Est-ce la remise en cause de la tolérance relative dont bénéficiait la « principauté Herrou », alors que les arrivées de migrants se multiplient via la Roya ? Ou un énième coup de pression pour impressionner les citoyens de cette vallée des Alpes-Maritimes frontalière de l’Italie, engagés dans l’accueil des migrants, dont on vous raconte ici le combat ? L’État a en tout cas sérieusement resserré la vis depuis lundi, avec 156 migrants arrêtés dans le train à Cannes pour être expulsés, et une sixième garde à vue pour Cédric Herrou, l’agriculteur de Breil-sur-Roya qui les héberge. Sa propriété a également été frappée par une perquisition, lors de laquelle 90 migrants en train de s’y reposer ont été interpellés, selon Léa Basso, une étudiante qui y passe son été.
Présent lors de cette perquisition, Aymeric Leblanc, 28 ans, originaire du Doubs, raconte aux Jours : « J’étais en vacances dans un festival en Suisse, où les gens abandonnent beaucoup de matériel de camping. On s’est dit qu’on allait le donner à l’association » Roya citoyenne, qui aide les migrants et dont Cédric Herrou est la figure la plus connue. Aymeric Leblanc est donc arrivé mardi à Breil-sur-Roya avec son camion aménagé, puis a déchargé le matériel. Quand il a terminé, il a vu l’éleveur arriver « avec du monde derrière lui ». « J’étais content de le voir, lui moins. En fait, il était suivi par des policiers en civil. On a vu que ça ne sentait pas bon. Ils nous ont dit que c’était une perquisition et nous ont assignés dans un coin, avec interdiction de nous approcher des migrants. »

Ce témoin assure qu’il n’y a pas eu de violences physiques et que les policiers n’ont pas sorti d’armes. Selon Marion Gachet, 23 ans, étudiante en école de commerce à Nantes, également présente sur les lieux, la perquisition a duré trois heures et a été menée par « 30 à 40 gendarmes en treillis et policiers en civil ». Ils ont séparé les 25 migrants mineurs des majeurs, ont fouillé la maison et les tentes, et fini par embarquer tout le monde. « Mais ils avaient des problèmes de fourgons, et ils étaient tous en train de s’engueuler dans tous les sens », rapporte Marion Gachet, selon qui un bus du département a été réquisitionné. Le cuisinier du camp, un migrant qui détient pourtant des documents de demandeur d’asile en règle, a aussi été embarqué mais il a été relâché dans la soirée. « Ils ont aussi saisi des ordinateurs », affirme Aymeric Leblanc. Et mardi soir, la garde à vue de Cédric Herrou, pour aide au séjour d’étrangers en situation irrégulière, a été prolongée de vingt-quatre heures, selon l’avocate de Roya citoyenne, Me Mireille Damiano.
Ces opérations se déroulent alors que les arrivées de migrants augmentent, comme souvent en été. Lors de ce dernier week-end, l’afflux a été considérable chez Cédric Herrou. « Dimanche soir, ils étaient 220, ils ont dormi par terre, c’était la panique », selon Léa Basso. Pour le petit campement où ils se restaurent et reprennent des forces, c’est un nombre record… et limite. Lundi, les 220 réfugiés – principalement originaires du Soudan, d’Érythrée, du Tchad et d’Éthiopie – sont partis de Breil-sur-Roya par train pour gagner Nice afin d’enclencher les procédures de demande d’asile, soit beaucoup plus que lors du précédent voyage, jeudi dernier, où 130 étaient partis (lire l’épisode 1, « Bienvenue en principauté Herrou »). Ces déplacements bihebdomadaires, encadrés et payés par l’association Roya citoyenne, sont normalement tolérés par les autorités en vertu d’un protocole informel qui autorise un simple respect de la loi – ils ont le droit de déposer une demande d’asile. Mais lundi, la suite du voyage s’est moins bien passée.
Déjà, le groupe a dû se scinder en deux pour prendre le train à Breil-sur-Roya, « le premier ne pouvait pas accueillir tout le monde », raconte Léa Basso. Puis à Nice, la Pada (plateforme d’accueil des demandeurs d’asile) a indiqué « qu’elle ne prendrait en charge que ceux qui veulent déposer leur demande à Nice », soit une infime minorité, alors que précédemment elle les enregistrait tous. Les autres ont poursuivi vers Marseille mais à Cannes, ils se sont fait descendre du train par la police, qui a indiqué en avoir interpellé 156, majoritairement des Soudanais. « Avec tous les policiers armés qu’il y avait, les gens dans la gare devaient croire à une attaque terroriste », déplore l’étudiante, présente sur les lieux. Les migrants ont ensuite été transférés dans des bus réquisitionnés pour être conduits vers la police aux frontières (PAF) de Menton, puis, pour la plupart, expulsés vers l’Italie, selon Me Damiano.

Interpellé, Cédric Herrou a alors entamé sa sixième garde à vue. Son avocat, Me Zia Oloumi, dénonce un non-respect du droit pour les migrants : « Ces personnes étaient sur le territoire français et pouvaient déposer une demande d’asile. On ne peut plus avoir confiance dans les institutions de l’État. » Selon Me Damiano, qui s’est rendue lundi soir à Menton, la plupart des migrants sont remis à l’Italie, « les policiers italiens viennent les chercher par grappes », en vertu d’une procédure dite de « réadmission » qui résulte de l’accord de Chambéry régulant depuis 2000 la coopération policière entre la France et le pays voisin. Ce serait donc légal et, de toute façon, « pour effectuer des recours en justice, il faudrait que les migrants concernés reviennent en France », indique l’avocate. La plupart reviennent effectivement, remarque Me Oloumi, preuve que le système de surveillance « coûte de l’argent et ne sert à rien » : « Plutôt que de laisser faire les associations, on criminalise l’action humanitaire et les migrants. »
Avec ces refoulements massifs, on peut s’interroger sur l’attitude des autorités. Jusqu’ici, les migrants passant par chez Cédric Herrou pouvaient faire valoir leurs droits, en vertu d’un système précaire et révocable, alors que ceux qui passaient même à dix centimètres de son terrain étaient embarqués et expulsés. Mais si deux tiers d’entre eux se font renvoyer en Italie, cette tolérance est-elle remise en cause ? Il y avait déjà eu une alerte en ce sens la semaine dernière, avec des expulsions. La perquisition menée au domicile de Cédric Herrou pourrait aussi signifier un changement de régime, mais ce n’est pas la première. En janvier notamment, il en avait subi une, du genre musclé, racontée par Libération.
Alors que le périple des migrants dans la montagne comporte aussi des risques graves, la lutte contre les exilés se poursuit sous Emmanuel Macron comme sous François Hollande, voire s’intensifie, sous les applaudissements de la droite locale. Le maire Les Républicains (LR) de Nice, Christian Estrosi, qui se targue pourtant d’ouverture au centre, voire à gauche, s’est plaint lundi que Cédric Herrou « a une fois de plus aidé 200 migrants à franchir la frontière » – ce qui est faux – et a demandé : « Comment la puissance publique peut-elle continuer à supporter ses provocations inadmissibles ? » Apparemment, elle a entendu sa supplique. Pour Estrosi, Herrou est dans le « profit de la misère humaine ». Il affirme avoir écrit au Procureur pour réclamer « qu’il se saisisse de la situation de cet individu qui nuit au travail des forces de l’ordre ». C’est chose faite.

Christian Estrosi se tire la bourre avec le député LR Éric Ciotti, son ancien conseiller devenu son plus grand concurrent à Nice. Inévitablement, ce dernier y est aussi allé de son communiqué ce lundi, pour dénoncer « une nouvelle provocation intolérable et inadmissible » menée par « des associations qui profitent de cette misère humaine » – on dirait que les deux hommes se recopient, non ? D’autant qu’Éric Ciotti lui aussi menace : « L’État doit faire cesser l’action de M. Cédric Herrou et de ceux qui le soutiennent, sans quoi il s’en rend complice. » Le gouvernement semble appliquer ces demandes à la lettre, loin des belles paroles d’Emmanuel Macron affirmant, le 23 juin dernier, que la France aurait « honneur » à accueillir des réfugiés.
On n’est pas du tout dans une situation de passeurs de clandestins, tout ça se fait au grand jour.
L’action des citoyens de la Roya est néanmoins soutenue par l’eurodéputé Europe Écologie - Les Verts José Bové. Lui qui a passé le week-end dans la vallée estime qu’ils méritent le prix Sakharov des droits de l’homme, décerné par le Parlement européen. Il a aussi affirmé mardi sur France Inter que le dispositif de surveillance à la frontière, avec des gendarmes et des militaires embusqués sur les sentiers de montagne, coûterait 60 000 euros par jour, pour un résultat discutable, puisqu’il ne fait que freiner le flux, sans pouvoir l’empêcher. « Cédric Herrou et tous les gens de la vallée de la Roya ne vont pas chercher des réfugiés, les réfugiés passent la montagne. Aujourd’hui, c’est possible, on est en été, il n’y a pas de neige, les gens traversent et arrivent chez Cédric parce que c’est le seul point d’accueil possible où ils sont en sécurité », a expliqué José Bové sur France Inter, en précisant : « On n’est pas du tout dans une situation de passeurs de clandestins, tout ça se fait au grand jour. »
Trop au grand jour peut-être pour qu’un gouvernement avant tout soucieux de montrer sa fermeté le tolère. La France de Macron ressemble beaucoup à celle de Hollande : les exilés, on tente de les repousser ou de les dégoûter, comme ceux qui les aident. Selon l’étudiante Marion Gachet, qui a passé trois mois à voyager en Europe pour rencontrer des citoyens et des militants qui aident les migrants, la situation dans la Roya devient « presque similaire » à celle que l’on connaît aux frontières extérieures de l’Europe, comme entre la Hongrie et la Serbie, avec des « intimidations de bénévoles et des forces de l’ordre déployées de façon démesurée », la violence en moins.
Mis à jour le 26 juillet 2017 à 20 h 44. Après 48 heures de garde à vue, Cédric Herrou a été mis en examen mercredi soir à Grasse pour « aide à l’entrée et à la circulation irrégulière d’étrangers en France ». Il ressort libre mais a été placé sous contrôle judiciaire. Cette nouvelle incrimination fait suite à son interpellation lundi en gare de Cannes en compagnie de 156 migrants désireux de déposer une demande d’asile en France. Amnesty International et plusieurs organisations ont protesté mercredi dans un communiqué commun contre cette « arrestation massive » qui « illustre parfaitement les atteintes quotidiennes qui sont portées aux droits fondamentaux de ces personnes par les services de l’État ». Ces migrants ont été ramenés à la frontière et remis aux autorités italiennes « en violation des textes européens et internationaux », estiment ces organisations.