Un homme l’apostrophe : « Ah, M’sieur Wauquiez ! Notre futur président… en 2022 ! Faut nous l’sortir, le Macron, hein ? » « Ouais, sortir l’autre bobo ! », répond du tac au tac le candidat à la présidence des Républicains. Le premier relance : « Mais faudrait nous ramener la Pécresse aussi. » Wauquiez sourit : « On va essayer de mettre tout le monde ensemble, mais y’a du boulot… » Cet échange en « parler vrai » se déroule dans l’autre « monde ». Celui, « périphérique au monde urbain », des oubliés de la classe politique et de la « classe médiatique », selon le lexique wauquieziste (oui, c’est le nom). Celui des petites gens, des invisibles, à qui l’homme de droite promet de redonner leur dignité. Il continue sa déambulation avant de piler quelques mètres plus loin : « Regardez celle-là, les yeux qu’elle a ! » L’objet de son émoi est une vache tarentaise, une bonne demi-tonne, les paupières soulignées d’un trait noir comme peint au khôl. Impavide en dépit d’une claque sur la fesse, la bête patiente dans une stalle au milieu de centaines de congénères regroupées dans une grande halle.
La scène se déroule le 4 octobre au Zénith de Clermont-Ferrand, qui accueille chaque année le sommet de l’élevage, à la fois référence européenne pour les professionnels du secteur et foire populaire pour les habitants de la région. Cet événement est l’un des grands rendez-vous de l’agriculture conventionnelle, sur laquelle la FNSEA et les Jeunes agriculteurs (JA), syndicats majoritaires, règnent en maîtres. C’est aussi un incontournable pour le président d’Auvergne-Rhône-Alpes, autoproclamé défenseur d’une certaine ruralité. Le matin, il a justement pris le temps de rencontrer les délégations syndicales. La presse n’a pas été conviée car il s’agissait d’une « séquence particulière », justifie en novlangue Geoffrey Mercier, son directeur de cabinet adjoint.
C’est notamment dans les allées de ce sommet que Laurent Wauquiez a rodé un discours manichéen mettant dos à dos la province et Paris, le terroir et l’élite, afin de faire oublier, sans doute, qu’il est un pur produit de cette dernière. Pourtant, il endosse le rôle à merveille – sans parka ce jour-là. Interrogé sur l’extension du Zénith de Clermont, 10 000 mètres carrés supplémentaires prévus pour 2020 et financés à moitié par la région, il place : « Je suis un président auvergnat, je n’oublie pas mes racines. » Né à Lyon, il a fait l’intégralité de sa scolarité dans de prestigieux établissements parisiens.
Ah, les blanc bleu, c’est pas une bonne race, ça, c’est une race belge, pas comme nos bonnes races d’Auvergne !
En longeant à toute vitesse une autre section, il lance : « Ah, les blanc bleu, c’est pas une bonne race, ça, c’est une race belge, pas comme nos bonnes races d’Auvergne ! » Une attachée de presse lui rappelle la présence du micro-cravate qu’il va porter durant toute la visite pour une équipe de France 2. Ses grandes jambes viennent de semer les journalistes. « Ils sont où ? », demande l’élu, en faisant la girouette. Les vrais gens, eux, sont tout autour, un peu interloqués par la meute à objectifs qui fluctue autour de la chevelure poivre et sel. Laurent Wauquiez aime le terroir et, pour que le terroir l’aime en retour, il ne lésine pas. Il connaît ses gammes par cœur et en joue avec un plaisir évident. Quinze ans, au moins, qu’il vient chaque année, « même quand il n’y a pas d’élections », souligne-t-il.
Ce jour-là, à Clermont-Ferrand, la capitale de la diagonale du vide prend des airs de Far West. Laurent Wauquiez distribue sourires et selfies tel le bon shérif, écoutant attentivement les éleveurs mains sur les hanches, bassin en rétroversion, une posture chère aux sportifs soucieux de leur périnée. Il flatte les croupes des ruminants, bécote les chevaux, demande à chacun d’où il vient (« Moi, ch’suis de Haute-Loire, vous connaissez ? »). L’ancien maire du Puy-en-Velay n’oublie pas de proposer en premier à la caméra le bout de fromage ou le carré de bœuf angus qu’on veut lui faire goûter. Et laisse échapper un rire sonore parfaitement calibré quand ça discute « potentiel de reproduction » devant les testicules magistraux d’un taureau limousin.
Le voilà qui arrête un gamin, lui demandant de déballer le jouet contenu dans un sac en plastique : une faucheuse jaune. « Papa, il aimerait bien avoir la même, hein ? », demande un chargé de mission de la région, qui porte un badge « I love JA ». Regards entendus. Wauquiez s’arrête devant des jeunes d’un lycée agricole réquisitionnés pour le sommet. « On pourra avoir des sous de la région pour notre voyage de fin d’année ? », réclame au culot l’un d’eux. « Aucune chance avec le président de région qu’on a ! », répond Wauquiez, hilare. Il ajoute : « On essaiera de regarder… » Petit signe à l’homme à lunettes qui trotte derrière en prenant note des doléances au fil du parcours. À côté, Jean-Pierre Taite, tout récemment nommé vice-président à l’agriculture du conseil régional, se pâme : « C’est tellement agréable de bosser avec lui : ça va vite, tu fais des projets, ça avance. »
16 heures, l’heure de l’apéro. Wauquiez croise un groupe de buveurs et se joint à eux. Il tombe sa bière en trois gorgées. Une descente digne de Chirac, ose-t-on. Le compliment lui va droit au cœur : « J’aimais beaucoup cette tonalité généreuse chez lui. » France 2 lui fait remarquer qu’il est plus droitier que Chirac. « Vous savez, en 1981, on disait de lui qu’il était un facho… » On prend la perche au vol : « Qu’est-ce que vous pensez quand on dit : “Wauquiez facho” ? » « On ne le dit pas », cingle l’intéressé, sourire envolé. Si, justement, et au sein même du parti dont il brigue la présidence.
Dès le lendemain de son dépôt de candidature, Christian Estrosi, député LR des Alpes-Maritimes, lui reprochait ses accointances avec Sens commun (sous-mouvement politique de LR issu de La Manif pour tous), dont le président venait de se dire ouvert à un éventuel rapprochement avec Marion Maréchal-Le Pen. Rien de tel pour faire enrager Wauquiez qui s’évertue à convaincre les Français de son incompatibilité avec le FN, tout en enchaînant les postures radicales et en réitérant ses appels du pied en direction de l’électorat frontiste. « Je revendique de parler à ceux qui sont allés en direction des extrêmes pour les ramener vers nous », dit-il entre deux bottes de foin.
Il passe devant des bétaillères en inox, le vendeur met un moment à lui rendre son salut : « On a pas mis la veste rouge alors on me reconnaît plus, je vois bien, on est tout perdu. » À une fillette : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu travailles pas à l’école aujourd’hui ? » « Que le matin, on est mercredi », objecte sa mère. Puis, au milieu des tracteurs, Wauquiez se fait chef de chantier. Il s’arrête sur une plaque de gravier : « Faut bétonner ici, ça fait dégueulasse. » « On va faire de l’enrobé maintenant… », soupire discrètement un de ses collaborateurs à la région. Dernière étape : l’espace équin. Un éleveur de chevaux de trait comtois, une race de Franche-Comté, trépigne : « Je dois aller le saluer car tous les ans, il me donne des sous pour mes concours en Haute-Loire. Au début, c’était avec l’enveloppe parlementaire mais ça n’existe plus, alors maintenant, c’est avec la région. »
Si Laurent Wauquiez se délecte de la référence chiraquienne, il revendique d’abord une filiation « à la Pompidou ». Le natif de Montboudif, dans le Cantal, entretenait, selon lui, un « souvenir charnel des territoires ». Le candidat à la présidence LR, en prenant fait et cause pour le modèle d’agriculture subventionnée, alimente une gestion sélective des territoires. En Auvergne-Rhône-Alpes, les associations de protection de la nature, telles la Ligue de protection des oiseaux et la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna), ont été les premières victimes collatérales de cette vision très politique. Principale actrice de l’éducation et de la défense de l’environnement dans la région, la Frapna a vu sa subvention réduite de 50 %, passant à 385 000 euros depuis 2016. Depuis deux ans, la structure a dû licencier 25 de ses 110 salariés.
Une peine doublée dans les départements conquis par la droite, telle l’Isère, où le désengagement massif des collectivités a décimé l’équipe en place (sur 12 postes, 6 ont été conservés mais deux restent sur la sellette). « On est apolitiques, on a toujours travaillé avec la région, que ce soit Millon et Comparini (UDF) ou Queyranne (PS), rappelle Éric Feraille, président de la Frapna. L’alternance est normale en démocratie. Ce qui ne l’est pas, c’est d’être désigné comme le bras armé d’un parti politique, c’est mensonger. »
En punissant les spécialistes de la biodiversité, Wauquiez règle ses comptes avec les « écolos ». « Je veux une droite qui fasse siennes les questions d’écologie. Je ne crois pas à l’écologie de la gauche, je veux que nous construisions ensemble une écologie de droite », lançait-il à la tribune du mont Mézenc (lire l’épisode 1, « Le jour de l’ascension »). Cette vision binaire a bénéficié à la fédération régionale des chasseurs (FRC), avec qui la région Auvergne-Rhône-Alpes a signé en 2016 une convention la dotant de 3 millions d’euros pour les trois années à venir. « La région a voulu rééquilibrer. Ça a fait pleurer dans les chaumières, or c’est un juste retour des choses, juge Gérard Aubret, président de la FRC. Pendant dix ans, sous les deux mandats des socialistes, les portes de la région étaient fermées aux chasseurs, si ce n’est pour quelques dossiers environnementaux ou quelques subventions disséminées dans les départements. » Cet accord n’a cependant aucune « connotation politique », précise-t-il.
Il est complètement interdit de divulguer un mailing de chasseurs, je ne l’ai jamais fait. Et si un mailing de chasseurs valait 3 millions d’euros, il y a longtemps que je l’aurais vendu, et plusieurs fois.
Gérard Aubret figurait pourtant bien sur une liste LR aux élections régionales. « On est en République, j’ai le droit de le faire », réplique-t-il. Soupçonné par ses adversaires d’avoir troqué le listing de ses adhérents (119 00 chasseurs en Auvergne-Rhône-Alpes) contre la garantie d’une large subvention en cas de victoire du parti de droite, il dément formellement. « Il est complètement interdit de divulguer un mailing de chasseurs, je ne l’ai jamais fait. Et si un mailing de chasseurs valait 3 millions d’euros, il y a longtemps que je l’aurais vendu, et plusieurs fois », assène-t-il.
Philippe Meunier, vice-président en charge de la chasse et de la pêche, justifiait ainsi, l’année dernière, les intentions de la région : « Il y a deux façons de voir la ruralité, la préservation de la biodiversité, l’aménagement du territoire : soit on les voit du côté des bobos des villes, soit on discute avec les acteurs du monde rural qui connaissent le territoire parce qu’ils le pratiquent tous les jours et tous les week-ends lorsqu’ils chassent. » Gérard Aubret se rengorge de cette « reconnaissance » et ne cache pas qu’une prochaine convention est déjà à l’étude pour, dit-il, « repartir le temps du mandat », jusqu’en 2021. Marc Chautan, directeur de la FRC, tient à rappeler que la fédération détient, au même titre que les associations de protection de la nature, l’agrément des ministères de l’Éducation nationale et de l’Environnement pour faire de « l’éducation au développement durable ». Et prône l’apaisement : « Même si on n’est pas toujours d’accord avec ces associations, ils font du beau boulot ; nous aussi. Et il faudrait peut-être arrêter de se tirer dans les pattes. »
Un autre dossier à 3 millions d’euros a fait nettement moins de bruit. En 2017, la région a signé une convention quasi identique à celle des chasseurs avec l’Association régionale des fédérations de pêche de la région Auvergne-Rhône-Alpes (Arpara). Ses objectifs : le développement de la pratique de loisir, l’accessibilité aux plans d’eau et la « continuité écologique. » Késako ? « Dans les années 1950-1970, on a construit des barrages partout. Il y en a, par exemple, plus de 1 000 dans le département du Rhône. La température des eaux a augmenté et les poissons, en particulier les truites, ne pouvaient plus remonter jusqu’aux frayères (leurs lieux de reproduction, ndlr), ça a perturbé leur cycle de vie », explique Alain Lagarde, président de l’Arpara. L’association bénéficiait déjà d’une convention régionale, à hauteur de 300 000 euros sur trois ans. Pourquoi a-t-elle été multipliée par dix ? « Le moindre chantier sur une rivière, ça coûte », reprend Alain Lagarde. La « continuité écologique » correspond en fait à l’aménagement de frayères et des barrages existants, ou à la destruction de ces derniers quand ils sont vétustes. C’est donc essentiellement à des travaux d’aménagement que servira la manne régionale. Quand le bâtiment va, tout va.
Éric Feraille, de la Frapna, continue de déplorer une « vision anthropomorphiste de la nature et des territoires, vus comme une source de nourriture ». Gérard Aubret, à la FRC, célèbre, lui, la « nature ordinaire », loin d’une « écologie punitive » qui « met les espèces sous cloche ». L’opposition entre naturalistes et productivistes aurait pu se cantonner à une vieille querelle de clochers. La nouvelle donne financière opérée par la région a désigné des camps retranchés. Les 6 millions d’euros offerts aux chasseurs et aux pêcheurs sonnent comme une revanche. La revanche du shérif Wauquiez.