Corentin : Internet est rythmé par des micro-modes qui remettent notre sens du beau en question. Mais pour définir le beau, il faut le déconstruire, et on va faire ça avec Benjamin Benoit aujourd’hui, qui va nous parler… des photos génériques et de la passion d’Internet pour cet art bizarre. Salut Benjamin !
Benjamin : Salut Corentin, et tout de suite, musique.
[EXTRAIT 1 - YOU CAN’T BE MY GIRL]
Dans You Can’t Be My Girl de Darwin Deez, on voit l’artiste s’incruster dans des scènes étranges. Dedans, des gens heureux, toujours parfaitement éclairés, dans des salons témoins qui ne ressemblent à rien. Ces personnages sont robotiques, tout sourire, ils pourraient nous vendre n’importe quoi. Darwin les jauge du regard de loin. Sans trop comprendre ce bonheur constant.
Bref, il s’est incrusté dans des stock vidéos, la version animée des stock photos. Un bel objet de culture internet qui nous fascine tous pour des raisons qu’on va décrire aujourd’hui. Bienvenue… dans le business des images génériques libres de droit.
C : Alors, je crois savoir que c’est intimement lié au monde des médias.
B : Oui ! Astuce de journaliste : Payer le flux d’images d’une agence de presse coûte 15 bras. Pour s’en passer il faut donc soit utiliser des extraits d’oeuvre de fiction, soit se tourner vers les banques de photos génériques. Le plus connu est le feu istockphotos, qui a été rachetée par le boss actuel du genre : Getty images. C’est un art qui remonte à la fin du dix-neuvième siècle, pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui : si l’événement couvert n’a pas d’illustration, la photo générique est là pour combler les trous et décrire le texte quand même.
Mais tu me diras :
Une banque d’images génériques… c’est un peu… générique, non ? C’est pas un peu flou ?
Si, complètement. Les besoins d’illustrations sont infinis, ces pros de la photo ont donc pour mission d’illustrer toutes les situations humainement imaginables. TOUTES LES SITUATIONS. À partir de là découle une infinité de clichés, dont les plus improbables ou les plus stéréotypées. Le produit fini est souvent à prendre au quinzième degré : imaginez tout une série de photos correspondant à la description : « une cyberfemme tient un épi de maïs ». Elle existe, et cette série de clichés est l’une des nombreuses coqueluches d’internet.
Et c’est normal : Les acteurs présents à l’images donnent tout. Il est impossible de raconter l’absurde variété de choses qu’on voit dans ces clichés. Imaginons une nouvelle règle de l’internet : si tu imagines une situation entre deux shots d’alcool, il en existe une stock photo. Mais dans cette infinité de contenu, il y a une autre infinité qui créé des mèmes - des phénomènes internet - qui peuvent décoller à n’importe quel moment. Corentin, savais-tu qu’Internet a développé un fétiche pour les photos de femmes rigolardes mangeant une salade ?
C : Hélas, oui.
B : Car tu es coutumier du fait. Tu connais aussi les nombreuses photos de personnes âgées derrière un ordinateur. Les modèles de stock photos, ce sont comme les figurants dans Groland, on ne sait pas trop comment ils sont castés, mais on aime leur charme pince-sans-rire. La star du genre ? Le modèle hongrois Andras Arato, que l’Internet a arbitrairement nommé Harold, connu pour une photo où il arbore, derrière son ordinateur, un sourire qui cache une gêne intense. Tu as peut-être en tête ces gifs de babouins lisant le journal ou balançant leurs ordinateurs portables. C’est aussi signé Getty Images.
Signalons aussi l’apparition d’un sport cool, le stocking, qui consiste à reproduire le cliché générique de ton choix.
Sachez que la culture du stock photo, comme chaque mouvance sur Internet, est d’abord utilisée à des fins ironiques, puis se transforme progressivement en oeuvre d’art. J’en témoigne l’existence de ce clip de Salut C’est Cool, Vous Etes des Pros. Car nous sommes des pros. Vous êtes des pros.
[EXTRAIT 2 - VOUS ÊTES DES PROS]
Trois minutes de vidéos de milieu professionnel… mais sorties de la planète Mars. Des costumes cravates qui se serrent la main au ralenti ! Qui font « yeahhh ! le projet est validé ! » Qui dansent le smurf. Qui naviguent dans les autoroutes de l’information sur une souris géante. Qui se battent à coup de fourches. Dans toutes les séquences, il y a toujours la signature géante de l’entreprise qui signifie que Salut C’est Cool ne s’est pas offert les vidéos. Ca doit être incroyable à tourner. Et toutes ces vidéos sont variées et inclusives. Dans ce grand n’importe quoi aléatoire, il y a un grand souci du détail.
C : Mais le meilleur terreau pour blaguer avec des images, ce sont les réseaux sociaux.
B : Bien sûr, avec en tête de liste Tumblr et Twitter, tous ayant des comptes thématiques dédiés. Sur Tumblr, on s’amuse de la formule « légende une stock photo bizarre en Comic sans MS ». Le Tumblr Awkward Stock Photos, pour « des photos génériques cheloues » est aussi dantesque. Sur Twitter, un journaliste d’Edge et Vice a créé le compte « Dark Stock Photos », qui collecte les clichés particulièrement sombres, impliquant toujours la mort imminente de quelqu’un. Récemment, tout Twitter s’est emballé autour d’un cliché où un mec reluque très ostensiblement une autre femme sous les yeux de sa copine. Le but du jeu était de légender les deux personnages avec d’autres objets… et à partir de là, de faire une autre infinité de blagues en faisant référence à tout.
Je vous invite à ouvrir le premier catalogue venu et à reconnaître si une illustration est une stock photo ou pas. Aujourd’hui, le cool est dans l’image générique !
C : Merci Benjamin ! À bientôt pour une nouvelle lubie improbable du web !
0:00
5:43
Vous êtes sur une page de podcast. En cas de difficulté pour écouter ce document sonore, vous pouvez consulter sa retranscription rapide ci-dessous.