Il soupçonne « Cheveux-qui-piquent » d’avoir mis le coup de matraque « dans les fesses » de Théo L., un geste qualifié de « viol » par le juge d’instruction. « Cheveux-qui-piquent », c’est le surnom que ce jeune homme de 22 ans donne à un flic d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Il y a aussi « le Vieux », « Grosse tête » et « Marsupilami ». Il ignore leurs vrais noms et ne veut pas donner le sien. Je l’appellerai donc « le Roi lion », parce que son collier de barbe lui fait comme une crinière. Nous sommes mercredi après-midi, six jours après les faits. Quatre policiers ont été mis en examen dimanche pour « violences volontaires » et « viol » pour l’un d’entre eux. Le Roi lion discute avec d’autres garçons noirs du même âge juste devant un local associatif, près des jeux pour enfants de la cité des 3 000. Pour pouvoir s’incruster dans la conversation, il a fallu parlementer un peu. Expliquer le projet : un feuilleton journalistique au long cours sur Aulnay-sous-Bois, ses policiers, ses habitants et surtout la manière dont ils se déterminent les uns par rapport aux autres. Promettre, quasi la main sur le cœur, que quand la lumière du fait divers aura pâli, on sera toujours là. Les mecs demandent à voir. D’autres journalistes leur ont fait le même plan avant de disparaître. L’un des copains du Roi lion – appelons-le Malcolm X, il a les lunettes et le verbe posé de Denzel Washington dans le film – est le premier à nous faire un peu confiance. Une consœur du Parisien, flairant la bonne occase, essaie de se greffer. Elle est éconduite poliment, mais sans détour. « On ne parlera pas aux gros médias, BFM, Le Parisien et tout ça. Restez avec les associations, madame. Et je vous le dis, c’est pour vous, n’allez pas plus loin par là-bas. »
Un hélicoptère très bruyant et très bas fait des ronds dans l’air au-dessus des immeubles. Il est 16 heures. Après s’être éloigné, Malcolm X revient en brandissant son téléphone : « Vous vous rendez compte, j’ai 22 ans et ma mère m’appelle parce qu’elle est inquiète qu’un hélicoptère tourne autour de la cité. » « Ils nous filment d’en haut, décrète le Roi lion, ils voient bien qu’on parle avec des gens qui sont pas d’ici. » La petite équipe commence des phrases qu’elle ne finit pas. Ils n’ont peut-être pas de diplômes mais mériteraient un master en gamberge. L’un d’eux s’indigne que la police, la veille, ait « tiré à balles réelles, comme si c’était un jeu » puis parle de son pote, Théo L., avec qui il était parti « un mois en Belgique » pour rencontrer des recruteurs de foot. Ce qui lui est arrivé, expliquent les garçons, c’est « une humiliation pour toute sa famille ». « Même ses enfants, un jour, quand ils taperont le nom de leur père dans Google, ils sauront ce qui s’est passé. Une matraque dans les fesses – pardon madame –, c’est grave. » Dans cette cité, tout le monde me donne du « madame » comme si j’avais 100 ans.
Je les ai déjà vus passer en voiture, avec le haut-parleur, et dire “bande de salopes !” aux petits assis dehors. On dit que les gens des cités, ils parlent mal. Mais une policière qui dit “alors, petit pédé ?”, c’est bien ?
Le Roi lion, Malcolm X et leurs amis ont des anecdotes sur la police à ne plus savoir qu’en faire. Ils les racontent en vrac, en élevant la voix à cause de l’hélicoptère. Des choses qui leur sont arrivées à eux, sans doute, d’autres qu’ils ont entendues. « Dès que tu as le droit d’aller au Galion tout seul, vers 12 ans, tu as affaire à eux. Ils sont pas polis, disent jamais “bonjour, police”. On s’est déjà fait contrôler dans le XVe [arrondissement de Paris], ça a rien à voir. Ici, ils prennent le dessus physiquement. Ils t’écartent les jambes à coups de matraque. Les flics, ils ont déjà vu – pardon madame – mes parties intimes. Quand ils fouillent, ils regardent dans le caleçon. Je les ai déjà vus passer en voiture, avec le haut-parleur, et dire “bande de salopes !” aux petits assis dehors. On dit que les gens des cités, ils parlent mal. Mais une policière qui dit “alors, petit pédé ?”, c’est bien ? Les rapports avec la police, c’est Paris-Marseille. Personne n’aime la police. Du moment qu’ils mettent un pied à terre, on sait qu’il va y avoir des problèmes. »
D’après eux, avant l’interpellation de Théo L., la tension montait depuis une bonne semaine, comme cela arrive « par périodes ». « Le vendredi soir d’avant, ils ont voulu faire les malins. Ils ont contrôlé une voiture, ils l’ont secouée, ils ont sorti le conducteur et ils ont vidé leur gazeuse sur lui. Ils inventent plein de mini-lois. Par exemple, si tu es à côté d’un endroit où ça deale, t’es considéré pareil. Des fois, ils emmènent des gens hors de la cité, les sortent de la voiture et les laissent revenir tous seuls, à pied. Si vous voulez savoir comment ça se passe, donnez-nous des GoPro. Depuis que je suis né, j’ai jamais vu la police faire quelque chose de bien, même pas ramasser quelqu’un qui tombe par terre. »
Une voiture sérigraphiée passe dans l’avenue Edgar-Degas, ralentit pour scruter le groupe de loin et repart tout doucement. La conversation dérive sur les « incidents » du début de la semaine – voitures brûlées et abribus cassés, départs d’incendies, feux d’artifice et cocktails molotov lancés sur la police envoyée en renfort. Ce qui ne passe pas, explique le Roi lion : que les policiers restent en liberté, malgré leur mise en examen. « Demain, je fais la même chose à un policier, je vais en prison. Ou peut-être même qu’il me tue. » Pour lui, cette réaction de colère, ce n’est « que le début ». « Là, c’est du Nutella. Mais à force, ce sera la guerre civile. Même vous, vous serez obligés de choisir un camp. »
Débarquer dans les quartiers nord d’Aulnay-sous-Bois, après une histoire comme celle-ci, on ne va pas se mentir, c’est difficile. Personne n’est ravi de voir les journalistes arriver. Ils sont faciles à repérer : pour la plupart, ils sont blancs, tandis que pour la plupart, les habitants de la cité ne le sont pas. Leurs visages sont inconnus alors que les voisins se connaissent. Par défaut, tous les journalistes sont étiquetés « BFM », même quand ils n’ont qu’un carnet à la main. Certaines équipes de télé se promènent avec un garde du corps, dans l’idée, sans doute, de se prémunir des agressions et des vols de matériel. Par la même occasion, elles signifient aux habitants qu’ils sont des pillards violents. Passer après eux est une galère. Se présenter en arrivant, saluer les gens qu’on croise, demander avant de prendre des photos permet parfois de dissiper les malentendus. Pas toujours. Il y a certains coins de la cité à éviter dans un premier temps, pour ne pas atterrir sur un point de deal sans faire exprès. Aux Jours, on a eu la chance de rencontrer un type super qui nous a présenté des gens et déjoué les embrouilles. Il a vécu la majeure partie de sa vie dans l’immeuble voisin de celui de Théo L., aujourd’hui démoli. Mais on vous reparlera de lui dans un autre épisode, on a le temps.
La cité de la Rose-des-Vents – ou cité des 3 000 – n’est pas foncièrement moche. La rénovation urbaine est passée par là, certains immeubles sont récents, l’ensemble ne rend pas trop mal. On a vu pire et plus enclavé à Sarcelles, Épinay-sur-Seine, ou Corbeil-Essonnes. De l’avis général, la situation s’est même améliorée ces vingt dernières années. En 2023, le métro du Grand Paris doit même passer à quelques mètres de là. En attendant, pour venir de Paris, il faut prendre le RER B jusqu’à la gare d’Aulnay-sous-Bois (vingt minutes depuis Gare du Nord) puis le bus 617 pour rejoindre le nord de la ville. Il reste quelques parties décrépies autour du centre commercial du Galion, juste à côté du poste de police (une annexe locale du commissariat). Depuis le week-end dernier, le rideau de fer est baissé et gardé en permanence par des flics en uniforme et air las, cernés de tags « Nique la police » ou « Police violeurs, baise les keufs ». Même les gamins de 10 ans, dans les galeries du Galion, répètent « violeurs, violeurs » au lieu de jouer au foot. Quand la nuit tombe, des CRS se garent en ligne le long de l’arrêt de bus. Le bus, justement, ne rentre plus dans la cité jusqu’à nouvel ordre.
Mohamed, 37 ans, gère un groupe Facebook très populaire dans la ville, « Seuls les Aulnaysiens peuvent comprendre ». Plus de 10 000 abonnés sur 82 000 habitants. « Depuis la semaine dernière, la ville entière est prise par cette histoire. Il y en a qui ne dorment même plus. »
Je lui dirais “ouais et alors ? Tu serais capable d’aimer ça”, ou bien “vas-y, sors une capote”.
Un policier d’une brigade anti-criminalité en Seine-Saint-Denis, à qui nous demandions son avis sur Aulnay-sous-Bois, juge que ce n’est « pas un patelin qui fait parler de lui » dans le département. Même si le nom de la ville reste associé aux émeutes de 2005, parce qu’un garage Renault y avait brûlé. Les cités des quartiers nord sont dans la moyenne, « ça dealote » surtout du shit, sans être « une plaque tournante ». Rien de pire, rien de mieux qu’ailleurs. Après l’interpellation de Théo L., pour les policiers, « ce sera chiant pendant un moment puis les esprits vont se calmer ».
On lui demande ce qu’il répondrait si, dans les jours à venir, un jeune le traitait de violeur. Si par exemple, en pleine interpellation, quelqu’un lui lançait « vous allez m’enfoncer votre matraque dans le cul, comme à Théo ? » Le fonctionnaire répond sur le ton de la provoc’, sans prendre le temps de réfléchir. « Je lui dirais “ouais et alors ? Tu serais capable d’aimer ça”, ou bien “vas-y, sors une capote”. Ils essaient de prendre le dessus à la tchatche. Il faut montrer que t’as du répondant, que t’as pas peur d’eux, même s’ils sont six et nous deux. » Malgré la mise en examen de ses collègues, ce policier ne « voi[t] pas un poulet mettre volontairement sa matraque dans le cul d’un mec. Faut être un peu détraqué pour avoir cette idée ». L’hypothèse lui semble tellement « incroyable » qu’il se risque à en imaginer une autre, carrément délirante : « Je connais un peu les mœurs des mecs de banlieue. Ils font les durs, mais ils sont assez adeptes de s’enfiler entre eux. J’en ai déjà surpris. Si ça se trouve, il s’est fait éclater la rondelle tout le week-end par ses copains de la cité et ensuite, il accuse les flics. » Atterrée, je lui rappelle que la justice n’a pas l’air d’envisager cette possibilité. Il n’y croit pas vraiment lui-même, d’ailleurs, et finit par bougonner : « Mais bon, il y a tellement de trous du cul, chez nous. Encore un mec qui va jeter le discrédit sur toute une profession. »
À Aulnay-sous-Bois, il n’y avait pas besoin de ça. Un rappeur de la cité voisine a commencé à nous raconter, par téléphone, l’image qu’il a des flics locaux : « des racailles avec une plaque ». Lui a voyagé, « par exemple à Genève » où il a noté une différence : « la courtoisie, même si tu fumes un petit joint ». Son frère cadet, contrairement à lui, a fait carrière dans les « activités illicites » et plusieurs fois connu la taule. « Je suis déjà allé le voir en comparution immédiate [juste après la garde à vue, ndlr], j’avais du mal à le reconnaître ». « Jamais un dealer ou un guetteur n’ira porter plainte. C’est la première couverture de la police. Ils pensent que se faire tabasser, ça fait partie du truc. Leur seul but, c’est d’esquiver la prison. Mais là, ils se sont trompés de cible. Théo est un innocent. » Toutes les personnes rencontrées soulignent à quel point Théo L. est irréprochable, comme s’il était suspect d’office. Le rappeur était plutôt chaud pour nous rencontrer en personne, avant de se volatiliser. Peut-être qu’on le recroisera une autre fois.
Pendant le rassemblement de soutien à Théo L., lundi, le cortège a scandé « police, raciste » et « la police, en prison » en se dirigeant vers le commissariat annexe, sous protection des CRS. Le face à face est resté calme. Chaque camp sait à quoi s’en tenir, ou croit savoir. Un gamin, 7-8 ans peut-être, devise avec son copain du même âge. « T’es ouf toi, y a des mères, ils vont pas gazer les mères ! » Celles-ci engueulent d’autres petits qui ont ramassé des cailloux, sans avoir eu le temps de les lancer. En fin de rassemblement, on discute avec un manifestant au hasard. Il est policier municipal. Dans cette ville dirigée par un ancien flic, Bruno Beschizza, il s’estime chanceux. « On a des Glock, des Taser, tout ce qu’il faut. On est mieux armés que la nationale », témoigne l’agent. Il n’envie pas les fonctionnaires d’État et se félicite d’ailleurs de n’avoir aucun rapport avec eux.
À 28 ans, Brahim est médiateur au centre de danse du Galion après avoir « bossé à l’usine, dans le bâtiment, comme livreur ». Il a complètement intégré le fait que les policiers contrôlent régulièrement son identité, parfois plusieurs fois dans la même journée, même s’ils la connaissent par cœur. « C’est le délit de sale gueule. Ils veulent mon identité, je leur montre ma carte d’identité. Si ça s’arrête là, ça va. » Ce qu’il n’apprécie pas, c’est quand les agents « foutent la merde ». « Il y a deux ou trois semaines, je me suis pris la tête avec eux. J’arrivais en voiture pour travailler, ils contrôlaient des petits en prenant toute la route avec leurs voitures. Il suffisait qu’ils se poussent un peu. Au bout de cinq minutes à attendre, j’ai klaxonné : moi aussi je bosse. Mais ils ont pas bougé, et je voyais le flic garé qui me toisait dans le rétro. Peut-être qu’ils veulent nous montrer que c’est eux qui font la loi, qu’ils sont supérieurs à nous. »
Il y a deux ans, Brahim faisait des courses au centre commercial du Galion pendant le ramadan. « Cinq ou six policiers sont passés dans la galerie en faisant des bruits de cochon. Mais je n’ai rien dit. Des fois, je préfère fermer les yeux. » Comme d’autres habitants rencontrés, Brahim n’envisage pas vraiment la police comme un service public qu’il pourrait solliciter en cas de problème. Il ne l’a jamais appelée, n’a pas confiance et préfère que les problèmes se règlent sans elle. Depuis la semaine dernière, il en a peur. « C’est un bonhomme et il se fait violer. Mentalement, il est mort. C’est con mais… est-ce qu’il va pouvoir se marier ? »
Daniel Goldberg, député PS de Seine-Saint-Denis et conseiller municipal à Aulnay, a des nouvelles régulières de Théo L. par son frère et sa sœur. Il a consacré beaucoup de temps, ces derniers jours, à l’affaire qui émeut le quartier. Lorsqu’il nous rappelle au téléphone, il vient de sortir de l’hôpital. « La famille se prend cette chose sur la tête, et ils comprennent seulement aujourd’hui qu’ils en prennent pour des mois. » Daniel Goldberg estime que « la machine administrative et judiciaire a joué pleinement son rôle » mais regrette que « rien ne soit prévu » pour « contacter la famille rapidement et lui expliquer la procédure ». Jusqu’à dimanche matin, alors qu’il assistait à l’investiture de Benoît Hamon à Paris, le député a essayé d’organiser une rencontre entre la famille de Théo L. et le ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux. Au dernier moment, le rendez-vous a capoté. Leur avocat, le célèbre et tonitruant pénaliste Éric Dupond-Moretti, désapprouvait l’idée. En revanche, le président de la République François Hollande s’est rendu au chevet du jeune homme blessé. Toute la ville a vu la photo.
Le fils d’un ami a été contrôlé en sortant de chez lui, au sud de la ville. Il est métis. Il est rentré pieds nus. Mais il n’a pas porté plainte, il n’imagine pas aller au commissariat.
Daniel Goldberg ne se fait pas d’illusions : « Les rapports avec la police ne sont pas bons. » En bon socialiste, il l’explique en partie par « l’héritage des années Sarkozy », avec « la diminution des postes dans les commissariats comme celui d’Aulnay », qui « manque de stylos, a des voitures en panne et a dû attendre plusieurs semaines que son portail soit réparé ». La « police de proximité » – dont personne ne louait à l’époque les mérites, mais que tout le monde regrette – a laissé place à une « police de projection » qui « arrive quand il se passe quelque chose ». « Les techniques d’intervention ne sont pas les mêmes. » Lundi, Daniel Goldberg a rencontré « trois personnes qui veulent porter plainte pour des violences d’il y a quinze jours/trois semaines. La médiatisation délie les langues ». Une démarche à laquelle d’autres ne croient plus. « Le fils d’un ami, raconte l’élu, a été contrôlé en sortant de chez lui, au sud de la ville. Il est métis. Il est rentré pieds nus. Mais il n’a pas porté plainte, il n’imagine pas aller au commissariat. » Ne voulant pas céder au coup de balancier du moment, Daniel Goldberg prend soin de préciser que les policiers d’Aulnay « font un métier difficile » et appréhendent les prochaines semaines. « Leurs quatre collègues ne leur ont pas rendu service. »
Depuis 2007, des « délégués à la cohésion police-population », retraités de la police, sont nommés pour faciliter les relations entre forces de l’ordre et habitants des cités. Celui des 3 000 est disponible, deux jours par semaine, pour recevoir les doléances et tenter une médiation. Il suffit pour cela de venir à son bureau… dans le sas d’entrée du commissariat de quartier.
Vous avez remarqué ? Dans cet article, il n’y a que des hommes qui témoignent de leurs rapports, souvent tendus, avec la police. Ils sont les plus directement confrontés aux contrôles, et les premiers à s’en plaindre. Mais des femmes ont commencé, elles aussi, à nous raconter leur relation avec les forces de l’ordre. À suivre dans de prochains épisodes.