Il faut couper le moteur, claquer les portières et attendre quelques instants. Le vrombissement prend alors tout l’espace sonore. C’est un murmure sourd et vivant, comme une immense vibration. « L’hiver, il finit par nous manquer, ce bruit. On a hâte d’ouvrir de nouveau les ruches, de sentir l’odeur et d’entendre les abeilles », glisse Erwan Bourdon, en vareuse grillagée. En cette fin de mois de mars particulièrement clément, l’apiculteur de 37 ans visite sa quarantaine de ruches, installées entre la route et la cour de l’ancien corps de ferme où il a grandi, à Langouët, en Ille-et-Vilaine. La météo annonce 16 °C pour l’après-midi, juste ce qu’il faut pour ouvrir les habitacles sans trop refroidir les ouvrières. L’enfumoir est bourré de paille de lavande, pour les envelopper d’une odeur « plus douce ». Erwan Bourdon, entouré d’une nuée vibrionnante, gratte avec soulagement la propolis, l’enduit naturel qui colmate les cadres. Car l’année dernière, à la même époque, tout était silencieux. Les abeilles étaient mortes.
En Bretagne, comme dans de nombreuses régions de France, l’hiver 2017-2018 s’est soldé par une hécatombe, selon un décompte de la Fédération française des apiculteurs professionnels. Depuis une vingtaine d’années, c’est presque devenu le lot commun des apiculteurs hexagonaux. À la sortie de la saison froide, un nombre anormalement élevé de ruches se retrouvent dépeuplées. Ici, près de la ferme, dans ses ruchers d’élevage, Erwan Bourdon a perdu la moitié des colonies. L’un de ses ruchers de production, à quelques kilomètres de là, a été entièrement décimé. En tout, plus de 70 % de son cheptel a disparu. Un cataclysme pour cet ambulancier en reconversion, pas encore tout à fait installé dans sa nouvelle activité professionnelle. « Au début, j’ai pensé que j’avais mal fait quelque chose, que c’était ma faute. Et puis j’ai compris que je n’étais pas le seul. Ça m’a sauvé, sinon j’aurais tout arrêté », explique-t-il devant une tasse de café pris sur la longue table familiale recouverte d’une toile cirée.
Au mur est punaisé un article du quotidien régional Ouest-France. La photo montre un groupe d’apiculteurs en vareuses devant un cercueil. Erwan Bourdon est en tenue, au deuxième rang. C’est le convoi funéraire organisé à la hâte au début de l’été dernier par le syndicat des apiculteurs professionnels de Bretagne (SAPB) face à la situation catastrophique de plusieurs dizaines de ses adhérents. Filmé de bout en bout par l’un des apiculteurs participants, l’été des Bretons fut itinérant. Armés de couronnes mortuaires enrubannées d’un « À nos abeilles » et de ruches en berne, ils ont fait le tour des institutions, de la chambre régionale d’agriculture à la préfecture à Rennes, et sont même venus à Paris, aux Invalides, pour une manifestation nationale de la profession, afin d’alerter sur leur sort et demander une aide financière (lire l’épisode 1, « Gilet jaune et noir, Maya pique une colère »). Un peu de buzz et de compassion médiatisée… et l’automne est arrivé, balayant l’attention et les laissant avec leurs ruches vides, leurs dettes et leurs questions.
Pour tenir, Erwan Bourdon, qui évalue ses pertes à 55 000 euros – essaims et manque à gagner en miel –, a repris quelques mois du service comme ambulancier et a pu compter sur le salaire de sa femme, vendeuse de vêtements dans une chaîne de prêt-à-porter. Avec l’indemnisation de 5 000 euros obtenue de la région Bretagne, il va racheter quelques ruches neuves pour la saison qui s’annonce.
À une heure et demie de route, à Cohiniac, près de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor, François Le Dudal passe les siennes au chalumeau. Une ultime mesure prophylactique après les avoir grattées et nettoyées au karcher. Dans l’ancienne cartonnerie alimentaire couverte de panneaux solaires transformée en miellerie, les cubes de bois s’empilent par centaines. L’apiculteur, devenu récemment président du SAPB, s’est retrouvé à la sortie de l’hiver 2018 avec 250 ruches mortes sur ses 340. Les milliers de cadres aux alvéoles remplies de miel de lierre par ses abeilles – leur nourriture durant les frimas –, ils les a brûlés pendant plusieurs jours, comme un fossoyeur. « Il y a toujours un doute sur une possible intoxication, c’était nécessaire et aussi conjuratoire, explique-t-il. Ça fait mal au cœur, tout ce travail gâché, le mien et celui des abeilles. »
Dans un coin du vaste atelier restent les ruchettes en carton qui ont servi à transporter quelque 300 essaims offerts par des collègues des quatre coins de France aux plus touchés des Bretons. Cette invraisemblable livraison d’abeilles, la « transhumance de solidarité », s’est achevée sur le parking d’un camping de Quiberon, dans le Morbihan, en septembre dernier. François Le Dudal a reçu une trentaine d’essaims pour l’aider à repeupler ses ruches dévastées. Un soulagement pour lui, qui estime chaque colonie perdue à 250 euros ; le double en comptant le manque à gagner. Installé depuis sept ans quand la calamité s’est abattue sur ses abeilles, il avait tout juste remboursé la moitié de ses dettes contractées au démarrage. Avec l’aide d’une juriste de l’association Solidarité paysans, il tente désormais de faire échelonner ses créances bancaires. Car une année sans abeilles, c’est une année sans miel, et donc sans revenus ou presque. Les survivantes, vite déplacées après la récolte d’été pour leur faire butiner du blé noir, plus tardif, ont réussi à produire vaillamment un peu plus d’une tonne et demie. De quoi vendre quelques centaines de pots de miel à l’atelier, mais pas assez pour assurer les volumes exigés par trois supermarchés du coin dont il a dû abandonner l’approvisionnement.
Ce qui m’a le plus marqué, c’est de sentir à quel point le vivant est fragile et à quelle vitesse tout peut s’effondrer : on peut faire le deuil d’une activité, mais pas du déclin de la biodiversité.
Elles promettaient, pourtant, ses abeilles de l’année. « J’avais des jeunes reines, les colonies étaient en forme, les réserves excellentes quand j’ai fermé les ruches pour l’hiver », se rappelle celui qui a exercé plusieurs métiers, du maraîchage bio à la manutention en usine, avant d’endosser la vareuse par goût de la nature et de l’indépendance. Il avait choisi avec soin la vingtaine d’emplacements de ses ruchers, pour offrir au réveil des ouvrières des ressources de nectar et de pollen nec plus ultra. « À l’aide de cartes satellite, on se fait une idée du paysage et des endroits sans grandes cultures, donc avec moins de pesticides, où elles pourront butiner sur un rayon de trois kilomètres », explique François Le Dudal. En explorant les coins, comme on repère ceux à champignons, il note les haies plantées de noisetiers et de saules, les prairies propices au pissenlit et au trèfle, les zones plus sauvages pour les ronces, les bruyères et les ajoncs. « Je leur parle, à mes abeilles. Les colonies, on les crée, on s’y attache. J’y pense le soir en me demandant si elles n’ont pas trop froid ou de quel côté elles vont attaquer le cadre que j’ai ajouté dans la ruche », raconte-t-il. De sa découverte du carnage, il se souvient du choc, si fort qu’il ne « réalise pas vraiment ». « Ce qui m’a le plus marqué, c’est de sentir à quel point le vivant est fragile et à quelle vitesse tout peut s’effondrer : on peut faire le deuil d’une activité, mais pas du déclin de la biodiversité », dit-il, à deux pas de la grande couronne « Requiem pour un massacre » qu’il a portée lors des convois de l’été, avant de la pendre au clou, espérant de pas avoir à la ressortir. François Le Dudal, qui vit également grâce au salaire de sa compagne, éducatrice spécialisée, avec qui il a une petite fille de 5 ans, a hésité à jeter l’éponge. Et a finalement repris courage et retroussé ses manches « pour ne pas donner raison à ceux qui sont à l’origine de tout ça, parce qu’il y a bien un responsable quelque part », lance-t-il.
Le problème dans les hécatombes d’abeilles, c’est justement de savoir qui et où. En Bretagne, par exemple, l’Observatoire des mortalités et des affaiblissements de l’abeille mellifère (Omaa), un dispositif étatique pilote déployé l’année dernière, a inauguré son service en fanfare en se mettant à dos toute la profession. Sur les 189 appels d’apiculteurs de la région, les vétérinaires de service, par téléphone ou après enquête sur place, ont conclu que seuls 11 cas correspondaient à des « mortalités massives aiguës, avec suspicion d’intoxication », ce qui entraîne une recherche des molécules chimiques responsables. Les apiculteurs accusent en particulier les vétérinaires de ne jamais pratiquer d’analyses toxicologiques fines et systématiques et de se contenter d’observer la présence ou non de l’acarien Varroa destructor, se contentant de lui mettre sur le dos – alors qu’il est lui-même accroché sur celui des abeilles –, la destruction des colonies. Les apiculteurs se sentent de la sorte jugés sur leur supposée mauvaise gestion de cet acarien redoutable, soupçonnés de manquer de soin envers leurs abeilles.
Cette année, les gens pensent que les abeilles sont de retour, mais pour nous, la guerre n’est pas gagnée. Ce qui s’est produit va encore se produire, on n’arrêtera pas la chimie dans les champs du jour au lendemain.
Il ne faut pas, par exemple, s’aviser de parler de l’Omaa avec Fabien et Laetitia Van Hoeck, fraîchement installés à Vignol, dans le Morbihan, qui ont perdu 340 ruches l’hiver dernier. « Il faut savoir lire une colonie sans hésiter, c’est l’art du métier, martèle Fabien Van Hoeck. Rien qu’au bruit que fait la propolis quand on soulève le couvercle, rien qu’à observer le va-et-vient à l’entrée de la ruche, on connaît leur état de santé : ces vétos en sont incapables. » Ce Belge, passé par plusieurs décennies d’enseignement de l’apiculture pour des programmes de développement en Afrique subsaharienne, refuse désormais d’appeler les services de l’Omaa qu’il estime incompétents. Lui en est certain, ses abeilles meurent non pas du Varroa destructor, en quantité négligeable sur son exploitation, mais de la dégradation de l’environnement. « Trouvez-moi une seule fleur qui ne soit pas polluée, tout est moribond ! », lance-t-il en désignant le champ retourné qui surplombe leur potager, les balançoires des enfants et la belle longère aux volets bleus bordée de pieds de lavande. « Cette année, les gens pensent que les abeilles sont de retour, mais pour nous, la guerre n’est pas gagnée. Ce qui s’est produit va encore se produire, on n’arrêtera pas la chimie dans les champs du jour au lendemain. Regardez ce qui se passe avec le glyphosate, il y en a partout dans le coin ! », poursuit Laetitia Van Hoeck, qui prépare les cadres de la saison en combinaison de travail bleue zippée. Ici, pas de salaire en ville pour amortir la catastrophe. Le couple travaille en Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun). Ils sont associés, dans la vie et la débâcle. Les 10 000 euros d’indemnisation de la région ont été utilisés pour acheter du miel à des collègues et ne pas perdre leur clientèle jusqu’à la prochaine récolte. Le terrain aplani au bulldozer pour construire le hangar à matériel reste pour l’instant en friche, les investissements sont aux oubliettes. « Quand il y a des vaches mortes dans un troupeau, tout le monde cherche à comprendre tout de suite, conclut Fabien Van Hoeck. Nous, on est au front, en mode survie, et personne ne comprend rien. »
Pour l’année dernière, deux accusés sont sur la sellette aux yeux des adhérents syndicaux. Le premier : des céréales traitées aux néonicotinoïdes, une classe de pesticides interdite depuis et qui seront l’objet d’un prochain épisode. Les molécules seraient restées dans le sol et auraient contaminé la culture suivante, des phacélies, une plante herbacée servant d’engrais vert et dont les fleurs violettes sont prisées des pollinisateurs. « Comme il n’y a pas grand-chose à butiner à l’automne, les abeilles ont pu stocker ce pollen et s’en nourrir tout l’hiver, s’empoisonnant au fur et à mesure jusqu’à ce que la colonie s’effondre », augure José Nadan, 62 ans, apiculteur au Faouët, dans le Morbihan, et ancien président du syndicat des apiculteurs professionnels de Bretagne. Dans le métier depuis trente-cinq ans, c’est lui qui a lancé la mobilisation au printemps dernier. Le second suspect, selon lui : des produits phytosanitaires utilisés pour l’élevage et auxquels s’intéressent depuis peu les scientifiques spécialistes de l’abeille – nous en reparlerons également bientôt. « En Bretagne, on a beaucoup d’élevages de porcs et de volailles hors-sol, très intensifs : est-ce qu’un nouveau produit a été utilisé ? On n’en sait rien parce que les vétos ne sont pas très bavards sur le sujet, on n’a aucun chiffre, aucune donnée disponible », poursuit José Nadan, qui a perdu la moitié de ses 600 ruches l’année même où il transmet son exploitation à son fils Maël, 37 ans. « L’année dernière, quand c’est arrivé, j’étais encore en formation en Isère : ça fait quelque chose d’apprendre ça. Une reprise apicole, c’est difficile aujourd’hui », se résigne le fils, attablé devant une galette au milieu d’une tournée des ruchers familiaux. Informaticien dans une première vie, il n’a pourtant pas l’air d’hésiter, pour « être dehors » et ne « jamais se lasser » tant les activités de l’apiculteur sont diverses tout au long de l’année. Pas plus que Gaël, stagiaire de la bande, lui aussi fils d’apiculteur du coin, qui compte bien retourner aux abeilles de son enfance après vingt ans de vie de chauffeur-livreur.
Les trois hommes inspectent les emplacements situés dans le fond des vallées à Langonnet, les enfumoirs accrochés au cul du camion pour ne pas infester l’habitacle. À chacun des trente emplacements, ils jettent un œil rapide aux ruches, nettoient et notent au marqueur le nombre de cadres de couvains et les réserves en miel, un repère pour la prochaine visite. Ils vont vite. La semaine est radieuse, la suivante sera plus froide. « Pour l’année dernière, on nous a aussi parlé de la météo, mais les abeilles sont plus résistantes que ça », raille José Nadan.
Pour arrêter de ruminer et en avoir sous le coude pour la prochaine fois, le syndicat a décidé de mener l’enquête lui-même. Sous sa houlette, une vingtaine d’apiculteurs vont faire analyser régulièrement les cires de leurs ruches et les pollens rapportés par leurs abeilles. « Une partie de mes ruches mortes étaient situées près d’une exploitation où l’agriculteur a la réputation d’avoir la main lourde, souligne Erwan Bourdon, qui participe à l’expérience. Nous, on se base sur ce qu’on observe, on se concerte entre nous, mais on voudrait des preuves de ce qu’on avance. » Chez François Le Dudal, on a pas été déçu des premiers résultats. Il y a quelques semaines, les tests ont montré, dans les cires d’opercule, la présence de propargite, un acaricide interdit depuis 2011 en France. « Qu’est-ce que vient faire dans des cires construites par mes abeilles en quelques semaines une substance censée avoir disparu depuis plusieurs années et principalement utilisée dans les vignes et l’arboriculture, des cultures quasi inexistantes en Bretagne ? », interroge François Le Dudal. C’est la question à mille pots de miel que poseront Les Jours dans le prochain épisode.