C’est une anecdote simple, parlante et efficace. Le genre d’histoire à placer quand un apéro vire au débat sur l’absurdité de notre monde et de son économie. La voici, ou plutôt voici l’une des versions que l’on m’a un jour contée : « Il y a quelques années, deux camions sont entrés en collision dans un virage dangereux, près d’un col, quelque part à la frontière entre la France et l’Italie. Le chargement des deux camions s’est déversé sur la chaussée, et on a alors constaté que l’un transportait de la San Pellegrino vers la France, et que l’autre transportait de la Badoit vers l’Italie. » À la fin de l’histoire, certains racontent des heures d’embouteillages et d’autres, des bouteilles d’eau par milliers qui roulent dans la montagne. Presque tous, en tout cas, utilisent l’expression « on marche sur la tête ». Car la morale de cette fable pétillante, c’est que si on consommait les produits de chez nous, on éviterait bien des désordres globaux. À l’heure où manger, et surtout bien manger, est devenu si compliqué, cette solution simple et de bon sens est de plus en plus séduisante.
Résumé de l’époque. Depuis quelques années, des grandes surfaces ouvrent des petites surfaces où elles promettent de ne vendre que du local. Par dizaines, des start-up « disruptent » notre alimentation en nous livrant des légumes locaux ou des produits du terroir par box sur abonnement. Depuis quelques mois, nombre de candidats aux élections municipales proposent de transformer les périphéries des villes en zones maraîchères pour alimenter en légumes du coin commerces et cantines. Il y a quelques jours, un professeur de sciences économiques et sociales partageait sur Twitter la photo d’un étal avec cet écriteau : « Nos produits chinois sont fabriqués en France. »
Mais alors, c’est quoi exactement un produit local ? Et que peut-on encore acheter qui soit vraiment local ou vraiment fabriqué en France ? Est-ce toujours préférable, pour nous comme pour les autres êtres vivants ou l’environnement dans lequel on vit ? Ou encore, qui sont ces « producteurs locaux » dont on voit la trombine souriante sur les paquets de jeunes pousses d’épinard au supermarché ? C’est à cette question, choisie par les membres de la Société des amis des Jours et qui a remporté le suffrage de nos abonnés, que notre nouvelle série va chercher des réponses, du cargo au frigo.
Faut-il rappeler que lors de l’accident du tunnel sous le Mont-Blanc, l’un des poids lourds en cause ramenait vers l’Europe du Nord des pommes de terre qui s’étaient faites transformer en chips en Italie, tandis qu’on transportait du papier hygiénique dans les deux sens !
Mais la première interrogation, c’est d’où vient la fable de la San Pellegrino et de la Badoit. Visiblement, il arrive assez souvent qu’un camion chargé de palettes de bouteilles d’eau se renverse. Mais on n’a trouvé aucune trace de ce genre de mésaventure près de la frontière italienne
En tout cas, la plus ancienne référence à cette histoire semble être dans le livre de l’économiste Serge Latouche, Le Pari de la décroissance (2006, Fayard), où l’auteur
Aucun d’entre eux n’a pu nous aider à confirmer la véracité de cette histoire. Le service de presse de San Pellegrino n’a pas répondu à nos demandes chiffrées sur les exportations de leurs bouteilles en France. On sait juste que les communicants de San Pe ont déjà fanfaronné et vanté les mérites de l’exportation de la flotte embouteillée. C’était en 2014, dans Le Figaro, où ils assuraient vendre 90 % de leurs bouteilles à l’export, en bonne partie grâce aux « hôtels et restaurants chics et branchés » qui ne mettent qu’une seule marque d’eau gazeuse à la carte. Visiblement, il serait de mauvais goût, dans un établissement de standing, de proposer plusieurs marques d’eau gazeuse à ses clients. Le service de presse de Danone nous a de son côté indiqué que si l’Évian s’exporte beaucoup, la Badoit est quant à elle principalement consommée en France.
Si vous voulez à votre tour colporter cette histoire