«Minuit pile » : ces deux mots accompagnent une photo en noir et blanc postée par Ishaq Ali Anis sur sa page Facebook. Sur le cliché, une rue de la petite ville d’Arbois, dans le Jura, où le photographe afghan vit depuis septembre dans un appartement (lire l’épisode 1, « 7 000 km plus tard, Kaboul ne s’efface pas »). Des candélabres éclairent de place en place l’obscurité. « J’ai marché trente minutes, écrit-il. Et dans mes pensées revenaient toutes les peurs qui m’accompagnaient à Kaboul
Comme Ishaq Ali, Aqeel Ansari, Mursal Sayas, Jamila Elyas Zada et Sami Ataee, dont Les Jours racontent l’exil forcé, ont brutalement tiré un trait sur leurs existences en Afghanistan au lendemain de l’arrivée des talibans à Kaboul, le 15 août dernier. Pour « sauver leur vie », dit Ishaq Ali, ils ont été exfiltrés par la France entre le 21 et le 23 août (lire l’épisode 2, « Un sac, un pull, de l’eau, adieu Kaboul »). Depuis quatre mois, ils découvrent et apprennent à connaître le pays qui les accueille. Tous les cinq ont déjà éprouvé ce même décalage avec leurs réflexes d’autrefois. À Lille, Jamila admet ainsi qu’elle sursaute au moindre cri. « Quand j’entends une ambulance, je pense à un attentat, à un drame », reconnaît quant à lui Aqeel, qui vit désormais à Dijon. « Combien de temps faudra-t-il à mon inconscient, à mon esprit pour comprendre que je ne suis plus en Afghanistan, qu’ils s’habituent à être dans un pays en paix ? »

Plus de quatre mois, visiblement. Qui ont duré « quatre siècles », dit Mursal. Des journées, des semaines à jongler entre cours de français, démarches administratives, à faire le deuil du pays et de la vie d’avant, à s’imaginer un avenir, à s’adapter à un nouvel environnement, une manière d’être entre les individus, des goûts alimentaires et vestimentaires différents. À surmonter leur sidération. Ils jaugent cette nouvelle vie à l’aune de celle à laquelle ils ont été arrachés. Ishaq Ali évoque son entrain lors des premières pluies d’octobre et de novembre. « À Kaboul, nous attendions les averses avec impatience car elles étaient rares. J’étais content quand elles sont arrivées ici. Maintenant, c’est bon, ça suffit, j’aimerais que cela cesse. »
La civilité de la circulation dans les rues françaises, en revanche, l’enthousiasme toujours.