La consigne était simple : il s’agissait de marquer d’une couleur tous les objets en mouvement dans une courte vidéo de rue venue des États-Unis. Dans la pratique, ce fut une heure très pénible et absolument pas intéressante, passée à dénicher la moindre voiture, le plus petit bout de camion et jusqu’à cette vieille dame qui surgit sous un arbre dans le coin droit à la toute fin de la séquence. Mais j’ai réussi. Péniblement. Puis je suis passé à la séquence suivante et comme ça pendant des heures. À la fin, au bout de six séquences vidéo annotées seconde par seconde, des dizaines de camions, de vélos et de voitures en mouvement ou à l’arrêt, j’avais gagné 1,20 dollar. Le salaire de l’ennui.
Ce petit job, je l’ai trouvé sur Amazon Mechanical Turk, une plateforme qui appartient au géant du commerce en ligne et géant d’internet tout court, qui propose comme cela des centaines de microtâches rémunérées à tout internaute qui le souhaite. C’est ce microtravail qui prend toujours plus de place qu’analysent aujourd’hui deux ouvrages passionnants : En attendant les robots, d’Antonio Casilli, déjà disponible, et Ghost Work, une enquête de deux chercheurs américains auprès de travailleurs du net qui paraîtra en mai. Chacun montre comment une foule de travailleurs payés à la tâche, souvent quelques centimes en échange de quelques clics, enrichissent, corrigent, testent et éduquent en continu les sites et applications qui nous servent au quotidien. Une armée d’humains robotisés mis au service d’algorithmes et d’intelligences artificielles qui ont encore besoin de la subtilité de la compréhension humaine.
Attention, on ne parle pas ici des innombrables actions que nous faisons chaque jour en ligne et qui s’apparentent à un travail gratuit au service des grandes plateformes qui dominent internet. Faire des recherches sur Google, liker un post Facebook, commenter une story sur Snapchat, écouter une chanson plutôt qu’une autre, cliquer sur une série de photos montrant des voitures ou des panneaux de la route pour signifier que l’on n’est pas un robot… Rien n’est anodin sur internet, chaque clic – ou absence de clic – donne une petite information sur vos goûts, vos envies, votre personnalité, les achats que vous comptez faire, etc. Et cette myriade de petites informations finissent par en dire beaucoup sur vous comme sur d’autres personnes qui vous ressemblent, ce qui permet in fine à Google, Amazon ou Facebook de monnayer cette connaissance profonde de leurs utilisateurs à des annonceurs ou d’autres entreprises. Ce travail gratuit est un sujet fascinant et Antonio Casilli l’aborde aussi dans son ouvrage qui fera date, mais laissons-le de côté dans cette obsession pour nous concentrer sur le microtravail rémunéré qui se cache derrière la belle carrosserie numérique de nos applications et sites internet actuels.
Pour comprendre ce monde du travail fantomatique, j’ai commencé par m’y mettre et je me suis inscrit sur la plateforme d’Amazon, qui est en même temps la première du genre et la plus fréquentée aujourd’hui. J’ai eu de la chance, MTurk – c’est son petit nom chez les initiés – est aujourd’hui ouvert aux internautes localisés en France, alors que la plateforme a pendant longtemps été réservée aux seuls Américains et Indiens. Un choix qui, au passage, permettait par la grâce des fuseaux horaires d’avoir des travailleurs disponibles jour et nuit. Malin.
Il suffit d’un compte Amazon pour s’inscrire sur MTurk en quelques clics, en fournissant nom et adresse complète. Puis d’un peu de patience. Chaque compte doit en effet être approuvé, mais cette procédure ne doit pas être d’un grand sérieux puisque j’ai pu utiliser un faux nom, une fausse adresse postale et une adresse email anonyme. Une fois connecté à la plateforme Mturk.com, il reste une dernière paperasserie : déclarer ne pas être résident américain et donc ne rien devoir à l’IRS, l’administration fiscale fédérale outre-Atlantique. Amazon se moque bien que vous ne déclariez rien de ce que vous allez gagner sur sa plateforme aux impôts français, mais il ne faut pas déconner avec l’IRS.
C’est ainsi que sans aucun statut particulier de travailleur indépendant, sans me demander mon âge, mon numéro de sécurité sociale ni autre chose qu’un compte chez Amazon, j’ai atteint la page où s’affichent les HITs, les Human Intelligence Tasks, littéralement les besoins en temps de cerveau disponible que propose la plateforme aux travailleurs. Rien d’impressionnant ici, juste un tableau roboratif où s’affichent des missions à réaliser et la somme promise en échange. Lister des produits achetés à partir de dizaines de tickets de caisse, donner son avis sur la prononciation d’une voix artificielle en français ou en espagnol… Tout est possible et des milliers de tâches sont postées en permanence.
La première que j’ai choisie me paraissait intrigante et amusante. Il s’agissait donc de marquer tous les éléments en mouvement dans une courte scène de rue américaine, mais aussi de marquer leur point de départ, leur point d’arrivée et chaque fois qu’ils étaient masqués par un arbre, un poteau ou un autre véhicule. Le requester – c’est le nom des employeurs – était un certain Davmnr, sans plus d’information disponible, et sa mission s’est avérée un long moment très pénible.
J’ai passé presque une heure sur la première séquence, à arranger des carrés rouges, verts ou jaunes au pixel près autour de voitures ou de piétons, ou de ce que j’ai pris pour une camionnette pendant un quart d’heure avant de réaliser qu’il s’agissait d’un bout de publicité… Et ce travail m’a rapporté 0,20 dollar, soit 18 centimes d’euro, sans que j’aie la moindre idée de son utilité finale, si ce n’est qu’elle peut servir à améliorer la reconnaissance automatique de véhicules par les caméras de surveillance. J’étais ainsi devenu l’un des quelque 500 000 travailleurs à se connecter plus ou moins régulièrement sur Amazon Mechanical Turk à travers le monde.
Au début des années 2000, Amazon était encore un magasin de livres en ligne quand il a commencé à embaucher des centaines de petites mains peu rémunérées, notamment en Inde, pour nettoyer, harmoniser et enrichir les fiches des ouvrages fournies par d’innombrables éditeurs. Préciser une date de publication, remettre les capitales au bon endroit, ajouter des mots-clés pour permettre une recherche efficace… Il s’agissait aussi de chasser les doublons, de recadrer des scans de couverture faits à l’arrache par d’autres petites mains dans les maisons d’édition, de vérifier que la bonne couverture était associée au bon livre ou encore d’arranger les commentaires publics des acheteurs pour qu’ils soient lisibles par tous. C’est quand la plateforme s’est mise à vendre autre chose que des livres pour se penser en vendeur universel de tout et rien que les choses se sont compliquées. Rapidement, Amazon s’est retrouvé avec tellement de références, tellement de détails à arranger et tellement de fournisseurs qui lui adressaient des données en vrac que l’idée même de trouver des employés à plein temps pour venir à bout de cette montagne est devenue intenable. Et surtout pas assez rentable.
Amazon a découvert qu’une foule de tâcherons est tout aussi compétente qu’une élite d’experts pour l’interprétation de textes ou l’annotation d’images.
En 2005, Amazon a donc fini par retourner le problème : plutôt que de payer directement un nombre limité de travailleurs pour écoper une infinité de tâches répétitives, il a lancé une plateforme ou une infinité de travailleurs pourraient réaliser chacun quelques tâches contre une petite somme d’argent. Le travail de la foule était né. Comme le dit Antonio Casilli, qui est maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech, « Amazon a découvert qu’une foule de tâcherons est tout aussi compétente qu’une élite d’experts pour l’interprétation de textes ou l’annotation d’images ». La plateforme a été nommée Amazon Mechanical Turk en clin d’œil cynique au Turc mécanique, un automate construit à la fin du XVIIIe siècle qui jouait aux échecs seul et battait la plupart de ses opposants. En réalité, son socle cachait un humain qui actionnait son bras et faisait bouger les pièces grâce à des aimants, et cette supercherie est devenue au fil des siècles la métaphore de toute technologie présentée comme extraordinaire mais en réalité permise uniquement par un travail humain dissimulé.
Si la foule des turkers ne pouvait au début que corriger des commentaires ou signaler des doublons, la plateforme s’est rapidement ouverte à des employeurs extérieurs ayant eux aussi besoin de faire réaliser en masse des microtâches répétitives. C’est ainsi qu’Amazon Mechanical Turk est à son tour devenu une « place de marché » dans le jargon maison, un endroit où se rencontrent des requesters et des workers. En échange de cette mise en relation, Amazon prélève auprès des employeurs 20 à 40 % du salaire promis pour chaque tâche. C’est ainsi que Jeff Bezos, le tout-puissant fondateur et patron d’Amazon, a pu se vanter que son entreprise fournisse désormais à ses clients « de l’humain en tant que service », lors d’une intervention au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 2006.
Ce n’était qu’un début, car presque quinze ans plus tard, Amazon Mechanical Turk a fait des émules et s’est lentement transformé. On y trouve encore beaucoup de tâches basiques, du tri de données et du dédoublonnage, mais de nouvelles missions sont apparues au fur et à mesure des années. Désormais, il s’agit de plus en plus d’utiliser la foule pour préparer des données qui éduqueront des machines. Des intelligences artificielles qui aujourd’hui sont loin d’être autonomes et demandent un éreintant travail humain en amont, pour établir des bases de données précises, et en aval, pour évaluer et tester leurs choix. Tout cela existe aujourd’hui derrière le rideau clinquant de l’IA et sa promesse d’un futur reposant assisté par ordinateur. En réalité, ce sont désormais les humains qui travaillent pour des machines. Bienvenue dans le monde fantomatique des working class robots.