Patrick Lauret a passé une nuit dans la maison de Michel Drucker. C’était un soir d’été de 2006, l’orage grondait, l’hélico ne pouvait plus décoller en direction de Paris, alors le chauffeur a raccompagné l’animateur dans sa maison de Provence. Et c’est là que Drucker lui propose de dormir dans la chambre d’amis. Patrick a vu Michel souper en short, avec sa compagne et un maître d’hôtel. Le lendemain, Michel lui a offert deux bocaux de confiture et deux flacons d’huile d’olive des Alpilles. Tout de sa production. « Tu les donneras à ta maman. » Les deux hommes revenaient du Tour de France. Ils adorent ça. D’ailleurs, Michel avait glissé à Patrick : « Tu vois, je ne comprends pas les animateurs qui snobent le Tour. Ils doivent être un peu cons ! Leur public est là. »
Patrick Lauret a passé sa vie au volant : pour les passagers de la RATP (ligne de bus 27, entre porte d’Ivry et gare Saint-Lazare), pour les personnalités de France Télévisions invitées sur le Tour (de Michel Drucker à Sophie Davant), pour les coureurs épuisés (qui pouvaient monter dans la voiture-balai). Ses itinéraires se superposaient. Quand il circulait en bus, il tombait sur son ami Laurent Fignon, double vainqueur du Tour, qui habitait dans Paris intra-muros. La Ferrari rouge était garée place Pinel, dans le XIIIe. Patrick mettait un gros coup de klaxon. Quarante ans plus tard, l’ex-chauffeur roule principalement à vélo, 200 kilomètres par semaine, avec les copains de Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne. La conduite lui manque. « Enfin, surtout le Tour de France. »
Sur sa table en verre, Patrick Lauret aligne les vingt-et-un laissez-passer de la Grande Boucle. Dix-neuf pour la télé, deux comme « pilote » de la voiture-balai, en 1995 et 1996. Il a eu ce privilège rare de mener le véhicule qui escorte le dernier coureur, « au cas où ». Le concurrent qui met pied à terre est tenu d’enlever son dossard. Il peut terminer l’étape à l’intérieur du « balai » mais il ne repartira pas le lendemain. La procédure existe depuis 1910, à la fois pour embarquer les naufragés et débusquer les éventuels tricheurs, qui naguère coupaient les routes en train. En 2022, le camion n’a embarqué que deux concurrents, mais il continue de remplir son office, sous la clameur du public. Il a été gris, bleu, rouge, blanc. Successivement gendarme, pompier, ambulance. Un balai de paille était accroché. « Un jour, j’ai proposé de l’enlever, pour arrêter avec ce folklore, et les spectateurs se sont mis à crier “le balai ! Le balai !’’ », se souvient Patrick. Quand la RATP lui a interdit de travailler sur son temps de vacances, il a observé sept ans de pause, puis il est revenu sur la Grande Boucle pour France Télévisions. La voiture-balai a continué sans lui, mais il la conduit toujours dans ses rêves.
L’engin est un objet de famille. Avant Patrick, c’est son père Jacques qui appuyait (très en sourdine) sur l’accélérateur. Lauret père a cheminé des milliers de kilomètres entre 1980 et 1994, consolé des dizaines de cyclistes en détresse, qui se posaient tous la même question avec le souffle chaud de la voiture-balai sur leurs talons : la douleur de l’effort est-elle moins terrible que la douleur d’abandonner ? Jacques Lauret, ancien employé de bus RATP lui aussi (ligne 29, entre Champ-de-Mars et Gambetta), reconverti chauffeur de taxi puis salarié au Crédit agricole, prenait ses vacances en juillet pour « faire » le Tour, en équipier invisible des coureurs. Avant de rencontrer le fils, Michel Drucker avait fait la connaissance du père, envoyé spécial dans le camion-balai pour Le Parisien. L’homme de télé lui dédie une chronique le 21 juillet 1989 : « Jacques Lauret fait son travail avec cœur et discrétion. » Le Tour achevé, le père Lauret se rattrapait avec les combats de catch au Cirque d’hiver. Il devenait chauffeur de salle, au micro, commentant les castagnes de l’Ange blanc et de René Benchemoul.
Le Tour de France, qui s’élance ce samedi de Bilbao, au Pays basque espagnol, pour sa 110e édition, produit des combats similaires, entre les affreux et les gentils, avec des paillettes de transpi qui dansent au soleil. Comme au catch, les grands rôles du cyclisme sont codifiés, défense d’y toucher. À l’avant de la course : le Bourreau (alias le Maillot jaune), le Vaincu, le Chouchou (français). Le casting est tout aussi estourbissant à l’arrière : la Lanterne rouge, l’Éclopé, l’Enclume, le Filou...
Le concurrent le plus mal placé au classement général (calculé par addition de temps sur chaque étape) passe pour un héros. Son nom de scène : la Lanterne rouge. Le rôle fut autrefois très convoité, car il octroyait des invitations aux galas d’après-Tour, moelleusement rémunérées. Un électricien du nom de Philippe Tesnières, passé par un regroupement de cyclistes au chômage puis enrôlé dans l’équipe Fiat, tenait tellement à sa place de Lanterne rouge en 1979 qu’il se cachait dans les fourrés ou dans les tunnels, laissant filer les minutes par paquets entiers. Hélas : à force de freiner, il termina hors-délai sur une étape contre-la-montre et il ne fut pas autorisé à repartir le lendemain. « La Lanterne rouge perd de son importance, tout comme la voiture-balai, mais ce sont des personnages liés à l’histoire du Tour », se persuade Patrick Lauret.
Les coureurs sont des champions, du premier au dernier. J’étais la dernière personne qu’ils avaient envie de voir. Quand nos routes se croisaient, j’étais dans le respect. La voiture-balai est un lieu d’humanité.
L’Éclopé promène ses pansements juste devant le balai. Pour lui, la véritable victoire consiste à ne pas abdiquer, à remonter chaque jour sur son cheval, à mépriser ses souffrances. Le Texan Lawson Craddock a fait un tabac dans ce rôle en 2018. Dès le premier jour, il avait chuté sur un bidon d’eau qu’un crétin d’adversaire avait laissé glisser sur le goudron. Treize points de suture à l’arcade, une omoplate fissurée. Craddock avait passé trois semaines sous la menace d’une élimination.
Dans des cas plus rares, l’Éclopé peut être une star en perdition, harassée par des blessures, des maux de ventre ordinaires ou une sévère panne de jambes. Le 8 juillet 1994, l’Américain Greg LeMond, alors triple lauréat du Tour, avait subi une « fatigue inexplicable », et il avait abandonné. Avec un tel prince posé sur sa banquette, le camion-balai s’était transformé en carrosse. « C’est mon père qui conduisait, raconte Patrick Lauret. En descendant, LeMond lui a offert un gant… » Depuis ce jour, plus aucun grand nom du peloton n’a eu l’humilité de s’asseoir dans la camionnette du peuple : en cas de défaillance, les vedettes fuient dans les voitures de leurs équipes.
Le Norvégien Søren Wærenskjold, 23 ans, jouera quant à lui l’Enclume dans la Grande Boucle 2023. Rôle taillé à sa démesure : 1 m 95 pour 92 kilos de muscles et de crème glacée. Le plus lourd du peloton, gourmand incorrigible, ne se fait pas de film : il sait que les cols finiront par le mater. Il pèse un tiers de plus que le Danois Jonas Vingegaard, vainqueur crevette du Tour l’an passé et encore favori cet été. Vieux problème mathématique digne des baignoires qui se vident et se remplissent : combien de temps l’Enclume va-t-elle perdre sur le Maillot jaune dans une ascension de 20 kilomètres, sachant qu’un kilo de « trop » en montagne représente six secondes concédées par kilomètre ? Solution : Wærenskjold va accumuler une heure de retard sur Vingegaard dans chaque long col des Alpes. Vraiment pesant…
Le Filou, enfin. Il pédale autant avec ses jambes qu’avec ses bras. Une auto qui passe à sa hauteur et le voici accroché à la portière. Parfois, ce fraudeur s’abrite derrière une voiture plutôt que dans le sillage d’un frêle cycliste : il sauvegarde ainsi de précieuses réserves d’énergie (un cycliste consacre 70 % de ses forces à lutter contre les frottements de l’air). Mark Cavendish fut souvent soupçonné d’être le Filou. Sprinter brutal et homme sensible, qui pleure en écoutant La Callas et balance ses rivaux dans les barrières, le Britannique totalise 34 victoires d’étape. À 38 ans, il s’offre une dernière apparition avant de prendre sa retraite. Des coureurs jurent l’avoir vu « collé » aux carrosseries à maintes reprises. Cavendish conteste. Après tout, n’y a-t-il pas un commissaire posté dans le camion-balai, chargé de sanctionner les tricheurs ?
« On est humain », tente d’éclairer Patrick Lauret. L’expression laisse deviner une large gamme de sentiments et petits arrangements. La voiture-balai serait-elle un fourgon cellulaire ? Un véhicule du Samu ? Pire, un corbillard ? « Les coureurs sont des champions, du premier au dernier, reprend leur ancien confident. J’étais la dernière personne qu’ils avaient envie de voir. Quand nos routes se croisaient, j’étais dans le respect. La voiture-balai est un lieu d’humanité. » Son père, Jacques, disparu en 2005, a toujours rejeté le qualificatif moche de « fossoyeur » : « C’est un manque de respect pour les coureurs », déclarait-il au journal L’Équipe en 1994. Ajoutant : « Quand on leur arrache un dossard, on les met nus. Abandonner une course est affreux, mais quand il s’agit du Tour, c’est une catastrophe. »
Cyrille Saugrain se rappelle avoir embarqué dans le camion de Patrick Lauret, le 5 juillet 1996. Un jour de pluie. Il était la révélation de l’épreuve, membre de l’équipe d’Aubervilliers, l’équipe « communiste »… Il avait gagné une étape en battant ses compagnons d’échappée sur les rives du lac de Madine. Quarante-huit heures plus tard, en direction d’Aix-les-Bains, Saugrain se perd dans des allers-retours entre le peloton et sa voiture suiveuse, pour poser sa « bâche » imperméable, récupérer une musette garnie de victuailles. Le peloton ne l’attend pas. Le jeune coureur s’arrête. L’image continue de le hanter : « C’est la fin du rêve. Tu fais ta valoche, c’est terminé. J’avais commis des erreurs, je n’avais pas senti le peloton accélérer, mais je payais sans doute aussi la fatigue. Je courais “juste” quand je me sentais fort, mais je ne parvenais pas à m’accrocher dans les moments difficiles. J’essaie d’inculquer le contraire à ma fille [Kloé, 16 ans, membre de la Team Hauts-de-France, ndlr]. » Au téléphone, Cyrille Saugrain s’interrompt pour prendre des nouvelles du copain de Kloé, cycliste lui aussi, qui vient de chuter à cause d’un lapin. Il rappelle. Retour sur le Tour 1996. « L’abandon m’a longtemps fait mal au cœur. Sur le moment, je crois que j’ai pleuré. » Patrick Lauret confirme : « Il y avait des larmes… » Les gestes s’enchaînent : « Je donne à boire aux coureurs, je propose une couverture, retrace le conducteur. Dans un premier temps, je ne parle pas. Ensuite, je réconforte. Je dis au gars qu’il n’est pas nul, je lui rappelle ses victoires passées. Avec Cyrille, on avait un peu causé. »
Saugrain et Lauret se sont retrouvés de longues années plus tard, dans le labyrinthe des plus de 2 000 « suiveurs », organisateurs, sponsors, journalistes, membres des équipes, élus locaux, qui « font » le Tour. L’ancien chauffeur a hésité, puis il a accosté l’ex-cycliste : « Je crois qu’on s’est déjà vus… » Ils se sont remémoré la procession de 1996 sous l’averse. Cyrille avait eu du mal à quitter la course, il était même venu au départ le lendemain de son abandon, au lieu d’obliquer vers la gare ou l’aéroport. « Je voulais profiter jusqu’à la dernière seconde. »
Cyrille, 50 ans, « fait » encore le Tour. Il exerce comme consultant pour la Radiotélévision belge de la communauté française (RTBF), gouaille et sagesse posées en équilibre. Patrick, 66 ans, a pris sa retraite du Tour cet hiver, atteint par la limite d’âge qu’impose l’organisateur. Ce samedi 1er juillet, quand la course s’ébrouera, l’homme du « balai » sera dans un club vacances en Grèce : « J’ai choisi la date exprès. » Il enverra certainement un texto sympa à Michel Drucker. Ensuite, peut-être qu’il finira par craquer et qu’il regardera quelques étapes à la télé. Patrick Lauret apercevra-t-il la silhouette du camion familial, aujourd’hui piloté par Stéphane Bezault, technicien chauffagiste dans le civil, avec pour passager Éric Grandjean, le commissaire de la Fédération française de cyclisme ? Le casting, lui, sera toujours immuable depuis un siècle mais il se donnera à fond : le Filou, l’Éclopé, l’Enclume, la Lanterne rouge... Dans ce Tour de France à reculons, à l’abri des caméras, rien ne se passe tout à fait comme prévu.