À Longyearbyen (Norvège)
Ce samedi 19 décembre 2015, Aksel Bilicz se réveille avec un sale pressentiment. Quand il ouvre les yeux, l’infirmier-directeur de l’hôpital du Svalbard, archipel norvégien situé dans l’océan Arctique, croit son bateau perdu. L’homme de 61 ans savait pourtant qu’une violente tempête de neige allait s’abattre sur Longyearbyen, la ville la plus septentrionale du monde. D’ailleurs, pendant la nuit, les vents du nord avaient frappé les petites baraques à 120 km/h, déplaçant des monceaux de neige astronomiques avec la facilité d’un coup de balai. Aksel saute donc dans son pantalon de ski pour aller vérifier l’état du canot. Dehors, la tempête s’est calmée et Longyearbyen est blanche et boursouflée. Les rugissements ont fait place au silence d’un matin calme, comme il en existe seulement sur le pôle, au plus profond de la « saison sombre » qui plonge la région dans la nuit quatre mois durant. Le fier esquif de l’infirmier est toujours solidement arrimé au petit port de plaisance : finalement, ce week-end d’avant Noël commence bien. Rassuré, Aksel prend d’un pas tranquille la direction du supermarché.
Vers 10 h 20, il est dans les rayons de la Svalbardbuttiken quand soudain, les clients s’agitent. À peine le temps de s’inquiéter que son téléphone sonne : une avalanche s’est abattue sur le village, il doit rejoindre l’hôpital au plus vite. Une langue monstrueuse de 5 000 tonnes de neige, s’étalant sur près de 200 mètres de large, a terminé sa course sur une dizaine de maisons. Comment est-ce possible ? Varsom, le système d’alerte norvégien, est l’un des meilleurs au monde. Les météorologues n’ont pourtant rien vu venir. Des avalanches, il y en a régulièrement au Svalbard, mais aucune ne s’est jamais aventurée jusqu’à l’intérieur de la ville. Sur les montagnes qui entourent le village, la neige et la glace millénaires sont bien trop solidement accrochées aux flancs…
Dans le village polaire, tout le monde est pris de court. Torunn Sørensen, la diacre de l’église, se réveille emprisonnée chez elle. La neige bloque les portes et fenêtres de sa maison. Elle n’est pas au cœur de la catastrophe, mais elle ne peut plus sortir. Cette ancienne infirmière en soins palliatifs, la cinquantaine, des yeux bleus malicieux et un sourire compatissant, n’est pas vraiment du genre à perdre son sang froid. Mais à ce moment-là, Torunn doit se rendre à l’évidence : l’alerte de son téléphone a beau sonner pour lui signifier qu’elle doit rejoindre l’église, point de rendez-vous des habitants en cas de crise, elle est cloîtrée. La diacre ne peut même pas creuser, empêchée par une blessure au dos.
Dehors, c’est la panique. Devant le bloc de dix maisons enterrées sous la neige, au sud-est de Longyearbyen, les sauveteurs de la Croix-Rouge, les policiers, les pompiers et les habitants disponibles creusent avec tout ce qu’ils ont pu trouver. Mais où ? Pour chercher qui, combien de victimes ? Comment savoir, dans les 20 000 m3 de neige, où se trouvent avec précision les maisons, dans quelles pièces évoluaient les potentiels survivants quand l’avalanche s’est abattue ?
Une chaîne humaine se met rapidement en place pour éviter de rejeter la neige à l’endroit où pourraient se trouver d’autres victimes. Là ! Une jeune fille a trouvé une paire de petites chaussures. Est-elle seulement abandonnée ou appartient-elle à un enfant enseveli à proximité ? Peut-être à Pernille, 3 ans, ou Nikoline, 2 ans, qui ont toutes les deux disparu et que leur père cherche désespérément ? Le temps presse, les avalanchés qui n’ont pas de poche d’air vont commencer à s’asphyxier et l’hypothermie guette ceux qu’on ne parviendra pas à dégager rapidement. La course contre la montre qui vient de s’engager laisse peu de place à l’erreur : au-delà d’un quart d’heure, les victimes ont 80 % de chance de périr…
Sous la neige, chaque minute qui passe est un enfer. Pour le malheur de Longyearbyen, nous étions un samedi : les enfants n’étaient pas à l’école, les parents n’étaient pas au travail. C’était l’heure des jeux dans le jardin, du petit-déjeuner ou de la grasse matinée. Dans son édition spéciale, le SvalbardPosten raconte l’histoire d’Elke, une mère de famille que la neige a brutalement séparée de Svala, sa fille de huit mois. Cette doctorante à l’Unis – l’université du Svalbard – creuse à mains nues en direction de son enfant qui hurle quand son père, Malte, un géologue de la mine, bloqué sous le comptoir de la cuisine, tente de dégager la neige qui a atteint le plafond à l’aide du couvercle d’un wok. Malte et Elke finiront par atteindre leur enfant et à la sortir de son cauchemar blanc.
Interrogés par le journal, les avalanchés décrivent des maisons qui se déplacent sur 80 mètres, des plafonds qui descendent à vue d’œil, des fenêtres qui éclatent, un chaos d’objets pointus, de meubles désossés et de verres brisés mélangés à la neige qui s’infiltre partout. Même les toits solides des maisons modernes ne peuvent rien contre la main blanche qui les écrase un peu plus à chaque minute. La neige s’engouffre partout, appuie sur les thorax, obstrue les nez et les bouches des victimes qui suffoquent. Atle Husby dormait-il encore quand la trombe s’est abattue sur sa maison ? L’instituteur de 42 ans avait fait la fête la veille, au pub de Longyearbyen. Atle sera retrouvé trois heures après l’avalanche, mort, dans sa chambre. Deux heures avant, vers midi, les secours ont tiré des décombres enneigés les petits corps gelés de Nikoline et Pernille. Inconscientes, elles avaient été conduites à l’hôpital où Aksel et ses collègues essayaient de sauver la vie des sept autres blessés exhumés de la chape blanche. Pernille survivra, mais pas Nikoline.
Longyearbyen est meurtrie. Le visage de la petite fille souriante, avec son bonnet coloré, et celle de l’instituteur, une guitare électrique à la main – les photos retenues par la presse – s’impriment dans les esprits avec la force d’un avertissement. Car le Svalbard est la sentinelle de la catastrophe planétaire à venir : l’archipel se réchauffe en moyenne deux fois plus vite que le reste de la planète (lire l’épisode 1, « Au Svalbard, un chaud polaire »). Nikoline et Atle Husby restent dans la mémoire collective les premières victimes du réchauffement climatique. Le 19 décembre 2018, pour la commémoration des trois ans de l’avalanche, le maire de Longyearbyen, Arild Olsen, écrit sur son mur Facebook : « Brutalement et sans avertissement, ce jour-là, tout a changé. »
Plusieurs semaines durant, la tragédie de Longyearbyen fait la une de tous les médias nationaux en Norvège. 180 Svalbardiens doivent évacuer leur maison en catastrophe, puisqu’ils se trouvent désormais dans une zone à risques. Ils ont une heure pour ramasser leurs effets et vider les lieux. Passés le choc et la peine dans ce pays où les crises sont peu nombreuses, les journalistes s’interrogent : le drame aurait-il pu être évité ? Les autorités auraient-elles dû prendre les devants en évacuant plus tôt ? D’ailleurs, qui doit être tenu pour responsable ? La mairie, le gouvernorat, le ministère de la Justice et de la Sécurité publique ? Ou est-ce le système d’alerte météorologique qui a péché ? Rapidement, une tripotée de rapports sont commandés à des experts par le gouvernement qui assure vouloir faire toute la lumière sur le drame. Celui de l’Institut géotechnique norvégien conclut que l’avalanche n’est pas seulement due au réchauffement mais à une combinaison de facteurs : « Un manteau neigeux ancien comportant des couches fragiles au niveau du sol, auquel se sont ajoutées des précipitations neigeuses [la tempête, ndlr], une hausse de température et de forts vents d’est qui ont charrié de très grandes quantités de neige sur le flanc de montagne qui surplombait les bâtiments touchés. »
Ça a été notre Bataclan à nous. Nous étions informés, nous savions que dehors, le danger guettait, mais chez nous, on se croyait en sécurité.
Le réchauffement climatique n’est pas le seul responsable, mais la déflagration créée par la catastrophe laisse une cicatrice profonde au sein de la petite communauté. Tous nous le disaient, mais nous l’avons réellement compris un an plus tard, en 2016, quand Hilde, la sœur de Torunn, professeure à l’école de Longyearbyen, a évoqué l’avalanche avec ces mots : « Ça a été notre Bataclan à nous, nous a-t-elle dit doucement, pour ne pas choquer. Nous étions informés, nous savions que dehors, le danger guettait, mais chez nous, on se croyait en sécurité. » Au fil des mois, la petite communauté a enterré ses morts – symboliquement, car il est interdit d’enterrer qui que ce soit au Svalbard – à l’occasion d’une belle cérémonie commémorative à l’église « la plus au nord du monde », pansé ses plaies et repris confiance quand le gouvernement norvégien a renforcé le système d’alerte météorologique, haussant les seuils d’alerte.
En mai 2016, comme ils le font tous les ans, les Svalbardiens se sont retrouvés pour la traditionnelle « revue » : une comédie musicale jouée, chantée et dansée par les habitants du village. Le scénario de la revue est écrit par un groupe de volontaires qui, une fois dans l’année, s’octroient le droit de se moquer de tout le monde, du plus insignifiant au plus puissant des notables. Une sorte de miroir gigantesque, où chacun voit comment la communauté le regarde et lui donne l’occasion de changer. Un moyen aussi de laisser le passé derrière soi, de tout mettre sur la table et puis de pardonner. Cette année-là, la pièce est consacrée au 19 décembre 2015, mais personne n’ose vraiment se moquer. La bouffonnerie habituelle tourne à l’hommage pour les familles des victimes, les sauveteurs et même la gouverneure, qui a fait face dans l’adversité. La dernière chanson, La Saison sombre, a clos la pire année de Longyearbyen : « Nous croyions vivre dans le meilleur endroit sur Terre, en sécurité dans notre vallée, à l’abri de nos hautes montagnes, mais en réalité, nous n’avions pas conscience de ce qu’il se passait, alors le destin nous a frappés. » Le dernier couplet se terminait par une prière : « Notre ville du nord, dans la vallée près d’un fjord, redonne-nous la foi dans la vie et… de la glace à nouveau. »
Retrouver le froid à Longyearbyen… La prière n’a pas été entendue. Semaine après semaine, mois après mois, la glace a inexorablement fondu autour du village polaire. Un an et demi plus tard, le 22 février 2017, une nouvelle avalanche frappait le cœur de la cité. Ni les prières, ni les rapports des experts, ni le système météorologique dernier cri n’ont pu l’éviter.