L214 pour faits de maltraitance, de sévices graves et d’actes de cruauté contre des animaux, qui a conduit à l’ouverture d’une enquête par le parquet de Pau. Durant quatre heures, ils ont revisionné les vidéos avec des gendarmes et des vétérinaires. Parallèlement, les trois salariés ont engagé une procédure au conseil des prud’hommes pour contester leurs sanctions disciplinaires (mais après l’échec de la conciliation avec leur employeur, l’affaire ne devrait pas être audiencée avant l’été prochain). Ils ont par ailleurs déposé une plainte contre X visant les auteurs de la vidéo tournée en caméra cachée sur leur lieu de travail.
Mis à jour le 29 octobre 2018 à 16 h 16. Ce lundi 29 octobre, le tribunal de Pau a condamné l’ancien directeur de l’abattoir de Mauléon à six mois de prison avec sursis pour « tromperie » (le non respect du cahier des charges, en fait). Les employés ont quant à eux écopé d’amendes allant de 90 à plus de 900 euros pour maltraitance « sans nécessité ».