L’œil hagard, ils s’agrippent aux murets des restanques – ainsi qu’on désigne dans le Sud-Est les terrasses cultivées – pour couvrir les derniers mètres et se retrouver à l’abri. En ce lundi matin, cinq jeunes migrants arrivent essoufflés par la pente et l’angoisse. Les oies ont crié pour annoncer leur venue puis les résidents du camp improvisé ont applaudi ces nouveaux collègues : « Ouaiiis ! » Bienvenue en terre amie, après tant d’hostilité. « C’est comme un jeu de chat perché, constate Cédric Herrou. Ici, c’est la case où tu ne risques plus rien. » Torse et pieds nus, l’éleveur de poules devenu héraut d’un mouvement de solidarité qui le dépasse s’affaire à démarrer un vieux motoculteur. Il a l’habitude de ces mouvements et de cette absurdité : arrêtés en bas, sur la route, le long du cours de la Roya, les cinq étaient bons pour une reconduite à la frontière avec l’Italie, alors que, entrés sur le sol français, ils devraient en théorie pouvoir déposer une demande d’asile. Mais l’État les renvoie en vertu d’un « refus d’entrée » sur le territoire prévu par le « code frontière Schengen » européen. Ce n’est que s’ils parviennent sur la propriété de Cédric Herrou, à Breil-sur-Roya (Alpes-Maritimes), qu’ils bénéficient d’une immunité informelle leur donnant accès à leurs droits. « Les gens qui arrivent ici ressortent en situation régulière » mais précaire et révocable, constate l’éleveur, 38 ans, qui ironise : « Ici, c’est comme Monaco. Une principauté. » Une principauté qu’il n’a pas cherché à créer : elle s’est imposée de fait au printemps 2016, depuis que lui et des citoyens de la vallée, réunis autour de l’association Roya citoyenne, ont commencé à aider le passage de migrants bloqués à Vintimille, en Italie, en raison de la fermeture de la frontière décidée par la France. On va raconter ici leur combat et les avancées en matière de droits qu’ils ont obtenues, ainsi que l’attitude fluctuante et parfois illégale de l’État et de ses représentants.
Sise à l’entrée de Breil-sur-Roya, sa modeste principauté vit en autogestion. Six migrants qui y demeurent en séjour de moyenne durée font tourner la boutique pour l’énorme majorité qui ne fait que passer. Parmi ces six, Haroun et Oumar Ahmad, tous deux âgés de 23 ans. « Depuis que je suis parti du Tchad, c’est la première fois que je me sens moi-même », assure Haroun. « Cédric a dit : “Ici, c’est votre famille”, rapporte le Soudanais Oumar Ahmad. Grand merci à Cédric ! Je reste jusqu’à ce que Dieu dise : “Il est temps.” » Ce havre de paix a du charme malgré la rusticité des lieux : quelques tentes plantées sous les oliviers, deux caravanes héliportées, une terrasse-cuisine fraîchement construite, trois toilettes sèches, une douche. Médecins du monde assure des visites et des soins infirmiers. L’association Roya citoyenne organise la fourniture des repas via un réseau de bénévoles et de dons que gère le surnommé « Pakerette », dit aussi « Pak ». Entre les cris du coq, la poule et sa tripotée de poussins, les chatons Zig et Zag qui s’ébattent et les chiens qui lèchent les visages, l’atmosphère est sereine et détendue, loin des tensions de Vintimille, au bas de la vallée, où les migrants dorment à 500, voire plus, dans le lit asséché de la Roya, sous l’autoroute, avec une seule envie : quitter cet enfer de la frontière fermée pour rejoindre la France, par la montagne. Aujourd’hui, la plupart sont des jeunes hommes originaires du Soudan et du Tchad, qui veulent poursuivre leur périple en Europe, sans forcément rester en France, mais se retrouvent coincés. La situation à Vintimille pourrait s’aggraver avec l’augmentation du nombre d’arrivées de migrants en Italie depuis la Libye.
Les plus chanceux débarquent chez Cédric Herrou, avec rien que leurs vêtements sur le dos et des égratignures sur la peau, mais ils se savent privilégiés. Pour une fois, on les traite comme des humains, avec attention mais sans condescendance, et ça change tout sur cette route de l’exil. Les moins fortunés se font pincer avant et expulser mais ils recommenceront jusqu’à ce que ça marche. Dans la montagne, l’intense maillage tissé à grands frais par les gendarmes, l’armée et la PAF (police aux frontières) ne sert qu’à ralentir le flux. Rien qu’autour de chez Cédric Herrou trois postes de gendarmes, dont certains sur le GR510, surveillent les allées et venues, soit six pandores plantés là, 24 heures sur 24. En attendant d’être relevés, toutes les huit heures, ils s’ennuient ferme, installés dans un hamac ou une chaise de camping, en pleine montagne. « Et alors, qu’est-ce que vous proposez ? De laisser entrer tous les migrants ? », s’emporte un gendarme mobile quand on l’interroge sur la finalité de sa mission. « Ils se créent leur propre travail, mais les gens passeront quand même », constate Cédric Herrou. Comme Ali Abass, 24 ans, un athlétique Soudanais du Darfour. Bloqué un mois à Vintimille, l’ancien étudiant à l’université de Khartoum a débarqué avec les chanceux de ce lundi matin, après deux jours en montagne.
« Ils savent qu’il faut passer par chez Cédric », explique un gendarme local. Alors que tout migrant interpellé sur la route sera illico reconduit à la frontière, ceux qui arrivent chez l’éleveur de poules sont épargnés. Cette règle non écrite, temporaire et révocable, est le fruit d’« un bricolage avec les gendarmes », selon Léa Basso, une étudiante qui passe trois mois cet été chez Cédric Herrou pour aider, et elle ne s’est pas faite toute seule. Il a fallu que Roya citoyenne, épaulée par des avocats accrocheurs, mènent plusieurs coups de force. « On s’est frottés au préfet », résume René Dahon, un ancien prof qui aide lui aussi les migrants. Les choses ont changé le 31 mars dernier, quand le préfet des Alpes-Maritimes a été contraint par le tribunal administratif de Nice statuant en référé d’enregistrer dans les trois jours la demande d’asile d’un couple érythréen reconduit de force en Italie. Le préfet a « porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile », ont écrit les magistrats, car la PAF n’a pas vérifié si les empreintes du couple figuraient au fichier Eurodac, ce qui aurait prouvé – ou non – qu’ils étaient été déjà enregistrés en Italie et aurait autorisé leur « réadmission » dans ce pays. Quand Roya citoyenne a ensuite accompagné la famille à Nice pour déposer sa demande, les gendarmes, pas au courant, ont bloqué le train, ce qui a engendré de gros désagréments. Depuis, ce système de tolérance non codifié a été mis en place, mais il pourrait s’arrêter à tout moment. Avec un risque que les autorités françaises ont bien saisi : celui de se retrouver avec un mini-Calais dans la vallée de la Roya, ce qu’elles veulent éviter à tout prix.
Roya citoyenne a donc fait progresser le droit, notamment pour l’accès aux demandes d’asile et à la protection des mineurs, pendant que l’État ne le respectait pas. Le respecte-t-il aujourd’hui ? Tout migrant interpellé sur la voie publique est transmis à la PAF sans possibilité de faire valoir son droit à l’asile, admet le gendarme local. « Mais ils ne parlent pas français et ne le demandent pas », se défend-il. Et s’ils le demandaient, en français ? Il en référerait à sa hiérarchie. Les accompagnants en doutent : selon eux, les reconduites à la frontière par la PAF sont systématiques.
À 7 heures tapantes le jeudi 13 juillet, trois jours après leur arrivée, on retrouve nos cinq migrants requinqués. Avec 44 autres compagnons, ils attaquent en ligne le sentier pour rejoindre la gare de Breil-sur-Roya, à trente minutes de marche, d’où ils partiront pour Nice déposer leur demande d’asile. Les lendemains ne s’annoncent pas forcément meilleurs, mais au moins, ils avancent, et c’est le moteur de l’exil. D’habitude, Cédric Herrou envoie préalablement par mail aux gendarmes une liste avec leurs noms. Là, il a décidé d’innover pour « autonomiser » les réfugiés. Les autorités savent qu’il y aura un groupe, mais rien de plus. Sur le sentier, deux gendarmes mobiles bloquent la petite troupe : « On ne va pas vous manger, on fait juste notre travail. » Chaque migrant sort ses trois papiers : l’un où il dit demander l’asile, l’un où il réclame l’indulgence de la SNCF s’il est contrôlé sans billet, un troisième pour les formalités du droit d’asile.
Tous ces « papiers », sans valeur légale, ont été préparés par les services de la principauté Herrou, à savoir Léa Basso. « Ils ne présentent aucun papier d’identité », indique le gendarme par téléphone à sa hiérarchie dans la vallée. Il attend les consignes pour savoir s’il les laisse passer ou non. Elles vont arriver… mais sur le téléphone de Cédric Herrou : les gendarmes de la vallée gèrent en direct avec l’éleveur, c’est plus efficace. Le tout remonte à la police de l’air et des frontières, qui décide de tout en la matière, les gendarmes ne faisant qu’exécuter ses ordres ou leur livrer les migrants interpellés. On s’active, mais pour le train de 8 h 51, ça devient juste. « On risque de le louper, dit l’éleveur. Si ça monte à la PAF, c’est pas bon. » Il craint que ça traîne, ou que la PAF bloque tout.
Mais il a tort de s’inquiéter. À 8 h 10, nouvel appel du gendarme de la vallée à Cédric Herrou, chargé de transmettre la consigne au gendarme mobile : « Faut les accompagner jusqu’à la gare. » Le mobile rétorque aimablement qu’il préfère recevoir les ordres de sa hiérarchie. Cédric Herrou lui passe son téléphone. Finalement, la petite troupe poursuit son chemin, preuve que les temps ont bien changé. Au début des actions, au printemps 2016, les « hébergeants » se planquaient pour faire transiter les migrants. Aujourd’hui, ils avancent tête haute. 8 h 41, la troupe arrive à la gare, accueillie par le gendarme local, plutôt jovial : « Cédric, on prend les noms et c’est bon. Ça te va ? »
Le pandore commente : « Ici, ce n’est plus un événement. C’est tous les jours. » Enfin, deux fois par semaine. Il branche Cédric Herrou, qui n’a pas envoyé de liste : « Alors, tu nous as fait une variante ? » Tout le monde embarque à temps, avec un billet collectif payé par l’association, afin d’éviter tout souci avec les contrôleurs. Le gendarme leur recommande le deuxième wagon : « Il y a une dame hostile dans le premier », qui a insulté les migrants en arrivant. « On essaye d’éviter les incidents », précise le gendarme, qui n’en a pas vu causés par les réfugiés : « Ces migrants n’apportent aucune délinquance : pas de vols, pas de viols. On pourrait se dire : “Ils n’ont rien à manger, ils vont faire des vols à l’étalage.” Non. Jamais d’incident. Et en un an, j’en ai vu passer 3 000 à 4 000. »
Il n’y a pas de “jungle de Calais” à Breil-sur-Roya : suffisamment de gens recueillent pour faire tampon. Ainsi, le problème a été bien digéré jusqu’à présent.
Voilà tout l’intérêt du rôle joué par Roya citoyenne et les citoyens qui hébergent. Primo, « il n’y a pas de “jungle de Calais” à Breil-sur-Roya, remarque l’adjoint au maire Michel Masseglia. Suffisamment de gens recueillent pour faire tampon. Ainsi, le problème a été bien digéré jusqu’à présent. Et on ne les voit pas dans la rue, ce qui rend la situation plus confortable pour la municipalité. » Les hébergeants « font ce que devrait faire l’État », regrette l’élu, mais sans ses moyens ni son soutien. Le gendarme local apprécie aussi d’être déchargé : « Nous, on ne peut pas gérer. Je n’ai que cinq gendarmes pour cinquante migrants aujourd’hui. Et parfois, ils sont bien plus nombreux. » Comme le 17 juillet, quand ils étaient 130, mais il y a eu un hic : après leur arrivée à Nice, une vingtaine d’entre eux ont été expulsés vers l’Italie, selon Cédric Herrou. « C’est comme si Cédric était une espèce de tampon entre la frontière et la préfecture, analyse Michel Toesca, un cinéaste basé dans la vallée qui réalise un documentaire. Mais ce n’est pas son boulot ! Il a un statut virtuel alors qu’il devrait être payé par la préfecture pour faire ça. Tout cela évolue dans un sens qui déresponsabilise l’État. »
Pendant ce temps, la justice met la pression sur les hébergeants, tout en ne sachant pas trop sur quel pied danser. En août 2016, le procureur de Nice n’a pas intenté de poursuites contre l’éleveur pourtant interpellé avec huit migrants érythréens qu’il avait convoyés dans son véhicule de Vintimille à Breil-sur-Roya. Il a bénéficié d’un classement sans suite au nom de l’« immunité humanitaire », étant établi qu’il n’en retirait aucune contrepartie. Aussi s’est-il senti conforté. Une erreur. Quand, en octobre 2016, il a installé avec diverses associations 57 migrants, dont 29 mineurs, dans une ancienne colonie de vacances de la SNCF de la vallée afin de dénoncer leur situation, le parquet a cette fois engagé des poursuites. Et il s’est retrouvé, comme d’autres, condamné, à 3 000 euros d’amende avec sursis par le tribunal correctionnel de Nice, le 10 février, pour « aide à l’entrée, à la circulation et au séjour d’étrangers en situation irrégulière ». Le Parquet a fait appel et la cour d’Aix-en-Provence rendra son verdict le 8 août prochain.
Mais comment tu veux fermer la frontière ? Ce n’est pas possible. Ça marche dans les discours populistes, pas dans la réalité. Ça sert juste à obliger les migrants à prendre des risques.
Les règles varient donc au gré des humeurs policières et judiciaires. Les gardes à vue se multiplient contre des habitants qui hébergent ou transportent, pendant que des exilés crapahutent dans la montagne pour traverser cette frontière réputée fermée. « Mais comment tu veux fermer ça ?, demande Cédric Herrou. Ce n’est pas possible. Ça marche dans les discours populistes, pas dans la réalité. Ça sert juste à les obliger à prendre des risques. » Plusieurs morts sont à déplorer – douze depuis 2016, selon les associations. Certains migrants ont été percutés sur l’autoroute ou la voie de chemin de fer et deux ont été électrocutés dans des trains où ils se cachaient. Leurs corps ont été récupérés en gare de Cannes-La Bocca en mai et février derniers.